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Rencontre avec Isaline Prévost Radeff - The Skin She Lives In

  • Hugo Lafont
  • 5 oct.
  • 20 min de lecture

Un jeudi de septembre, la ville bourdonnait encore de ses bruits d’ordinaire : scooters, voix pressées, fin de journée sur les trottoirs de République. Nous avons poussé la porte du BMC, un bar irlandais dont le bois sombre garde l’odeur des heures lentes et des confidences à mi-voix. L’endroit s’appelait Black Mad Crawler (nom tout droit sorti d’un Dickens ou d’un Conan Doyle) et, pendant quelques heures, il allait devenir une clairière dans le vacarme, une bulle suspendue où le temps s’est arrêté pour écouter se dérouler le courant de conscience d’Isaline Prévost Radeff.


Elle est arrivée sans effets, sans cette aura fabriquée qu’on prête trop souvent aux comédiennes qu’on admire. Chez elle, la présence n’a rien d’un artifice : c’est une énergie nette, fondamentalement brute, un mélange de douceur et de lucidité qui donne à chacun de ses mots la densité d’une évidence. Parler avec elle, c’est entrer dans un mouvement, dans une pensée qui cherche sans relâche à comprendre ce que jouer veut dire : jouer juste, jouer vrai, mais surtout jouer libre. 


Ce qui frappe d’abord, c’est sa façon d’habiter le monde avec l’intensité des audacieux. Elle parle du métier comme on parle d’un combat, d’un endroit où il faut sans cesse remettre sa peau sur la table. Rien n’est théorique : chaque rôle, chaque tournage, chaque silence entre deux répliques devient matière à s’interroger sur soi, sur le réel, sur la place des femmes dans un cinéma qui continue trop souvent de les réduire à des ombres. Chez Isaline, la parole s’articule avec la même précision qu’un geste d’actrice : vive, tranchante, mais toujours traversée d’une profonde tendresse pour ce qu’elle fait, pour les autres, pour ce métier qui façonne et dévore tout à la fois.


Elle parle de la Suisse, son pays, son point d’ancrage, sa détermination doublée, avec une émotion brute. Elle rêve d’une scène où les artistes suisses seraient reconnus pour ce qu’ils sont avant d’être célébrés ailleurs, d’un pays capable d’aimer ses créateurs avant qu’ils deviennent exportables. Dans sa voix, on entend l’amour du territoire de sang et d’origine, le désir de reconnaissance et la fatigue d’être « récupérée » trop tard. Mais le discours n’en est jamais vraiment un : ses paroles sont assurées, affublées des confessions que l’on partage avec confiance, un appel à la cohérence, à la fidélité envers soi.


Et puis il y a la jeune femme derrière la comédienne : drôle jusque dans l’âme, entière, insensible aux parures. Elle raconte les tournages avec une sincérité totale, les kebabs mangés pour de vrai, la générosité poussée jusqu’à l’indigestion. Chez elle, tout passe par le corps, par cette façon de vivre les choses jusqu’à la dernière miette, d’aimer sans calcul, de rire par-delà les mesures.


Isaline Prévost Radeff, c’est une présence qui ne s’écrit pas facilement : trop vraie pour les raccourcis, peut-être trop vivante pour les écrits. Elle appartient à cette génération d’actrices qui refusent le cloisonnement, qui tournent pour la télé comme pour le cinéma, qui savent qu’un rôle ne se juge pas à sa durée mais à sa vérité toujours mesurée. Dans ses mots, on entend le souffle d’une époque qui cherche encore à se redéfinir, et la promesse d’une actrice qui, elle, semble déjà avoir trouvé sa voie : celle du mouvement, du risque, et de la sincérité absolue. L’actrice sera hybride, ou ne sera pas. C’est dans la peau que se trouve la réponse.


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© Pauline Mugnier


Culture is the New Black : Tu es diplômée de la Manufacture de Lausanne, passée par le Conservatoire de Genève. On t’a repérée au cinéma dans Les Fauves de Robin Erard, puis révélée par la série En Haute Mer. Aujourd’hui, tu jongles entre des projets internationaux, comme la saison 3 de The Summer I Turned Pretty, et des créations plus locales, plus intimistes.

