Rencontre avec Mike Gautier : Piche Perfect
- Hugo Lafont
- 17 oct.
- 27 min de lecture
C’était un après-midi sans éclat particulier, un de ces jours où Paris semble flotter entre deux saisons. Les studios d’Universal, eux, bruissaient comme une ruche bien réglée : portes qui claquent, échos de refrains, rires étouffés dans les couloirs. Et puis Piche est arrivé·e. La pièce s’est aussitôt mise à la bonne température.
On comprend très vite, en l’écoutant, qu’il y a chez Piche quelque chose d’une mécanique parfaitement huilée entre la pensée et la parole. Les idées s’articulent avec une clarté presque déconcertante, comme si le cerveau et la bouche avaient signé un pacte secret pour ne jamais se trahir. Ce n’est pas qu’iel “parle bien”, c’est qu’iel pense juste, à une vitesse que l’oral parvient miraculeusement à suivre. Pas de fioritures, pas de pause rhétorique : tout est précis, tout est net. La fluidité de l’esprit est telle qu’on a parfois l’impression d’assister à une improvisation parfaitement écrite.
Et pourtant, derrière cette précision, il y a une douceur réelle. Piche rit souvent, d’un rire souple, un peu feutré, qui vient toujours au bon endroit. L’humour chez lui est celui d’un esprit lucide, agile, qui déjoue les pièges de la solennité. On sent quelqu’un qui connaît le poids de ce qu’iel dit, mais qui refuse la gravité inutile.
Autour de nous, le studio dans lequel nous nous sommes installés fait comme se resserrer autour de cette voix. Il y a chez Piche une façon très rare de construire un discours sans jamais bâtir un mur. Sa parole ouvre sans ne rien jamais clore. Elle cherche, avance, expose sans imposer. La nuance est reine tout en détail. C’est une conversation qui ressemble à un tracé de lumière : précise, mouvante, sans ombre inutile.
Piche parle de musique comme d’une extension naturelle du drag, de la scène comme d’un champ de bataille joyeux, d’un terrain où la rigueur et l’excès ne s’opposent pas. Iel raconte les contraintes de la création — économiques, visuelles, physiques — sans plainte ni pose. Juste le réel, observé avec ce mélange d’exigence et de malice qu’iel définit. Il y a chez Piche aka Mike Gautier une forme d’honnêteté rare : dire les choses telles qu’elles sont, sans contrefaire le mot travail en légende.
Et puis il y a le rap nécessaire dans l’œuvre de Piche : le rap devenu réappropriation. Un langage qui n’était pas censé lui.elle appartenir, mais qu’iel tord, polit, ouvre, jusqu’à y faire entrer sa propre grammaire. Il ne s’agit pas de “faire du rap” : il s’agit d’en déplier la fibre, d’y injecter des corps, des identités, des imaginaires qu’on n’y voyait pas. Le flow devient un lieu de lutte douce, pas contre le rap lui-même, mais contre tout ce qu’on a voulu enfermer dedans. L’incisif dans un couteau de velours:
Iel manie la rime comme on manipule un outil ancien : avec respect, mais sans révérence. Chaque mot posé est une preuve d’appartenance choisie, pas octroyée. Là où d’autres revendiquent l’authenticité comme un drapeau, Piche la réinvente comme une vibration : la sienne. Dans ses textes, iel ne “représente” pas — iel présente : d’autres manières de désirer, d’exister, de performer la puissance autrement.
Le rap devient un espace de respiration, une arche tendue entre la marge et le centre. Un lieu où iel ne s’excuse de rien, où la fragilité peut rimer avec la force, et où la beauté n’a plus de genre assigné. On ne parle pas ici d’un détournement, mais bien d’une extension du territoire : offrir au rap la possibilité d’être encore plus vaste, plus poreux, plus vivant.
Quand iel évoque la communauté queer, son ton change à peine : toujours mesuré, mais traversé d’une chaleur lucide. Piche sait que la visibilité n’est pas un trophée, mais une responsabilité. Iel ne parle pas au nom de, iel parle avec. Ce “nous” discret qui glisse entre ses phrases dit tout : l’appartenance, la vigilance, la fierté sans drapeau. Il y a là une clarté morale, une élégance d’attitude qu’on retrouve seules dans le tumulte militant.
Et puis il y a le rêve, celui qui revient comme un motif : la scène. Le corps en mouvement, la foule en face, le vertige du partage. Piche ferme les yeux et se voit sur les planches de Bercy, non pas comme une conquête, mais comme un symbole déplacé : emmener le drag là où il n’a pas encore eu droit de cité. C’est peut-être ça, la ligne directrice de tout ce qu’iel fait : déplacer sans abîmer, élargir sans écraser.
L’entretien s’est terminé sans qu’on s’en rende compte. On a rangé les micros, mais l’impression est restée : celle d’avoir rencontré quelqu’un de parfaitement aligné, dont la pensée circule comme une lumière claire à travers la complexité du monde. Piche n’a pas besoin d’effets. Il suffit qu’iel parle pour que tout prenne forme.

© Pauline Mugnier
Culture is the New Black : Tu as grandi dans un milieu où le silence était une technique de survie. Aujourd’hui, tu transformes ce silence en art, en musique, en lumière. Est-ce que tu dirais que ton œuvre est une vengeance contre le silence ou une réconciliation avec lui ?
Piche : Si je dois choisir entre tes deux mots, je dirais réconciliation. Parce qu’on reste dans quelque chose de positif, et qu’on a envie de transmettre des valeurs de tolérance et de bienveillance.
