Christian Allex et Vivien Becle, Programmateurs du Cabaret Vert : « Ce n’est pas de la rébellion, c’est de l’agitation »
- Hugo Lafont
- 19 août
- 5 min de lecture
On imagine souvent le programmateur de festival comme un technicien discret, silhouette effacée derrière ses tableurs, funambule entre les agents d’artistes et les contraintes budgétaires. Mais au Cabaret Vert, à Charleville-Mézières, Christian Allex et Vivien Becle ont renversé le cliché.
Leur rôle n’est pas seulement de « remplir une affiche ». C’est une dramaturgie qu’ils écrivent chaque année, une vision de la musique en mouvement, un art de tracer des lignes de fuite dans un paysage saturé de possibles uniformisations.
Quand on les écoute, on comprend que le Cabaret Vert n’est pas un festival parmi d’autres, mais une scène à part entière dans le patrimoine artistique français. Et que leurs décisions – parfois des paris insensés, parfois des gestes subtils – sont autant de coups de pinceau dans une immense fresque collective culturelle.

Rimbaud, ce fantôme embarrassant
Le festival aime s’afficher sous l’étendard de Rimbaud, enfant terrible de Charleville. Mais Christian Allex balaie doucement l’idée d’un héritage assumé :
« Ils ont toujours eu du mal à assumer l’héritage de Rimbaud… Il y a eu la scène Zanzibar, la scène Illumination, tout le parcours dans le storytelling, mais au fond ce n’était pas facile. »
La rébellion rimbaldienne, dit-il, n’a jamais vraiment infusé dans l’ADN initial du festival. Elle reste un halo, un récit commode. « Moi, je ne pense pas qu’il y ait eu de rébellion au début. »
Ce qu’il y a, en revanche, c’est un goût pour l’agitation, pour ce qui déplace les lignes, ce qui dérange sans chercher le slogan. « Ce n’est pas un festival de rock, c’est un festival de musique d’agités », lâche Allex, reprenant à rebours la ligne officielle de 2005, « rock et territoire ».
Le coup de pied dans la fourmilière : l’entrée du rap
Ce goût de l’agitation, on le retrouve dans l’un des choix fondateurs : ouvrir grand les portes au rap et au hip-hop à une époque où la plupart des festivals généralistes s’y refusaient.
« Déjà, faire du rap en festival généraliste, ce n’était pas un truc facile, » raconte Christian. « On a fait Tyler en 2011, Asap Rocky en 2013, Travis Scott en 2018, avant qu’il ne devienne la superstar d’aujourd’hui. Beaucoup de festivals se bouchaient le nez. Nous, on a mis un vrai coup de pied. »
Ce geste, rétrospectivement, ressemble à un acte politique, c’était l’ouverture à une culture dédaignée, l’infusion d’une énergie neuve dans un circuit sclérosé. Le Cabaret Vert a construit sa légitimité non pas sur le poids des têtes d’affiche établies, mais sur la capacité à sentir avant les autres ce qui bousculerait l’époque.