Quand tu regardes ce parcours, quelle serait, selon toi, la ligne invisible qui relie tous tes rôles ?


Isaline Prévost Radeff : Waouh… Je crois que ce serait l’hybridité. Il faut être hybride. C’est ça qui me semble essentiel : la capacité à tout faire. Et c’est ce que je trouve formidable dans mon parcours jusqu’ici : j’ai pu participer à des projets plus modestes – enfin, disons des productions locales, car il n’y a pas de “petits” projets – puis, plus récemment, à des aventures internationales.

C’est une chance immense. Mais au fond, ce que j’aime, c’est justement ça : pouvoir tout faire, être caméléon.


CNB : Dans plusieurs entretiens, tu parles souvent de l’importance des rencontres dans ton parcours : avec un metteur en scène, un partenaire de jeu, une équipe… Est-ce que tu dirais que ta carrière a davantage été façonnée par ces rencontres que par tes choix personnels ? Ou bien c’est toi qui en as toujours tenu la direction ?


Isaline Prévost Radeff : Je n’ai pas encore la chance de pouvoir véritablement donner la direction. Je pense que ce moment arrive à un stade de carrière où l’on peut se permettre de refuser des rôles, des projets, parce qu’on est un peu à l’abri : financièrement, mais aussi socialement.

Aujourd’hui, ce n’est pas encore mon cas. Je n’ai pas encore été confrontée à un choix entre deux propositions. Mais, je crois que tous les acteurs et actrices se souhaitent d’en arriver là un jour, à ce moment où l’on peut dire : “Non, ça, je ne le ferai pas.” C’est un luxe qui demande du temps, et c’est normal. Mais je ne sais pas si je réponds vraiment à ta question.


En réalité, c’est difficile à dire. Quand on parle de “rencontres”, on a parfois l’impression qu’il s’agit d’un hasard, d’un coup de chance. Mais moi, je crois surtout au travail. Au fait de s’être formée, d’avoir fait une école, d’avoir appris le métier, et que ces rencontres, ensuite, viennent nourrir ce travail. C’est un mélange des deux : le travail et la chance. Les rencontres, on les provoque, mais il y a toujours une part d’imprévisible, une part de grâce, peut-être.


CNB : Tu as tout de même construit un environnement qui te permettait d’avoir accès à ces rencontres.


Isaline Prévost Radeff : Oui, absolument. Je suis franco-suisse, et en Suisse, il faut le dire, les opportunités sont rares. Beaucoup des grands acteurs et actrices suisses sont passés par la France, ou ailleurs, avant de revenir au pays.

Moi, j’ai un peu forcé les portes. Les rencontres, je les ai provoquées. En Suisse, la structure n’est pas la même : il y a très peu d’agents, même si ça commence doucement à se développer. Donc j’ai pris les devants. J’ai écrit directement à des agences françaises, j’ai envoyé des mails, des bandes démo… Et finalement, c’est l’agence UBBA qui m’a répondu.

C’est ça que je veux dire : c’est un mélange de chance et de volonté. On entend souvent des anciens dire qu’ils “attendent le téléphone”. Mais ça, ça ne fonctionne plus ; et je pense qu’en réalité, ça n’a jamais vraiment fonctionné. Ce n’est pas dans ma nature d’attendre. Il faut être mesuré, bien sûr, mais il faut aussi y aller franchement. On est nombreux, on est une génération qui bouge, alors il faut montrer qu’on est là, qu’on a envie. Gentiment, mais fermement.


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© Pauline Mugnier


CNB : Tu disais que tu te destinais plutôt au théâtre, à la base, plus qu’au cinéma. Et pourtant, c’est par l’écran que tu t’es fait connaître aujourd’hui. Qu’est-ce que tu gagnes, et qu’est-ce que tu perds, quand tu passes de la scène au plateau ?