Mais il y a un autre mot que je préfère encore : justice. J’ai davantage l’impression de rendre justice quand je crée. Pas dans le sens d’un·e justicier·e ou d’un·e héros·ïne bancal·e, non. Mais d’une certaine manière, j’ai le sentiment de rendre justice à des personnes issues des mêmes milieux que moi, ou qui ont traversé des expériences similaires. Et, en même temps, de me rendre justice à moi-même.
Quand on vit certaines choses, on garde parfois des traces. Sans rancune, sans amertume, parce que ces émotions-là finissent par nous ronger. J’ai compris assez jeune que garder du négatif en soi, ce n’est jamais contre les autres : c’est toujours contre soi. On ne s’en rend pas forcément compte, mais c’est un poison lent. Alors oui, il faut savoir les laisser partir, ces émotions. Let go. Mais sans oublier, pour ne pas avoir envie de les revivre. Et à chaque fois qu’on le peut, se rendre justice.
Ma musique me sert à ça.
Quand je parle de justice, il y a aussi une notion de réparation. Parce qu’à la base, c’est ça la justice : réparer ce qui n’aurait jamais dû arriver. Et moi, j’essaie de le faire avec ma musique : apaiser les gens, et me réparer un peu moi-même aussi.
CNB : Quand tu dis que ta barbe est un « coup de pied dans le patriarcat », j’ai l’impression qu’elle raconte autant une certaine colère qu’une certaine tendresse. Comment ces deux forces, la colère et la tendresse, se nourrissent-elles ?
Piche : C’est drôle, parce que quand tu parles de colère, je l’associe à quelque chose d’esthétique à travers la barbe. La barbe, c’est dru, c’est rugueux, c’est épais, pas comme un cheveu. Visuellement, il y a là quelque chose de dur, et on l’associe, à tort, à la virilité, à une puissance masculine.
C’est justement pour ça que c’est fort pour moi. Parce que souvent, un type à grosse barbe « entre guillemets », on lui colle tout un imaginaire de force, de pouvoir, parfois même d’agressivité. Moi, j’essaie d’adoucir cet élément-là.
Je la maquille, je l’entoure d’apparats qu’on juge plus doux, plus « féminins ». Et dans l’inconscient collectif, douceur égale féminité, ce qui est évidemment faux et idiot. Mais ça fait partie du jeu, et c’est comme ça que j’arrive à nourrir les deux : la colère et la tendresse, le masculin et le féminin.
C’est d’ailleurs tout le sens de mon drag : prendre les genres, les opposer, les mêler. Je ne suis pas souvent au milieu du spectre ; je vais plutôt d’un extrême à l’autre. Je m’amuse à passer complètement de l’un à l’autre, ou à mettre les deux ensemble, dans une même image, une même performance, pour provoquer une petite dissonance dans la tête des gens.
Et c’est pareil dans ma musique. C’est aussi pour ça que je fais du rap. Parce qu’il y a encore cette idée absurde qu’il existerait une opposition naturelle entre le rap et les personnes LGBTQIA+. Pourtant, le rap, à la base, c’est une musique née des marges, des voix qu’on n’écoutait pas. On est donc, au contraire, en plein dans les thématiques queer.
Je trouve ça débile qu’on les oppose. Comme on oppose les hommes et les femmes, ou qu’on dise qu’iels ne peuvent pas coexister. C’est faux, c’est fou, et c’est vide de sens.
J’ai envie de croire que mon drag et ma musique incarnent justement l’inverse : cette idée qu’on peut mêler les contraires. Que la dualité n’est pas un conflit, mais une possible richesse. Je montre qu’on peut tout à fait être les deux, qu’il n’y a rien à séparer, et que c’est très bien comme ça.
CNB : Tu es né·e dans un contexte où la virilité était une langue maternelle. Est-ce que Piche est la traduction féminine de cette virilité, ou une langue totalement nouvelle ?
Piche : Je dirais les deux. Parce qu’une langue, ça évolue sans arrêt. Elle change, elle bouge, elle s’adapte. L’écriture inclusive en est la preuve : le langage façonne les idées.
Je n’ai jamais cru qu’il existait un pouvoir plus grand que celui des mots. Ce sont eux qui déterminent notre manière de penser.
C’est pour ça que l’écriture inclusive est importante. Certain·es disent que ça ne sert à rien, mais c’est faux. Parce que le fait de ne pas avoir de métiers au féminin, par exemple, empêche des petites filles d’imaginer qu’elles pourraient les exercer un jour.
Donc oui, Piche, c’est un petit coup de pied au patriarcat, ne serait-ce que par le nom, qui vient de l’argot gitan et signifie… pénis. Je trouve ça assez drôle que tout le monde l’utilise sans le savoir.
Mais c’est aussi une langue qui évolue tout le temps. Je ne suis figé·e nulle part. Mon drag évolue, ma manière d’être sur scène, les mots que j’emploie, tout bouge. De base, oui, ça vient d’une langue un peu dure, issue d’une culture parfois complexe en matière d’acceptation. Mais ça change.
Je suis une personne gitane venue d’un milieu où personne ne pensait qu’on pouvait accéder à certains espaces. Et pourtant, j’y suis. Alors, oui, les choses bougent : et c’est très bien ainsi.
CNB : Tu dis que Piche a eu dès sa naissance un superpouvoir que toi, tu cherches encore à acquérir. Est-ce que la création de ce double, c’est une manière de te fabriquer un modèle de liberté ? Une sorte d’alter ego idéal vers lequel tu tends ?
