Hurry Up Tomorrow de The Weeknd : Tomorrow Never Knows
- Hugo Lafont
- 1 févr.
- 6 min de lecture
Il y a des fins qui claquent comme des portes, nettes, brutales, irrévocables. Et puis il y a celles qui s’effilochent, s’étirent dans l’espace, résonnent longtemps après qu’on les a quittées. Hurry Up Tomorrow, ultime album de The Weeknd, appartient sans conteste à cette seconde catégorie.

Il n’a rien du geste théâtral d’un artiste qui tirerait sa révérence avec fracas. Au contraire, il s’abandonne lentement à son propre effacement, dans un long vertige où chaque morceau semble osciller entre une certaine forme d’éternité religieuse et un abandon à la condition du personnage incarné par le chanteur. The Weeknd est redevenu Abel Tesfaye, dans cet ordre et son contraire. On ne sait plus trop, et c’est sans doute pour le meilleur.
Depuis After Hours (2020), où l'Enfer brûlait dans chaque beat, jusqu'à Dawn FM (2022), purgatoire pastel où l'âme flottait entre deux mondes, The Weeknd a construit une trilogie sonore qu'on pourrait comparer à une Divine Comédie pop. Mais Hurry Up Tomorrow ne cherche pas la lumière céleste promise.
Ce disque est le paradis tel qu'un homme hanté pourrait l'imaginer : fracturé, vulnérable, et terriblement humain.
The Weeknd est mort, du moins sous cette forme. Et comme toute chose qui disparaît, il laisse derrière lui un vide fascinant. Hurry Up Tomorrow est une œuvre spectrale, hantée par son propre créateur, un disque où le passé et l’avenir se chevauchent sans jamais se rejoindre, où la voix d’Abel Tesfaye flotte au-dessus des productions comme un fantôme refusant de s’éteindre. C’est un album paradoxal : à la fois massif et insaisissable, grandiloquent et fragmentaire, profondément intime mais construit comme une fresque gigantesque. Monolithique et fascinant.
Depuis ses débuts avec House of Balloons, The Weeknd n’a cessé d’explorer la tension entre l’euphorie et la chute, le faste et la déchéance, la lumière et l’ombre. Mais si ces thèmes étaient autrefois incarnés dans des récits nocturnes faits de drogues, de sexe et de solitude, ils prennent ici une tournure bien plus abstraite. Ce n’est plus la vie excessive d’un homme qui est disséquée, mais son propre rapport au temps, à l’héritage, à la mémoire.

Il y a chez The Weeknd cette obsession latente pour la trace, pour ce qui reste après le passage d’une vie. Et cet album ne cesse de rejouer cette question : qu’advient-il du rêve une fois qu’il s’effondre ? Peut-on réellement s’échapper de ce qu’on a construit ?
L’album, en lui-même, semble hésiter sur la réponse. Il alterne entre des morceaux qui embrassent une forme d’excès grandiose et d’autres qui semblent sur le point de s’effacer à mesure qu’ils se déploient. La tension est palpable : The Weeknd veut à la fois enterrer son alias et le glorifier une dernière fois.
Le format de l’album lui-même – 22 morceaux, une heure et demie d’écoute, une véritable odyssée monstre – renforce cette impression d’un lent effondrement. Rien ici ne semble conçu pour être digéré facilement. C’est un labyrinthe sonore, une superposition de textures et d’influences, un maelström où la densité du son et des synthés (maîtrisés par Mike Dean au diapason de son talent) reflète l’ampleur du projet.
L’omniprésence de Metro Boomin dans les productions agit comme une colonne vertébrale : il ne se contente pas d’apporter sa patte cinématographique et hyper-maîtrisée, il façonne littéralement l’ossature du disque aux côtés d’Oneohtrix Point Never. On retrouve chez ce dernier cette capacité unique à structurer le chaos, à insuffler une cohérence spatiale même dans l’excès des textures.
Hurry Up Tomorrow ne serait pas ce qu’il est sans ses autres architectes. Giorgio Moroder, le seul et l’unique, the only one, insuffle ses nappes synthétiques intemporelles dans "Big Sleep", tandis que Justice, maîtres des contrastes abrupts, électrisent l’ouverture "Wake Me Up" aux accents "Thriller" et apaisent le déjà culte "Baptised in Fear", pour mieux faire exploser la tubesque "Open Hearts" déjà inscrite au panthéon des meilleurs titres d’Abel. Ces collaborations ne sont pas de simples signatures prestigieuses : elles incarnent chacune un fragment du voyage musical de The Weeknd, entre fascination pour le rétro et quête d’une modernité absolue.
Et puis il y a les invités vocaux, non pas utilisés comme des gadgets, mais comme des reflets de la psyché éclatée de l’artiste. Future, sur "Enjoy the Show", n’est plus simplement le roi du mumble rap nihiliste : il devient ici un double, une autre voix issue du même abîme, un miroir tendu à Tesfaye où la fatalité du succès s’écrit en écho. Travis Scott, sur "Reflections Laughing", apporte une autre nuance : son phrasé détaché, presque désabusé, vient appuyer ce sentiment d’irréversibilité. Il ne s’agit pas de s’accrocher à ce qui a été, mais d’accepter l’effondrement avec un romantisme désenchanté.
Au cœur de cette déconstruction, une pièce maîtresse : "Given Up On Me". Un morceau fleuve, une dérive hypnotique qui condense toute l'essence de Hurry Up Tomorrow. Il s'ouvre sur un hommage direct à "Wild is the Wind", chanté d'abord par Nina Simone, puis par Bowie dans "Station to Station". Ce choix n'est pas anodin. "Wild is the Wind" est une chanson qui parle d'abandon, d'amour qui se dissout comme du sable entre les doigts. Et c'est exactement ce que The Weeknd capte ici :
L'irrémédiable disparition de ce qui nous définit - ou de ce que l’on cherchait du moins à définir.
Des morceaux comme "The Abyss" (avec Lana Del Rey en featuring, titre phare du projet au piano somptueux) ou "Niagara Falls" plongent l'auditeur dans une lenteur hypnotique où chaque note semble flotter dans un vide infini. C'est ici que l'album révèle sa vraie nature : il n'est pas une collection de chansons, mais une expérience immersive où le temps perd sa linéarité. On avance, on recule, on s'arrête - comme si Tesfaye lui-même hésitait à franchir le seuil qu'il a placé devant lui. Comme s’il craignait finalement d’arriver au terme qu’il s’était dit qu’il atteindrait.