Isaline Prévost Radeff : C’est une question passionnante. Concrètement, au cinéma, on perd du temps de travail. Ce qui me manque le plus, c’est l’espace des répétitions. Au théâtre, tu traverses quelque chose collectivement, tu as le droit à l’erreur, tu peux échouer, recommencer. Au cinéma, tout dépend du réalisateur ou de la réalisatrice, mais souvent, tu n’as pas ce temps-là. Sur le tournage où je suis actuellement, par exemple, il y a parfois deux heures d’installation lumière, puis environ quarante-cinq minutes pour placer la scène. On fait deux ou trois prises, pas plus. C’est très peu. Tu répètes bien sûr chez toi, tu travailles ton texte, mais moi je crois que le jeu se trouve dans la rencontre avec les autres. Seule, tu ne trouves pas forcément la vérité. C’est, je crois, la grande différence entre la scène et le plateau : le temps. Le temps d’aller au fond des choses.


Au théâtre, on dit que le texte “décante”. Tu as deux mois de création, il s’installe en toi, il descend. Au cinéma, tout doit descendre tout de suite. Et c’est excitant, j’adore ça. Mais c’est un autre travail.


CNB : Tu penses revenir au théâtre bientôt ?


Isaline Prévost Radeff : J’aimerais beaucoup. Mais on fait un métier où tout dépend du désir des autres. Pour l’instant, j’ai la chance d’avoir beaucoup de propositions au cinéma, donc je m’y consacre. Mais j’espère vraiment y revenir.

J’ai quelques promesses, quelques envies avec de grands metteurs en scène, des projets que je suis allée chercher moi-même. Mais c’est plus lent que le cinéma : au théâtre, si on ne t’a pas vue jouer, on ne pense pas forcément à toi.

Et comme je suis passée directement du théâtre au cinéma en sortant de l’école, il faut du temps pour que ce mouvement se refasse.

Mais je sais que j’y reviendrai. Je me sens profondément actrice de théâtre. C’est là que je me suis formée, que j’ai appris à travailler.

Et je trouve d’ailleurs intéressant de voir le tournant que prend ma carrière : je sens que le théâtre reviendra, c’est sûr.


CNB : Qu’est-ce qui te fait dire que tu es, au fond, une actrice de théâtre ?


Isaline Prévost Radeff : Parce que c’est là que tout a commencé.

Et puis, il faut le dire : tous les comédiens de théâtre qui prétendent ne pas vouloir faire de cinéma mentent un peu. C’est souvent une manière de se protéger. Le cinéma, c’est un milieu plus fermé, plus intimidant.

Le théâtre, tu peux t’y lancer : tu prends un texte, tu montes un projet, tu joues. Le cinéma, non : il te faut une caméra, une équipe, des moyens. C’est un monde beaucoup moins accessible. Et puis, il y a toutes ces croyances : qu’il faut “une gueule”, qu’il faut être photogénique… Je n’y crois pas. Je pense que n’importe qui peut faire du cinéma, à condition d’avoir le courage de dire : “J’ai ma place ici.”


Au théâtre, le chemin est plus balisé : tu fais une formation, tu lis des textes, tu passes par une école, un conservatoire. Le cinéma est plus nébuleux, plus instable.

Mais les comédiens que j’admire, tous ou presque, viennent du théâtre. Ce sont des gens qui savent travailler, qui ont appris la rigueur, la porosité, la remise en question.

Sur les plateaux, je remarque que les acteurs issus du théâtre sont souvent plus malléables, plus ouverts, moins dans l’ego. Ils acceptent d’être déplacés, de se tromper, d’échouer.

Alors que certains acteurs uniquement formés au cinéma — pas tous, bien sûr — ont parfois un rapport plus sacré à leur travail, comme si on ne devait pas y toucher. Moi, je déteste ça. Je crois qu’on est des artisans. Et qu’un artisan, ça se laisse modeler.


CNB : Tu as déjà dit qu’au théâtre, le temps passait vite, contrairement à l’école. C’était une vraie découverte pour toi. Aujourd’hui, le temps passe plus vite sur scène, sur un plateau ou ailleurs ?


Isaline Prévost Radeff : Quand je travaille. C’est incroyable : quand je travaille, le temps file. Mais quand je n’ai plus de projet, c’est l’enfer. Je demande souvent à mes amis : “Mais vous faites quoi de vos journées ?” Parce qu’une journée, c’est seize heures à occuper, c’est énorme ! Et quand je ne travaille pas, je ne sais plus à quoi consacrer ce temps.