Piche : Clairement, Piche n’est pas un moi idéal — sinon iel aurait beaucoup moins mal aux pieds quand iel est en drag ! Parce que oui, ça fait mal, et c’est contraignant à beaucoup de niveaux. Mais quand je parle de superpouvoir, je parle plutôt de vecteur.
Pour moi, le drag, c’est ça : un vecteur.
Certain·es le font pour s’évader, pour fuir un quotidien. Ce n’est pas mon cas. Je n’ai pas eu la sensation de créer Piche : j’ai eu la sensation de la·le retrouver.
Quand j’ai découvert le drag, je ne me suis pas dit « je vais devenir quelqu’un·e d’autre ». Je me suis dit : « Ah, en fait, je suis une drag queen. » Je le savais juste pas avant.
J’ai compris que j’étais comme toutes ces personnes que je voyais pratiquer cet art. Je n’avais simplement pas encore la perruque ni les talons.
En vérité, Piche, c’est une extension de ce que j’ai toujours été : les valeurs que je défends, mon excentricité, ma pluridisciplinarité. Parce que j’ai toujours eu ce besoin de mêler les arts, alors qu’on nous enferme souvent dans des cases : danseur·se ou comédien·ne, comédien·ne ou chanteur·se, jamais tout à la fois.
Le drag, d’un coup, te dit : tu peux être tout. Absolument tout.
Les gens viennent pour une personnalité, pour un univers, pour un message politique.
Et l’art que tu pratiques devient un moyen de servir ce message. Grâce à Piche, j’ai compris ça, et notamment à travers la musique.
Je ne me serais jamais dit avant que je pouvais en faire. J’ai toujours aimé chanter, j’en rêvais, mais le drag m’a donné ce déclic : c’est faisable.
Et cette fois, je ne fais pas de la musique « pour rien ». Chaque chose que je crée doit être motivée par une cause, une idée, un vrai sens. Je n’ai pas envie de brasser de l’air.
On vit dans une société de surconsommation, la musique n’y échappe pas. Alors si je m’y mets, c’est pour apporter quelque chose de différent, quelque chose qui peut faire réfléchir, tout en me faisant kiffer, évidemment. Parce que sur scène, le drag, c’est une liberté absolue. Je peux être tout, me réinventer sans cesse.
Il y a donc une part d’égoïsme là-dedans, oui. Mais aussi la conviction que ça ne sert pas à rien. Et c’est ça, pour moi, qui légitime le fait de tout donner.

© Pauline Mugnier
CNB : Tu as dansé pour Gaultier, performé dans Drag Race, et aux JO. Trois scènes, trois symboles du regard public. À quel moment as-tu compris que ton corps n’était plus seulement le tien, mais devenu un langage collectif ?
Piche : Chronologiquement, il y a en effet eu Gaultier, puis Drag Race, puis les JO.
Avec Gaultier, je suis devenu·e queer. Je ne l’étais pas avant. Avec Drag Race, j’ai découvert la médiatisation, le fait d’être observé·e sous toutes les coutures. Et avec les JO, là, c’est exactement ce que tu dis : plus rien ne t’appartient. Tu deviens une représentation, une image dans la vie des gens. J’espère, une image positive.
C’est intense. Parce qu’avant ça, j’étais juste un jeune gay sans vraiment connaître l’histoire de ma communauté. Je savais que j’en faisais partie, mais je n’en avais pas la conscience politique. Souvent, on est tolérant·e, bienveillant·e, on s’accepte entre nous, mais ça ne suffit pas pour être queer.
Être queer, c’est aussi savoir qui s’est battu·e pour toi, pourquoi on se bat, et s’engager à son tour. Et ça, je l’ai compris avec Gaultier.
En travaillant avec lui, en découvrant ses combats, sa vie, en rencontrant d’autres personnes dans la mode, j’ai pris conscience de tout ça.
Il m’avait mis en Conchita Wurst pour un show, première fois que je portais perruque et talons. Et je savais que ma famille allait venir me voir ainsi. Ce moment-là m’a fait comprendre que j’étais prêt·e. Prêt·e à m’assumer pleinement.
S’affirmer comme homosexuel·le, c’est déjà un cap. Se travestir sur scène, c’en est un autre. Et c’est là que j’ai compris que j’étais queer, et que je voulais me battre pour ça.
Ensuite, Drag Race, ça a tout bouleversé. Parce que c’est la médiatisation, la visibilité, les rêves qui deviennent possibles. Mais aussi la pression. Parce qu’on t’écoute. Tu n’as plus le droit à l’erreur, tu dois faire attention à tout ce que tu dis. Tu veux que chaque mot serve quelque chose.
Et enfin, les JO, c’est… la débandade ! Là, tu n’as plus la main sur rien. Tu espères juste que tout se passe bien. Et ça s’est bien passé, heureusement. Mais à ce moment-là, ton image ne t’appartient plus. Tu subis les projections des gens, qu’elles soient positives ou négatives. Et pourtant, si c’était à refaire, je le referais cinquante millions de fois.
CNB : Ton frère compose beaucoup avec toi, et tu as déjà dit qu’il te comprend parfois mieux que toi-même. Est-ce qu’il existe entre vous un code secret, une façon de créer qui n’appartient qu’à vous, née de cette gémellité ?