Christian Allex ©Pauline Mugnier
Scènes comme planètes, publics comme tribus
Le secret du Cabaret Vert est ailleurs : dans sa cartographie. Chaque scène est pensée comme un monde autonome, avec ses règles, ses fidèles, son climat sonore.
« Le Green Floor, Vivien et Boz poussent dessus, explique Christian. C’est la nouvelle génération électro et hip-hop. Le Razorback, c’est le rock. Le Zion, c’est le reggae. Chacun reste dans son territoire, sauf la grande scène qui brasse large avec les mastodontes. »
Le festival ne se contente donc pas de proposer « un peu de tout », mais d’organiser un archipel d’univers distincts. Allex refuse le mot « éclectique » : « Éclectique, ça veut dire que tu remplis ton assiette au Flunch et que tu ne finis rien. Ici, chaque espace a une direction. »
C’est cette cohérence par zones qui fait la force du Cabaret : les publics s’y sédentarisent, créant des tribus temporaires qui coexistent, se croisent parfois, mais trouvent chacune leur intensité.
La transmission générationnelle
Pour Vivien Becle, arrivé en 2018, l’enjeu est désormais d’anticiper le public de demain.
« Si tu t’enfermes sur des groupes qui ont quarante ans de carrière, dans dix ans ton public n’existera plus, » dit-il. « Nous, on essaie d’amener des artistes comme CMAT, The Last Dinner Party… Ce sont des groupes qui créent un lien avec les générations à venir. »
Il y a là une conscience aiguë du temps long, rare dans un milieu qui vit dans l’urgence du calendrier et des annonces. Le Cabaret Vert ne se contente pas de surfer sur la vague mais tente toujours d’anticiper la suivante sans se soucier de la houle.
Le Covid, reconnaissent-ils, a perturbé cette mécanique. Une génération entière, celle des 15-18 ans de 2020, a raté son initiation festival. « Ils ont basculé vers 20 ans, 21 ans, sans avoir vécu ça. Ça change tout, » observe Allex. Mais la machine s’est remise en marche, sur une autre dynamique.
Construire une affiche, ce n’est pas seulement additionner des noms, mais bien mettre en place une architecture plus que fragile. Les deux programmateurs évoquent la construction de 2025 comme une partie d’échecs.
« Le vendredi, au départ, on avait Booba, Zaho de Sagazan, SDM… C’était un peu bancal. Et puis on apprend que Sean Paul cherche des dates. On déplace, on ajoute, et tout s’équilibre. »
Mais le samedi, l’équation s’avère plus risquée : Alan Walker, Queen of the Stone Age, MC Solaar. « On savait que c’était casse-gueule, mais on a tenté. »
L’équilibre, ici, n’est jamais définitif. C’est une tension permanente entre cohérence et pari, entre logique et culot.

Vivien Becle ©Pauline Mugnier
Requestionner la diversité
La question revient chaque année dans les médias : diversité ou marketing ?
Christian Allex tranche : « Si tu fais de la diversité pour remplir des cases, ce n’est plus artistique. Pour nous, la vraie diversité, c’est que la programmation reflète la société. Est-ce que tu as assez de filles, assez de publics différents ? Est-ce que ça dit quelque chose de l’époque ? »
Et sur ce point, 2025 marque une avancée décisive. Vivien Becle s’en réjouit :
« Il y a cette vague incroyable de groupes féminins. CMAT, Last Dinner Party, Panic Shack… Elles ont du charisme, de l’énergie folle, du son lourd et en même temps hyper libre. Et ça, on est fiers de le pousser. »
Dans un milieu encore verrouillé – le rap en particulier reste largement masculin –, le Cabaret Vert prend position, sans discours militant affiché mais par la force des choix de sa programmation.
Héritages et rectifications
Christian Allex a longtemps navigué entre les Eurockéennes et le Cabaret Vert. Il aime filer la métaphore familiale :
« Les Eurocks, c’était comme mon père, et le Cabaret, mon petit frère. Les erreurs de l’un, je les corrigeais avec l’autre. »
Cette double appartenance a nourri son regard, entre savoir-faire institutionnel et fraîcheur expérimentale. Vivien, lui, insiste sur l’importance de respecter « l’état d’esprit de l’équipe locale », une sorte de personnalité collective qui dépasse les noms.
L’agitation comme horizon
Alors, qu’est-ce que le Cabaret Vert en 2025 ? Ni un festival de rock, ni un festival « éclectique », ni un festival rebelle par posture. C’est un laboratoire d’agitation musicale, un lieu où l’énergie prime sur les genres, où l’histoire s’écrit par anticipations et chocs inattendus.
Le spectre de Rimbaud plane encore, mais comme un rappel ironique : lui aussi fuyait les assignations, refusait les cases. À sa manière, le Cabaret Vert prolonge ce geste : non pas une rébellion datée, mais une vitalité qui dit non à toute discipline dogmatique.
Allex le résume d’une seule formule implacable : « Ce n’est pas la rébellion, c’est de l’agitation. »