Sur un plateau, les seize heures passent sans que je m’en rende compte. Parce que je me sens utile. C’est ça, en fait : l’utilité. Dès que je n’ai plus de travail, je perds un peu mon but. C’est mon chemin d’âme, je crois.


CNB : Parlons un peu promo. Dans LOL 2 de Lisa Azuelos, tu évolues dans un cinéma générationnel, léger, populaire. Et dans Ceux qui travaillent d’Antoine Russbach, tu es à l’inverse dans un univers plus âpre, social, existentiel. Comment navigues-tu entre ces deux registres ? Est-ce que l’un nourrit l’autre ?


Isaline Prévost Radeff : Oui, absolument. Quelqu’un m’a dit un jour qu’une pièce de monnaie avait deux faces : si tu explores un extrême, tu touches forcément l’autre. C’est la même chose entre comédie et drame. Plus tu vas loin dans le burlesque, plus tu peux aller loin dans la tragédie. Moi, j’aspire à tout faire, à être caméléon, c’est cette hybridité dont je parlais tout à l’heure. Et j’ai eu la chance de recevoir une double formation : classique d’abord, à texte, puis contemporaine à la Manufacture de Lausanne. Ces deux mondes nourrissent ma façon de jouer. Avec l’expérience, tu explores les extrêmes. Tu apprends où sont tes limites. Et parfois, tu vas très loin, jusqu’à être vraiment mauvaise. 

J’aime raconter ça : il faut accepter d’être nul, d’oser le raté. Parce qu’à force de tester, tu découvres où se situe ton juste milieu. Avec Lisa Azuelos, par exemple, j’ai pu aller très loin dans l’expressivité. C’est une metteuse en scène qui t’encourage à tenter. Et c’est génial, parce que tu découvres tes marges, tu ajustes, tu affines. Tout nourrit tout.


CNB : Tu as déjà incarné une grande variété de personnages, de la lumière à l’ombre. Est-ce qu’il y a un rôle qui t’a laissé une trace durable, une sorte de cicatrice, émotionnelle ou intérieure ?


Isaline Prévost Radeff : Je ne sais pas si je parlerais de “rôle”, plutôt d’expérience. Je ne crois pas à la “méthode” où l’acteur ne sort jamais de son personnage. Je trouve ça dangereux. Pour moi, c’est une manière de rendre ce métier mystique, alors qu’il est profondément artisanal. Quand un cordonnier finit une paire de chaussures, il rentre chez lui, il se pose, il vit. Eh bien, nous, c’est pareil. Mais c’est vrai que certaines expériences laissent des traces. Souvent, on ne s’en rend compte qu’après.


Ce que je tourne en ce moment, par exemple, je sais que ça va me marquer. C’est un film où je joue un rôle solitaire, un rôle très dur, très émotionnel. C’est sans doute la chose la plus intense que j’aie faite.


Mais si je repense à Ceux qui travaillent, même si j’y tenais un rôle secondaire, ça m’a profondément marquée parce que j’y ai rencontré Olivier Gourmet, qui jouait déjà mon père, comme sur le tournage actuel. Ces retrouvailles, ce fil entre les œuvres, c’est fort.

Je crois que je suis plus marquée par les gens, par la manière dont ils travaillent, que par les rôles eux-mêmes.

Et je crois aussi que si un rôle te “marque” de manière violente, c’est peut-être que quelque chose cloche. Moi, je suis persuadée que la joie est essentielle. Même dans la douleur, même dans les drames.

Sur le tournage actuel, c’est très dur, très chargé émotionnellement, mais je suis joyeuse. Et je crois qu’il faut garder ça, toujours : ne jamais se laisser happer par le sombre.


CNB : Est-ce que tu crois que les rôles qu’on interprète peuvent révéler des parts singulières, parfois cachées, de ceux qui les incarnent ?


Isaline Prévost Radeff : C’est marrant, ta question. Tu veux dire dans quelle mesure ? Je crois que oui. Je te disais tout à l’heure qu’on a tout en nous : et j’y crois profondément.


Le courage, c’est d’aller chercher ces choses-là. Et c’est justement là que réside le métier d’une metteuse en scène, ou d’un réalisateur. Tiens, je vais parler au féminin, parce que c’est plus juste pour moi : le rôle de la réalisatrice, c’est de venir mettre en lumière ce que toi, tu n’oses pas encore montrer. Alors oui, il y a des choses qui se révèlent à nous à travers les rôles qu’on nous confie.