Piche : On aimerait bien ! Mais non. Je crois que c’est un grand fantasme des gens qui n’ont pas de jumeaux·elles, cette idée qu’on aurait un langage secret ou une télépathie. Je pense que certain·es en ont, c’est vrai, mais nous non.
Notre langage, à nous, c’est le regard.
On n’a pas besoin de mots. Quand je le regarde, il sait. Et moi, je sais.
Quand on grandit ensemble, dans le même environnement, qu’on traverse les mêmes choses, il se crée une forme d’automatisme.
C’est pas de la magie, c’est juste une habitude profonde. Parfois, je me retrouve dans un endroit, il se passe un truc particulier, ça me déclenche une émotion, une sensation précise, un souvenir enfoui… Et je sais que, sans qu’on se le dise, ça lui fait le même effet. On a cette espèce de miroir interne.
Je ne dirais pas que je sais ce qu’il ressent, je ne suis pas dans sa tête, personne ne l’est, mais je sens la connexion. Elle est là, constante. Et je ne crois pas que ce soit seulement parce qu’on est jumeaux·elles. Je pense que c’est quelque chose que beaucoup de frères et sœurs partagent. Quand on grandit sous le même toit, avec la même éducation, souvent les mêmes blessures, ça crée une base commune. Des réflexes émotionnels, une manière de réagir au monde qui se ressemble.
Chez les jumeaux·elles, c’est juste plus flagrant, parce qu’on vit exactement les mêmes étapes de vie, au même moment. C’est cette simultanéité qui renforce le lien.
Donc oui, s’il faut résumer : notre langage, c’est le regard.
CNB : La chanson Respire a été écrite par ton frère. Elle parle du suicide, de la solitude queer, et de la nécessité de continuer à vivre. Quand tu la chantes, est-ce une manière de parler à l’enfant que tu as été, ou de lui donner la force que tu n’avais pas encore ?
Piche : Franchement… je ne pense pas souvent à l’enfant que j’étais. Déjà, parce que je n’ai pas le temps. Mais peut-être que c’est un travail que je ferai plus tard, quand je serai prêt·e. Quand je chante Respire, je pense surtout à mon frère.
Je ne suis plus dans une phase où je cherche à me guérir, même si on a tou·tes, évidemment, des choses à réparer. Des traumas, des zones d’ombre, des morceaux de nous qu’il faut recoller.
Mais je crois que j’ai fait pas mal de chemin. Ce n’est plus quelque chose qui me ronge au quotidien. C’est épisodique. Et je pense que c’est déjà énorme. Je n’ai jamais vraiment cru les gens qui disent : « Ah, moi, ce trauma, il ne m’affecte plus du tout. » Je trouve ça difficile à croire. Souvent, on s’auto-persuade qu’on est passé·e à autre chose, alors qu’en réalité, on est juste dans le déni.
Pour moi, le vrai sommet, c’est d’accepter.
Accepter les choses telles qu’elles se sont passées, sans se mentir. Et comme disait Hélène Ségara, « On n’oublie jamais rien, on vit avec. » Très bonne chanson, d’ailleurs.
Donc voilà : on n’oublie jamais, mais on avance. Et quand je chante Respire, je pense à mon frère. Parce que c’est lui qui l’a écrite, et que ça me redonne de la force. Sur scène, je ne la chante pas vraiment pour moi. Je la chante pour les gens.
Pour celles et ceux qui, à ce moment précis, sont là où j’ai pu être avant. Celles et ceux qui traversent ce que j’ai traversé, ou ce que je traverse encore parfois parce qu’on fait tou·tes des allers-retours.
Je crois que je la chante pour elles·eux.
Et en pensant à mon frère, je me rappelle que pour aider, pour s’engager, pour soutenir, on n’a pas besoin d’avoir vécu la même douleur. C’est ce que je dis toujours avant de commencer cette chanson : on n’a pas besoin d’avoir subi les mêmes traumas pour comprendre ou pour tendre la main. Beaucoup de gens pensent : « Ça ne me concerne pas, parce que ça ne m’est pas arrivé. » Mais ce n’est pas parce que tu n’as pas vécu quelque chose que tu ne peux pas en être touché·e. Ça s’appelle l’empathie.
Et l’empathie, c’est censé être une émotion humaine universelle, sauf chez les sociopathes, évidemment.
Donc, si tu restes insensible à ce que vivent les autres… désolé·e, mais tu coches les cases ! Et je crois qu’il y en a beaucoup plus qu’on ne pense. Mais bon, au moins, iels font de très bonnes séries Netflix !
CNB : Tes racines gitanes et algériennes ne sont pas un décor dans ton travail, mais une matière vivante. Comment trouves-tu ta place entre héritage et réinvention, entre mémoire et création ?
Piche : Déjà, je dois dire : vos questions sont super bien tournées. Vraiment ! Je ne sais pas qui les a écrites, mais c’est très beau. J’apprécie beaucoup.
Alors oui, c’est une vraie question, ça. Parce qu’à partir du moment où on touche à des choses profondément ancrées, les traditions, les symboles, les codes d’une communauté, il faut faire très attention. J’essaie toujours de le faire avec respect.
Mon but, ce n’est pas de provoquer gratuitement ou de heurter les gens qui vivent ces cultures au quotidien. C’est plutôt d’en bousculer les contours, d’ouvrir des espaces pour celles et ceux qui s’y sentent invisibilisé·es. C’est une ligne fine. Je suis un peu provocateur·rice, c’est vrai, mais j’essaie de le faire intelligemment.