Si Hurry Up Tomorrow est censé être un adieu, il ne sonne jamais comme une conclusion. Il refuse la clarté, il se dérobe sans cesse. Là où After Hours et Dawn FM offraient encore une certaine lisibilité dans leur progression narrative, cet album s’égare volontairement en fuyant les évidences. La magie de la conclusion doit être absolue et irrémédiable comme l’est le destin du personnage qu’a incarné Abel pendant près d’une quinzaine d’années.
Mais peut-être est-ce là son ultime sincérité. Car après tout, comment dire adieu à une illusion ? Comment enterrer une entité aussi insaisissable que The Weeknd, un artiste qui a toujours fonctionné comme une projection plus que comme une réalité tangible ?
La réponse, bien sûr, n'est jamais donnée clairement. Mais elle se devine dans les interstices, dans les silences entre deux couplets, dans les transitions presque cinématographiques qui jalonnent l'album. "Big Sleep" est peut-être la clé de tout cela: un morceau aux accents rétrofuturistes qui mêle les sonorités grandiloquentes de Blade Runner à une mélancolie presque théâtrale. « Pray the Lord my soul to keep/Angels watch me through the night/Wake me up with light », murmure Tesfaye, comme s'il était pris au piège de sa propre mythologie.
C’est pourquoi l’album ne nous apporte aucune réponse. Il ne clôt rien. Il laisse en suspens. Hurry Up Tomorrow, morceau final qui s'éteint lentement sur une interpolation du "In Heaven" (Eraserhead) de David Lynch (décidément), semble d’ailleurs jouer avec cette idée : il suggère une boucle avec le tout premier titre de The Weeknd, "High for This", bouclant et unissant l’ensemble de son œuvre de manière cyclique, totale et irréversible. Un leurre, un mirage. L'album entier repose sur une tension non résolue : Abel Tesfaye veut dire adieu à The Weeknd, mais tout, dans sa musique, nous crie le contraire.
Il est piégé dans sa propre création. Il sait que ce personnage, cette voix, cette aura, ne s'effaceront pas au cœur du destin heureux qu’il recherche. Il peut bien abandonner le nom, mais l'héritage est là, gravé, impossible à dissocier de lui. Et c'est ce qui fait de l’ultime album de The Weeknd une œuvre aussi vertigineuse : elle n'a de cesse d'annoncer une conclusion qui ne vient jamais vraiment.
Sans doute est-ce pour cela que l’on retournera à Hurry Up Tomorrow et à son auteur. Si la fin est un rêve, une illusion, alors autant tout recommencer. Il n’y a rien à craindre. Reprenons du début. On comprend mieux le titre désormais. Vivement demain.
Hurry Up Tomorrow (Republic Records/Polydor/Universal). Disponible partout.
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