Mais encore faut-il avoir le courage d’y aller. Et parfois, on n’y arrive pas. C’est là que la direction artistique est essentielle : le ou la chef·fe du plateau, au théâtre comme au cinéma, est celle ou celui qui sert de garde-fou, qui accompagne, qui t’aide à aller plus loin.


Je pense qu’un acteur, une actrice, n’est rien sans les autres. Bien sûr, il y a le talent, le travail, la discipline… mais au cinéma, il y a aussi la lumière, les techniciens, toute une équipe. C’est un travail profondément collectif. Et je ne crois pas qu’on se construise seul.


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© Pauline Mugnier


CNB : Tu as reçu le Swiss Perform, prix de la révélation féminine, pour ton rôle dans Haute Mer. Ces distinctions récompensent souvent la performance visible, mais rarement tout le travail invisible qu’il y a derrière. Qu’est-ce qui, dans ce rôle-là, t’a le plus mise à l’épreuve, humainement, techniquement et physiquement ?


Isaline Prévost Radeff : Sans hésiter : le fait d’avoir été loin de chez moi pendant trois mois. Le tournage avait lieu en Espagne, à Bilbao, et c’était extraordinaire, mais déroutant aussi. On passe d’un quotidien familier, entouré de ses proches, à un hôtel de luxe, ce qui est un confort, bien sûr, mais où tu n’as plus personne autour de toi.

C’est là qu’il faut être solide mentalement. Ces changements de vie sont immenses. Et pour moi, c’était la première fois que je partais aussi longtemps sans rentrer à la maison. On tournait sur un paquebot gigantesque, une expérience complètement folle, presque surréelle. Je crois que c’est cette distance, ce déracinement, qui m’a le plus marquée.


CNB : Tes metteurs en scène de formation — Franck Vercruyssen, Jonathan Capdevielle, Kristian Lupa — sont réputés pour leur exigence, parfois même leur radicalité, dans la création comme dans la transmission. Qu’as-tu gardé de cette école, de leur façon de t’apprendre à jouer ?


Isaline Prévost Radeff : C’est une très bonne question. Je crois qu’on vit une époque de sur-bienveillance. On cherche à ce que l’élève soit l’égal du maître. Et il y a quelque chose de très beau là-dedans, vraiment.

Mais moi, je crois au maître. Je crois à la place de l’élève. Ces grands metteurs en scène sont, à leur manière, des alcooliques du travail. Leur exigence, leur intensité sont telles que tu es obligé·e d’aller à leur hauteur. Tu ne peux pas rester en retrait.

Et je crois que c’est ce que j’ai gardé d’eux : une exigence inébranlable envers moi-même. Si je ne place pas le niveau haut, personne ne le fera à ma place. Et sur un plateau, le ton se donne souvent de là.


Le projet sur lequel je travaille en ce moment, c’est le premier où je tiens le rôle principal. Je me suis fait une promesse : ne jamais me disperser, ne jamais baisser les bras. Quand tu places la barre haut, tu tires tout le monde vers le haut.

C’est ça que je garde d’eux : la rigueur, la hauteur de vue, et le refus de la facilité.


CNB : Et à l’inverse, qu’as-tu dû oublier ou réapprendre, pour te libérer de cette rigueur, de cette échelle d’exigence ? Comment t’es-tu détachée de l’enseignement pour trouver ta propre manière de faire ?


Isaline Prévost Radeff : Je vais presque me contredire… Parce que j’allais dire : il a fallu “descendre les maîtres de leur piédestal”. Et en même temps, je crois à la hiérarchie maître-élève.

Mais les “descendre” ne veut pas dire les dépasser. Ça veut dire intégrer leur enseignement, et ensuite en faire quelque chose de personnel. À un moment, il faut aussi oublier. Parce que le travail continue, qu’on en ait conscience ou non.


Tous les apprentissages, sont là, même quand tu ne t’en souviens plus. Mais je crois que le vrai travail, celui de moi à moi, c’est d’avoir dépassé la honte.