Par exemple, dans Drag Race saison 2, j’ai fait une Arlésienne. C’est un énorme symbole de la culture camarguaise. Et je voulais le faire bien. Alors, « bien », ça ne veut pas dire « aseptisé ». Mais ça veut dire en conscience. Je comprends parfaitement qu’on puisse choisir la rupture, la provocation totale, le bras d’honneur.
Mais moi, j’ai tendance à penser qu’un message passe parfois mieux quand il est un peu enrobé de douceur : avec un peu de sucre, quoi.
Ce n’est pas toujours nécessaire, et je comprends la colère de celles et ceux qui refusent d’adoucir. Mais à la fin, la vraie question, c’est : tu veux que ton message passe comme tu veux, ou tu veux juste qu’il passe ?
Et moi, je veux qu’il passe. Alors je mets parfois mon ego de côté, j’adapte ma façon de faire. C’est quelque chose qu’on connaît bien dans la communauté queer : on apprend à s’adapter pour se faire entendre sans trop brusquer.
Mais c’est un travail collectif, de longue haleine. Avant nous, d’autres ont avancé avec des pincettes, d’autres ont lancé des briques. Chacun·e sa méthode. L’essentiel, c’est que ça avance.
Pour l’Arlésienne, par exemple, j’ai contacté une ancienne Reine d’Arles, le maire aussi, pour discuter de la meilleure manière de faire. Je ne dis pas « tenue arlésienne », mais « tenue inspirée de l’Arlésienne », parce que la tradition a ses codes très précis. Et le fait de le faire main dans la main avec les personnes concernées, ça change tout. Résultat : j’ai pu shooter mon look en plein milieu des arènes d’Arles : chose qui n’avait jamais été faite. Une drag queen, barbe et perruque, au milieu des arènes, sous les yeux des touristes. Et franchement, c’était fort. C’est ce genre de moments où tu te dis : OK, là, je le fais bien.
Mes origines, je les insuffle de la même manière dans ma musique, dans mes visuels. Parce que je suis très visuel·le. Mais toujours avec ce souci de justesse.
Je veux que les personnes de ma culture, les Gitan·es, les personnes issues du même héritage, puissent reconnaître ce que je fais sans se sentir trahi·es. Et en même temps, que d’autres puissent y accéder sans que ce soit une caricature. C’est un équilibre délicat. Peut-être même le plus difficile à atteindre dans mon métier. Mais c’est là que tout se joue : dans la justesse.
CNB : Le rap a longtemps rejeté les normes que tu incarnes. Aujourd’hui, tu l’habites avec fierté. Quel est l’enjeu, concrètement, de rapper avec une voix masculine dans un corps de drag ? Est-ce que tu sens que tu répares quelque chose du rap, ou que tu t’interroges sur lui ?
Piche : Je ne dirais pas que je répare le rap. Mais peut-être que je répare quelque chose chez les gens qui étaient fâché·es avec le rap, et ça, c’est déjà énorme. Pour moi, la musique, c’est avant tout un pont. Un moyen de relier les gens. Et c’est vrai que le choix du rap, il n’est pas anodin. C’est ma petite provocation à moi.
Depuis Me Too, et même avant, il y a eu énormément d’affaires qui ont éclaté, de comportements condamnables, d’hommes accusés — à juste titre —, et ça a terni l’image du rap. Beaucoup y ont vu un genre sexiste, violent, toxique. Mais le rap, à la base, c’est une musique de révolte, une musique du peuple. Pas une musique d’agresseur·ses. Et ça me peine qu’on oublie ça.
J’ai aussi remarqué que beaucoup de personnes LGBTQIA+ écoutent du rap, mais sans se sentir en phase avec celles et ceux qui le font, ni avec les textes. Et je me suis dit : c’est dommage. C’est un genre incroyable, et pourtant, iels se sentent exclu·es. Alors je me suis dit : et si une personne alignée avec leurs valeurs leur proposait du rap dans lequel iels peuvent se reconnaître ? Des textes où iels existent.
Un garçon homosexuel qui écoute du rap, il n’a quasiment jamais entendu une histoire d’amour entre deux mecs. Une fille lesbienne, une personne trans, pareil.
Et pourtant, iels écoutent, iels aiment ça, mais iels ne s’y voient pas. La musique devrait représenter tout le monde. Et surtout, elle devrait relier.
Le plus beau compliment qu’on puisse me faire, c’est quand quelqu’un·e me dit : « Je ne connais rien à la communauté LGBT, rien au drag, mais j’aime ton rap. Et grâce à toi, j’ai compris des choses. »
Et inversement, quand une personne queer me dit : « J’aime pas le rap d’habitude, mais le tien, j’écoute. » Parce que ça veut dire qu’en fait, iels n’aiment pas l’image du rap, pas le rap lui-même. Et si on peut déconstruire cette image-là, alors on crée des ponts. Et c’est ça, le but.
À mes concerts, je vois des publics complètement mixtes : des fans de rap, des personnes queer, des curieux·ses, des allié·es. Et là, tu sens que la magie opère. Parce qu’à ce moment-là, la musique ne sépare plus. Elle rassemble.

© Pauline Mugnier
CNB : Tu viens de sortir Carré, un single qui condense beaucoup de ce que tu es : la précision du texte, le flow, cette esthétique hyper léchée. Pourquoi avoir choisi de le sortir maintenant, à l’occasion de Drag Race ? Et qu’est-ce que ce morceau raconte de ton rapport au contrôle ?
