Julien Sauvage, directeur et fondateur du Cabaret Vert : Du « trou de verdure » à l’Ardenne fière
- Hugo Lafont
- 16 août
- 4 min de lecture
(Première étape d’une immersion dans les coulisses du Cabaret Vert, devenu institution nationale et trésor ardennais.)
Charleville-Mézières, août 2025. Au milieu des allées encore vides du Cabaret Vert, les derniers câbles serpentent entre les stands de bouffe, la nouvelle scène Razorback attend son premier riff, et un parfum de peinture fraîche flotte encore sur certaines structures. Dans quelques heures, la ville sera saturée de basses et de voix, mais pour l’instant, tout est réglé à la seconde près. Julien Sauvage, fondateur et directeur, circule sans badge ostentatoire ni escorte. Ici, il n’est pas « Monsieur le patron », mais l’homme qui, depuis vingt ans, orchestre un festival devenu à la fois vitrine internationale et affaire de famille ardennaise. Et, détail rare dans le métier, « vous ne me verrez jamais dans les loges, à traîner pour aller discuter avec des artistes ». Mais à l’entendre, l’histoire n’a jamais vraiment commencé par la musique.

Ardennes, tu grandiras
En 2005, Julien Sauvage n’a que 19 ans. Ses études l’ont promené de Lille à Paris, et partout, le même constat : l’ignorance crasse ou la caricature. « Partout où j’allais, les gens étaient incapables de dire où étaient les Ardennes… et quand ils connaissaient, c’était la désindustrialisation, les trois guerres, la pédophilie, le climat. »
Assez pour qu’il prenne une décision simple et radicale : arrêter de se plaindre et agir. « Plutôt que d’accuser toujours uniquement les politiques, c’est peut-être aussi à nous de faire quelque chose. »
Budget de départ : 400 euros. Mission implicite : mettre Charleville « sur la carte de l’Europe » et redonner de la fierté aux Ardennais.
Dès le départ, trois valeurs s’ancrent : notoriété du territoire, retombées économiques locales, et développement durable. Ce dernier avant même que le terme soit à la mode. « En 2005, le mot n’existait même pas encore en France. »

La méthode Sauvage : déléguer pour mieux régner
Julien Sauvage se décrit volontiers comme « bon nulle part ». Une humilité stratégique qui devient force. Sa méthode est constante : identifier ceux qui savent, leur confier les rênes, et passer au chantier suivant. « Dès que je vois quelqu’un qui est meilleur que moi, je me recentre sur autre chose. »
C’est ainsi que la bande dessinée, simple passion personnelle, devient dès le début un pilier du festival. Lui-même possède « 3 000 BD à la maison », héritage d’une enfance où les livres étaient « presque obligatoires » et la BD le « petit supplément d’âme » qui rendait la lecture ludique.
À l’époque, programmer un salon BD dans un festival rock relevait de l’ovni culturel. Aujourd’hui, c’est une référence : 70 auteurs, des pointures nationales qui se battent pour y participer. Le secret ? Une expérience unique pour eux : accès complet aux installations musicales, logistique 24h/24, accueil familial, restauration de haut niveau, hébergement offert. « Ils se tapent un week-end de vacances gratos… et en échange, ils font dix heures de dédicaces sur tout le festival. » Résultat : trop de demandes, au point de devoir refuser.

Razorback : évoluer sans se perdre
Car le Cabaret Vert ne cesse de prendre de l’ampleur au fur et à mesure des années, en 2025 la scène Razorback triple sa capacité d’accueil, de 3 000 à 8 000 spectateurs. De quoi effrayer les fidèles ? Sauvage savait le risque. « Ceux qui ont connu l’ancienne version pouvaient être légitimement inquiets. » Mais la transformation évite l’effet « scène de trop » : mêmes décorateurs, même équipe bar, moins de moyens que prévu – donc plus d’inventivité. « Si on avait eu le budget initial, on aurait probablement été moins rusés… et peut-être plus fades. »
©Pauline Mugnier
L’ADN comme ligne rouge
En coulisses, le Cabaret Vert est aussi un cas d’école de résistance aux sirènes financières. Les sponsors internationaux frappent souvent. Parfois avec des chèques qui donnent le vertige. « On a refusé environ un million d’euros en 2019. » Pas par militantisme aveugle, mais par cohérence : un sponsor doit avoir un ancrage local ou contribuer à l’image des Ardennes. « Si c’est Heineken, j’améliore pas l’image du territoire, j’ai pas de retombées locales, et d’un point de vue circuit de transport, on n’est pas bons. »
La posture est claire : discuter avec tout le monde, mais ne jamais sacrifier l’identité du festival. « Je pense que le conseil d’administration préférerait probablement voir le festival mourir que de voir le festival perdre son ADN. » Comme quoi les plus grands rêves peuvent conserver la réalité de l’authenticité.
Une forteresse associative
Sauvage ne parle de « réussite personnelle », et pourtant, Le Cabaret Vert est devenu l’un des derniers grands festivals associatifs indépendants en France. Les 2 900 bénévoles ne sont pas sous-traités à des clubs sportifs ou à des prestataires, ils sont adhérents de l’association, même temporairement. « On a une dynamique associative à l’année qui est assez importante », avec des sorties, des événements, et une centaine de membres actifs toute l’année. L’esprit famille, mais version XXL. Dans les Ardennes, on sait que le Cabaret Vert ne se contente plus de faire venir des groupes : il a redonné confiance à un territoire entier.
Pierre après Pierre
Et l’impact ? Sauvage refuse l’idée d’un « point de bascule » net. « C’est progressif. Chaque jour, il y a une petite pierre supplémentaire. » Mais les signes sont là : 650 partenaires, dont 550 mécènes, certains prêts à décrocher leur téléphone pour défendre le festival partout en France. Dans les salons pros, Charleville-Mézières est désormais un nom qui claque.
Vingt ans après avoir commencé avec 400 euros et un ras-le-bol adolescent, Julien Sauvage tient son pari. Un festival devenu institution, un territoire réarmé en confiance, et une ligne directrice : ne jamais perdre ce qui fait sens. Le rock, la BD, les loges, les décors… tout ça est l’écume. Ce qui compte, ce sont les vagues invisibles : une communauté, un ADN, et un homme qui, en se disant « bon nulle part », a su fédérer tout le monde autour d’une idée simple : les Ardennes peuvent être fières d’elles.

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