Oui, j’ose le dire : la honte. C’est dur, mais c’est essentiel. C’est OK d’avoir honte. La honte fait partie de moi, elle nourrit ma sensibilité. C’est même elle qui, parfois, m’empêche de faire certaines choses. Mais la reconnaître, l’accepter, c’est aussi une façon de la transformer.


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© Pauline Mugnier


CNB : Tu as quitté le système scolaire classique à seize ans. C’est jeune, et c’est un geste fort, à un âge où tout semble tracé pour nous — l’école, les diplômes, la voie à suivre.

Avec le recul, tu vois cette décision comme une rébellion, un instinct de survie ou une vocation qui ne pouvait pas attendre ?


Isaline Prévost Radeff : Un peu tout à la fois. Mais surtout, un instinct. Franchement, c’est la décision la plus difficile que j’aie jamais prise.

Quand je suis rentrée du collège — enfin, ce qu’on appelle le lycée en Suisse —, j’avais déjà pris ma décision. C’était trop compliqué : je me faisais renvoyer sans arrêt. Alors j’ai quitté l’école. Et ça a été à la fois terrifiant et libérateur.

Je crois que c’était un mélange de tout : la souffrance, la nécessité, l’appel d’autre chose. Parce que le système n’était pas fait pour moi, ou plutôt, pas assez adaptable à ma manière d’être. Il arrive un moment où il faut simplement aller voir ailleurs. Et moi, j’ai eu besoin d’aller ailleurs.


CNB : Tu évoques souvent Meryl Streep comme une référence absolue, peut-être la plus grande actrice du XXe siècle. Qu’est-ce qui te fascine chez elle ? Et pourquoi elle, plutôt qu’une autre ?


Isaline Prévost Radeff : Meryl Streep, évidemment. Et Viola Davis aussi. Elles ont chacune une identité singulière, une force propre, et pourtant elles se rejoignent dans quelque chose d’essentiel : une liberté totale.


Ce que j’admire, c’est que toutes deux viennent du théâtre. Quand tu écoutes les gens qui ont travaillé avec elles, on entend souvent la même chose : “Elles sont tellement théâtrales que, la première fois, on croit qu’elles en font trop.” Et puis, quand on regarde le combo, c’est bouleversant.

C’est juste. C’est vrai.


Je ne les ai pas encore rencontrées, mais ce que je ressens à travers elles, c’est qu’elles n’ont pas peur d’aller à l’extrême.

Ce sont des femmes qui n’ont pas peur d’être moches. Et ça, pour moi, c’est un immense compliment. Quelqu’un m’a dit un jour : “T’as le courage d’être moche, d’être belle.” Et j’ai trouvé ça magnifique. Parce que si c’est au service du rôle, alors oui, il faut oser tout. Aller là où c’est risqué, là où c’est vivant.


Ces deux femmes sont aussi incroyablement diverses. Meryl Streep peut passer d’une comédie déjantée à un drame viscéral. Viola Davis, elle, arrive avec une puissance brute, une intensité presque animale. Elles se battent pour être là où elles sont, et ça se sent.


Viola Davis, en particulier, a un parcours encore plus rude, en tant que femme noire aux États-Unis. C’est une autre dimension du courage.


Et puis ce que j’aime aussi, c’est qu’elles restent mystérieuses. On ne sait presque rien de leur vie privée. On devine qu’elles ont une famille, des enfants, une vie dense, riche, en dehors du cinéma. Et je crois que c’est ça qui les rend si fortes à l’écran : elles vivent pleinement en dehors du métier.


CNB : On parle beaucoup de visibilité, de carrière, de reconnaissance… Mais rarement de la solitude que ce métier peut impliquer.

Est-ce que tu ressens parfois que ce métier t’isole ? Ou au contraire, qu’il te relie encore plus aux autres ?


Isaline Prévost Radeff : Les deux. Toujours les deux. C’est mon côté suisse : je ne choisis pas ! Quand tu es en tournage, tu es profondément connecté aux autres. C’est intense, fusionnel.

Le tournage que je fais en ce moment a commencé il y a trois mois, et il se termine dans neuf. On vit littéralement ensemble. Ces gens deviennent ta famille, tes frères et sœurs de cœur.

Et puis, du jour au lendemain, plus rien.