Piche : De mon rapport au contrôle ? Alors, soyons honnêtes, on ne va pas faire de langue de bois : oui, il y a une part de stratégie, forcément un peu de marketing. Ce serait presque absurde de ne pas s’en servir. Quand Drag Race arrive et qu’on te laisse carte blanche, évidemment que je vais chanter. D’autant plus que la première fois que je l’ai fait, ici même, ça avait plutôt bien fonctionné — les gens avaient aimé, donc je me suis dit : pourquoi ne pas réitérer ? Et puis, après tout, Drag Race est un talent show : c’est là qu’on montre son talent. Moi, je ne fais pas de diabolo… alors je ne vais pas y aller avec un diabolo.
Pour le rapport au contrôle, c’est drôle que tu en parles, parce que le mot "carré" vient précisément de là. C’est une question de rigueur, mais aussi de posture. Dans le rap, il y a ce qu’on appelle l’ego trip, un courant hyper présent où l’on arrive en scène avec une énergie de conquérant·e, du genre : I’m the best and that’s it. C’est quelque chose qui n’est pas très français, c’est vrai, mais dans le rap, ça fait partie du jeu. Et je ne voyais pas pourquoi moi, je ne pourrais pas, à ma manière, jouer avec ces codes-là, qui appartiennent pleinement à cette culture.
Simplement, quand moi je dis "c’est carré", je le dis autrement. Je ne parle pas de casser des dents ni de frapper qui que ce soit, je parle de droiture, de solidité, de maîtrise. C’est une autre façon d’incarner cette confiance, ce contrôle, cette puissance. Et c’est aussi très moi dans la vie : j’aime que les choses soient organisées, précises.
Mais ce mot, "carré", c’est aussi une manière d’affirmer quelque chose : dire que, quand tu es comme moi, une personne queer, drag, rappeur·se, certaines portes ne s’ouvrent pas toutes seules. Il y a toujours quelqu’un·e qui tient la poignée de l’autre côté. Et bien moi, je n’attends pas qu’on me l’ouvre : je l’enfonce avec le pied s’il le faut. C’est ça, mon rapport au contrôle. Ce n’est pas une volonté de dominer, c’est une manière de dire : même si vous ne voulez pas me voir, vous allez finir par me voir. Doucement, mais sûrement.
CNB : Tu as donc décidé d’allier rap et drag, une alliance qui, au départ, semblait presque impossible. Pourquoi avoir tenu à rapper en drag, alors que tu aurais pu le faire en Mike ? Qu’est-ce que le maquillage, la posture, la féminité t’apportent de plus dans le flow, dans le rap ?
Piche : Il y a plusieurs raisons. D’abord, je tiens à préciser que je peux rapper sans être en drag. Ce n’est pas une condition, c’est un choix. J’adore le drag, tout simplement. C’est fun, ça me fait vibrer. Mais qui sait ? Peut-être qu’un jour, je rapperai en clown, ou en pointillés, ou sous une autre forme… la vie est pleine de surprises.
Mais aujourd’hui, je le fais en drag parce que je sais que ça a un impact. Je suis un·e artiste très visuel·le. Trois quarts des artistes qui m’ont marqué·e dans ma vie avaient des visuels fous, comme Lady Gaga, évidemment. Au-delà de son génie musical, ce sont ses visuels qui ont rendu le monde complètement gaga d’elle. Et plus récemment, quelqu’un·e comme Bimini Bon-Boulash : des personnalités queer, flamboyantes, qui marquent parce qu’iels font du drag et qu’iels osent.
Jean-Jacques Goldman disait : on vient pour la musique, on reste pour les paroles. Moi, je dirais : on vient pour le visuel, on reste pour le fond. Le drag, c’est ça. Le rap y ajoute une dissonance, une surprise, une tension presque poétique. Dans un monde où tout a déjà été fait, surprendre devient un vrai défi. Et puis il y a ce moment magique que j’adore : quand des gens écoutent mes morceaux sans voir mes visuels, iels se disent : "Ah, c’est cool, j’aime bien ce mec-là". Et quand ensuite on leur montre le clip, c’est la stupeur totale. Iels ont ce petit moment de bug, d’incrédulité, et moi, j’adore ça. Parce que ça veut dire que j’ai réussi à créer quelque chose qu’iels n’avaient jamais vu. Et c’est ça, l’art : bousculer les repères, déplacer le regard.
Beaucoup de gens trouvent ça déroutant, presque absurde au début, mais l’histoire de l’art est pleine de choses qu’on a jugées absurdes avant de les ériger en chefs-d’œuvre. Mon but, c’est de provoquer quelque chose, une émotion, une réaction. Tant que les gens ressentent quelque chose, même s’iels ne comprennent pas tout de suite, j’ai gagné. Le drag, combiné au rap, touche les gens là où iels ne s’y attendent pas. Et rien que pour ça, c’est déjà une victoire.
CNB : Tu dis souvent que chaque performance est comme un court-métrage. Tes looks, tes entrées, ta gestuelle, tout semble scénarisé. D’où te vient cette approche presque cinématographique de la scène ? Est-ce un moyen de garder le contrôle, ou une façon de raconter autrement ce que les mots ne peuvent pas dire ?
Piche : Je crois que ça vient tout simplement de mon amour du cinéma. J’aime profondément le cinéma, les films, les séries, les univers qu’iels créent. Et je trouve triste que les gens aillent de moins en moins au cinéma. C’est un rituel magique. Quand j’étais plus jeune, c’était mon refuge.