Tu ne les revois pas forcément. C’est une forme de deuil, en fait.


Il y a une vraie dichotomie là-dedans. Tout est extrême. C’est d’ailleurs le fil rouge de cette interview, non ? Quand tu es si connecté aux autres, forcément, le soir, quand tu rentres seule, le vide est immense. Mais c’est aussi ça, la beauté de ce métier, vivre ces contrastes-là.


C’est pour ça, je crois, qu’il faut être très bien entouré. Avoir une famille, des amis, des gens qui ne sont pas du milieu, qui te ramènent à la réalité. Parce qu’on prétend “reproduire la vie” à l’écran, mais si on ne la vit plus vraiment, si on ne fréquente que des gens du métier, alors on s’assèche. On perd la vérité qu’on prétend incarner.


CNB : Tu fais partie de cette génération d’acteurs suisses qui, peu à peu, s’exporte, s’impose à l’international, et entre véritablement en dialogue avec le reste du monde. Penses-tu que la Suisse puisse devenir, à terme, un terreau reconnu, une sorte de territoire symbolique dans l’imaginaire du cinéma mondial ?


Isaline Prévost Radeff : Aïe, aïe, aïe… Eh bien, j’espère. Oui, vraiment, j’espère. Mais je crois aussi que nous avons encore du chemin à parcourir.

Ce que je souhaite, profondément, pour mon pays, ma patrie, c’est que nous apprenions à nous reconnaître nous-mêmes avant d’être reconnus ailleurs.


Parce qu’il y a, je trouve, une forme de réappropriation un peu étrange du succès.

On se réjouit beaucoup lorsque l’un de nous perce à l’étranger, on célèbre, on se félicite, on nous appelle ensuite pour travailler, pour collaborer… Mais au fond, j’ai souvent envie de leur dire : les gars, on était déjà là dès le début. Et c’est quelque chose qui me heurte un peu, qui m’agace même.

Parce que je me dis : aidez-nous à percer ailleurs ! Ne soyez pas seulement ceux qui récoltent une fois que tout a fleuri.


Et pourtant, on a un vrai vivier.

Là, on parle de cinéma, mais regarde la musique : on a de grands rappeurs à Genève, des types comme Makala, Di-Meh, Slimka… ce sont des artistes incroyables. Il y a vraiment de quoi nourrir tout un mouvement. C’est foisonnant, c’est bouillonnant. Et c’est fou, parfois, que ce soit si peu reconnu. Parce qu’il y a, ici, tant de talents, tant d’histoires à raconter.

Et contrairement à l’image qu’on se fait de la Suisse, ce pays neutre, tranquille, prospère, il y a en réalité une énergie, une profondeur, des contrastes incroyables.

Et puis… non, on n’est pas tous riches, hein, faut le dire. Si jamais !


CNB : Actuellement, on peut te voir à l’écran dans The Summer I Turned Pretty. Tu avais déjà tourné pour la télévision avant ?


Isaline Prévost Radeff : J’avais fait un truc, oui, en Suisse, mais pas de cette ampleur-là. Et clairement, entre le cinéma et la série, la différence est énorme.

Sur une série, tout va beaucoup plus vite.

On a moins de temps, moins de prises, il faut tourner davantage de scènes dans un laps de temps minuscule. Le rythme est différent, le jeu aussi. The Summer I Turned Pretty, c’est un style particulier : un jeu plus expressif, plus commenté, parfois un peu décalé. Mais c’est une belle expérience.

Même si, oui, ça file à toute allure.


CNB : Et t’as pris plaisir à retrouver ce format ?


Isaline Prévost Radeff : Oui, absolument. Je crois qu’aujourd’hui, on appartient à une génération d’acteurs qui ne peut plus se permettre de se cloisonner.

Ce temps où l’on disait : “Moi je ne fais que du cinéma, pas de télé”, c’est fini.

Les plateformes ont tout bouleversé.

Il faut savoir tout faire : télé, courts, longs, théâtre, projets indépendants, même publicité s’il le faut. Et au fond, c’est très bien comme ça.

Regarde Meryl Streep, Zendaya, elles ont tout exploré. Et je crois que ça fait d’elles de meilleures actrices. Parce qu’elles se renouvellent sans cesse. C’est un peu comme la poterie : tu es une matière, une glaise, et tu te modèles en permanence.

Et pour ça, il faut toucher à tout.


CNB : Quand tu acceptes un rôle, qu’est-ce qui te guide ? L’histoire ? Le metteur en scène ? Le défi ? Une vérité intime qui te parle ?


Isaline Prévost Radeff : Je vais être très sincère : je ne crache pas dans la soupe, je suis heureuse dans ce que je fais, mais je ne suis pas encore à un stade où je peux choisir librement. Tous les rôles qu’on m’a proposés jusqu’à présent… disons qu’ils ne m’ont pas toujours passionnée. Au théâtre, par exemple, j’ai souvent préféré jouer des rôles masculins : ils sont plus intéressants, plus complexes. Vous connaissez le test de Bechdel ?


Trois simples questions :

Est-ce qu’il y a au moins deux femmes dans le film ?

Est-ce qu’elles se parlent ?

Et parlent-elles d’autre chose qu’un homme ?

Eh bien, très peu d’œuvres passent ce test.

Et c’est pareil au théâtre. Les rôles féminins restent souvent limités, stéréotypés, moins puissants.


Je le dis sans amertume, mais avec lucidité : souvent, je lis un scénario et je me dis pfff… la flemme. Avec mon ami Cyril, on s’amuse à un petit jeu : quand on regarde un film, je lui demande “t’aimerais jouer ce rôle-là, toi, celui de la fille ?” Et souvent, la réponse, c’est non. Parce que c’est la fille qui pleure, qui dépend d’un mec, ou qui subit. Et ça, ça me fatigue. Mais les choses changent. Il y a de plus en plus de rôles féminins forts, parce qu’il y a de plus en plus d’autrices et de réalisatrices.

Même si, oui, ça manque encore.


Donc pour te répondre : je regarde avant tout si l’histoire me touche, si elle m’emporte. Et aussi, qui la réalise. Ce que la personne a fait avant. Parce que le regard du ou de la réalisatrice, c’est fondamental.


Tiens, Frances McDormand, que j’admire énormément, disait que lorsqu’on lui proposait un film, elle demandait toujours : “Et qui monte ? Qui est le monteur, la monteuse ?” Parce qu’elle sait à quel point le montage peut sauver ou ruiner un film.

Et c’est vrai. J’ai vu des œuvres être littéralement sauvées au montage, et d’autres, détruites. Ce métier-là, celui de monteur ou monteuse, est si peu reconnu, si invisible… Et pourtant, tout passe par eux.

Alors oui, je garde ça en tête maintenant : savoir avec qui on monte, c’est aussi savoir comment on sera raconté.


CNB : Dernière question : chaque acteur vit des expériences singulières sur un tournage.

Quel est, pour toi, l’apprentissage le plus inattendu que tu aies fait ? Un truc que personne d’autre n’aurait pu apprendre à ta place.


Isaline Prévost Radeff : ……Bonne question. Très bonne question. L’apprentissage le plus inattendu… Peut-être un détail, mais qui m’a marqué : ne pas toujours tout faire pour de vrai.


Je m’explique : sur LOL, on tournait une scène où on rentre de soirée, affamées, et on commande des grecs.

Et moi, j’adore manger. Mais vraiment, j’adore. Donc, dans la scène, on avait des kebabs… et j’ai mangé. Trois kebabs. Vraiment. À fond. Et au bout d’un moment, j’étais là : mon Dieu, mais pourquoi j’ai fait ça ?! Parce que tu refais la scène dix fois, et à chaque fois, tu dois remanger. Et moi, je déteste les acteurs qui font semblant de manger, alors j’y suis allée franco. Sauf qu’à la fin, j’étais pliée en deux, le ventre au bord de l’explosion. Et là, j’ai compris une chose : au cinéma, tout n’a pas besoin d’être vrai pour être juste.


Ça, c’était ma petite leçon. Une leçon de comédienne, mais aussi de vie : parfois, il faut savoir doser la sincérité.


Retrouvez Isaline Prévost Radeff dans la série The Summer I Turned Pretty sur Prime Video et bientôt à l'affiche de LOL 2 de Lisa Azuelos.


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© Pauline Mugnier

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