Quand j’entrais dans une salle, ma vie restait dehors. Pendant deux ou trois heures, je n’étais plus moi : j’étais quelqu’un·e d’autre, ailleurs, dans une autre histoire. Tout y contribuait, la lumière qui s’éteint, le son immense, l’odeur du popcorn, l’écran gigantesque. Le cinéma te force à être dans ce que tu regardes, à lâcher prise. Et cette sensation d’évasion totale, j’ai toujours voulu la recréer dans mes performances.
Quand les gens voient mes looks les plus travaillés, surtout dans Drag Race, j’ai envie qu’iels se sentent happé·es, aspiré·es dans un monde parallèle. Que, pendant quelques minutes, leurs soucis s’effacent. Que le choc visuel, la beauté, l’étrangeté, leur offrent un petit répit. C’est ça, pour moi, la magie du drag : créer un instant de suspension, une bulle d’émerveillement.
Et puis, soyons honnêtes, c’est aussi incroyablement fun. Le drag permet de faire des choses impossibles dans la vraie vie. Par exemple, je n’ai pas envie d’être inspiré·e par un cheval, je veux être le cheval. Parce que c’est absurde, parce que c’est poétique, et surtout parce que c’est magique.
Et cette magie, elle parle aussi aux enfants. Beaucoup d’enfants adorent le drag, pas parce qu’iels comprennent tout, mais parce que ça les émerveille. Iels voient des créatures impossibles, des couleurs, des paillettes, et iels ont des étoiles plein les yeux. Et ça, pour moi, c’est mille fois plus beau que n’importe quelle validation mondaine.
Je ne cherche pas seulement à plaire à un microcosme élitiste. Je veux toucher plus large, parler à tout le monde, provoquer du rêve, du rire, de la réflexion. Le cinéma, comme la musique, relie les gens. Ce sont des langages universels. Et comme le drag est profondément visuel, mélanger les deux, cinéma et drag, c’est une évidence. C’est une manière de raconter autrement, d’ouvrir des mondes, d’offrir un peu de lumière.

© Pauline Mugnier
CNB : Côté musique, avec qui tu crées ? Tu travailles beaucoup avec ton frère, mais est-ce que tu as aussi une famille artistique plus large ? Un noyau créatif qui t’entoure, te challenge, voire parfois te freine ?
Piche : Alors, récemment, j’ai signé — tout est encore assez récent d’ailleurs — avec un·e éditeur·rice, un label et un·e tourneur·se. Donc, concrètement, j’ai maintenant plusieurs équipes autour de moi, des pôles créatifs avec lesquels j’échange énormément. Je demande souvent des conseils, c’est naturel quand tu travailles avec un label : il y a un vrai dialogue artistique, un aller-retour constant entre la vision personnelle et la structure.
Mais honnêtement, je ne ressens pas de frein créatif. Les seuls freins qu’on rencontre, et c’est le lot de beaucoup d’artistes, sont d’ordre économique. Le drag coûte cher. La musique coûte cher. Et quand tu combines les deux, les chiffres montent vite. Un look, un clip, un décor, tout ça, c’est des centaines d’heures et des budgets conséquents.
Mais artistiquement, non, je n’ai pas de barrière. Parce que quand on signe une drag queen, on sait très bien qu’on ne signe pas quelqu’un·e qui va faire un clip dans un champ de blé ou un album conceptuel en noir et blanc (enfin, sauf si c’est moi qui décide de le faire !). On sait qu’on s’embarque dans des idées folles, des univers très marqués, des excentricités. Donc forcément, faut être un peu, disons-le franchement, niqué·e du cerveau pour me signer. Et je le dis dans le meilleur sens du terme ! Parce que c’est ce que je recherche : des gens qui n’ont pas peur, qui osent, qui s’autorisent à rêver différemment.
Si tu n’as pas un petit grain de folie, tu ne peux pas faire ce que je fais. Et cette folie-là, elle devient une force : elle t’affranchit des codes. Là où une pop star ou une chanteur·se variété doit souvent “rester dans sa ligne”, moi, j’ai une liberté totale. Les gens qui viennent voir une drag queen ne veulent pas du déjà-vu. Iels veulent du spectacle, du danger, de la surprise. Iels ne veulent pas que je fasse “comme les autres”, même si j’adore ces artistes. Si je faisais du Helena ou du Marguerite, les gens diraient juste “ok… et donc ?”. Iels attendent du show, du more, more, more.
Et cette attente, paradoxalement, elle m’émancipe. Elle donne à mes équipes et à moi une liberté créative absolue. Si je veux tourner un clip dans une chicha en drag, je peux. Si demain j’ai envie d’incarner un boucher, un prêtre, ou une statue vivante, je peux aussi. Personne ne lève un sourcil, tout le monde me suit dans mes délires. Et ça, c’est une chance immense.
Musicalement parlant, mon frère reste mon binôme de cœur. C’est vraiment avec lui que je construis tout. On compose, on écrit, on structure ensemble. Après, le label me permet de rencontrer d’autres talents : beatmakers, co-auteur·rices, producteur·rices… C’est un réseau que je découvre encore, parce que je fais de la musique de manière professionnelle depuis seulement un an et demi, deux ans. J’ai donc encore plein de collaborations à explorer. Mais ma base, mon noyau, mon point d’ancrage, ça reste mon frère.
CNB : La scène queer t’a offert un espace pour exister pleinement, mais elle t’a aussi placé·e dans une position de porte-voix. Comment tu vis ce paradoxe : être à la fois toi-même et le symbole d’un collectif ?
Piche : En vrai, ça va. Je crois que je le vis plutôt bien parce que je me sens aligné·e avec ce collectif. J’ai pas la sensation de jouer un rôle ou de représenter quelque chose qui n’est pas moi. J’ai juste l’impression d’être la même personne qu’avant, mais avec un mégaphone dans les mains.
La seule différence, c’est qu’aujourd’hui, je mesure davantage la portée de mes mots. Pas par peur, pas par ego, mais par responsabilité. Parce qu’on a si peu souvent la parole dans certains espaces, que quand on l’a, il faut qu’elle serve à quelque chose. Je veux que ce que je dis compte. Que ça inspire, que ça aide, que ça ouvre des portes pour d’autres.
Et oui, il y a des fois où certain·es personnes prennent la parole au nom de la communauté LGBTQIA+, et où tu te dis… non, ce n’est pas ça qu’on veut entendre. Je ne vais pas citer de noms, mais il y a des figures médiatiques qui se présentent comme représentatives de la communauté alors qu’iels véhiculent des discours nocifs, stigmatisants, voire rétrogrades. Et ça, c’est dangereux.
Donc, quand c’est à notre tour de parler, quand c’est à moi de parler, j’ai envie de le faire bien. De manière juste. Pas parfaite, mais alignée. Je veux être une représentation qui fasse honneur à ce que nous sommes, dans toute notre diversité, notre force, notre douceur aussi. Parce que nos paroles peuvent guérir ou blesser, et j’aimerais que les miennes guérissent un peu, parfois.
CNB : La plupart des gens construisent un personnage pour se protéger. Toi, tu sembles l’avoir créé pour te révéler, et pour révéler quelque chose chez les autres aussi. Est-ce qu’un jour, tu as encore peur de redevenir invisible ?
Piche : Oui. En vrai, oui. Parce que quand tu fais tout ça, quand tu sens que ce que tu crées sert à quelque chose, qu’il y a du sens, tu veux que ça continue. Pas seulement pour la reconnaissance, mais parce que cette visibilité te permet de faire du bien, à toi-même et aux autres.
Avoir cette lumière, ça m’a permis de réaliser des rêves que je n’aurais peut-être jamais pu atteindre autrement. Voyager, créer, rencontrer, chanter, partager… J’ai encore tellement d’envies, de scènes où j’aimerais me produire. Alors oui, si tout s’arrêtait demain, ça me ferait mal.
Mais je crois aussi que je saurais trouver d’autres choses qui me rendent heureux·se. Parce que la vie, elle continue. Et la vérité, c’est que même si ça s’éteint, le feu que ça a allumé en toi, lui, ne s’éteint pas.
CNB : Tu as une phrase magnifique : « Je ne veux pas être parfait·e, je veux être juste. » Est-ce que la justesse, c’est ce qu’il reste quand la gloire, la scène et les projecteurs s’éteignent ?
Piche : Je pense que la justesse, c’est ce qu’il reste tout le temps, dans la lumière comme dans l’ombre. Ce n’est pas une notion qui dépend de la gloire, c’est une boussole intérieure.
Être juste, pour moi, c’est être aligné·e avec soi-même. Et c’est quelque chose que je relie à la justice. J’ai un vrai problème avec l’injustice, chez les autres, mais aussi en moi. J’essaie toujours de rétablir un équilibre, ma vérité, celle qui me semble la plus honnête.
Si tout s’arrêtait demain, j’aimerais pouvoir me dire que j’ai fait les choses en conscience. Que je n’ai pas triché, pas menti, pas joué un rôle. Juste vécu chaque moment avec sincérité.
Il y a cette phrase : « Il vaut mieux avoir des remords que des regrets. » Je l’ai beaucoup en tête. Je ne veux pas vivre dans le regret. C’est pour ça que je donne toujours tout, à fond. Parce qu’au moins, si demain tout s’arrête pour des raisons qui ne dépendent pas de moi, je n’aurai rien à me reprocher. La justesse, c’est ça : l’absence de regret, l’honnêteté envers soi-même.
CNB : Tu dis souvent que tu manifestes les choses pour que les planètes s’alignent, même si tu dis ne pas trop y croire. Si tu fermais les yeux maintenant, quelle image voudrais-tu que l’univers t’envoie ?
Piche : Si je ferme les yeux maintenant… je me vois sur scène. Je ne sais pas exactement où, mais je suis sur scène. J’ai souvent cette image de Bercy en tête, pas forcément parce que c’est le lieu absolu, mais pour le symbole. C’est un lieu chargé d’histoires, de grands moments, et il y a quelque chose de presque mythologique à se dire qu’un jour, une drag queen y performerait.
Ce n’est pas de la mégalomanie, c’est du rêve militant. L’idée de pouvoir emmener avec moi des gens comme moi, des artistes queer, sur des scènes où iels n’ont jamais été. D’ouvrir la voie, de repousser un peu plus loin les frontières de ce qu’on croyait possible.
Je veux manifester ça : un moment de partage, d’émotion, de communion. Un Bercy rempli de gens qui rient, qui pleurent, qui chantent ensemble, peu importe qui iels sont. Ce serait une victoire bien au-delà de moi.
Alors oui, je me vois là, sur scène, dans la lumière, pas seul·e, mais entouré·e de tout ce qu’on a construit ensemble. Et je crois que si l’univers m’envoie ça un jour… ce sera déjà un rêve accompli.
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© Pauline Mugnier
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