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Odieux Boby : Légende du hasard, enfant du bazar.

  • Photo du rédacteur: Victoire Boutron
    Victoire Boutron
  • il y a 2 jours
  • 22 min de lecture

© Pauline Mugnier


Il se présente comme "photographe amateur", mais ses images racontent une histoire bien concrète : celle d’un témoin rare, attentif aux battements discrets de son époque. Des ruelles de son village provençal aux tournées de Bigflo & Oli, des portraits pour Libération aux fumées des manifestations, Boris Allin — alias Odieux Boby — photographie comme on respire : sans calcul, sans posture, avec cette curiosité d’enfant qu’il n’a jamais perdue. Toujours guidé par l’instinct, l’œil aux aguets, il ramasse les images là où elles se glissent : dans les marges, les silences, les hasards heureux où la vie déborde.


Avec Cafoucho, son premier livre, il embrasse le désordre vivant qui l’anime : un tissage libre où concerts, défilés, reportages et scènes de rue se mêlent sans ordre ni frontières. Dans cet entretien, il retrace un chemin tissé de hasards, d’amitiés et d’une fidélité farouche au réel — une conversation traversée par la curiosité, la douceur discrète et cette obstination joyeuse : trouver la beauté là où personne ne la regarde.


Culture is the New Black : À l’occasion de la sortie de ton premier livre — dont on va parler — tu écris sur instagram que tu te considères encore aujourd’hui comme “un enfant curieux, photographe amateur”. Qu’est-ce qu’elle implique cette définition de toi ? 


Odieux Boby : Je suis curieux depuis que je suis enfant, et je le dois à mes parents. Avec mon petit frère, ils nous ont traînés partout. Mon premier concert, je l’ai vécu à mes 3 mois ! C’était pour voir Massina Soul System. Très jeunes, nos parents nous ont toujours emmenés avec eux. On partait en side-car, on a visité les musées et les églises de toute la France. Ils n’étaient pas croyants, mais ils nous y emmenaient pour la beauté de l’architecture ou des vitraux. Dès septembre, on allait en forêt cueillir des champignons, au point que je les reconnais désormais presque tous. J’ai gardé ce plaisir et je le transmets aujourd’hui à mon beau-fils. Je l’emmène au musée, en forêt, et il commence lui aussi à reconnaître les champignons… et les crottes d’animaux ! [rires]


CNB : Quelles images t’attiraient déjà à l’époque ?


Odieux Boby : Quand j’étais petit, je regardais beaucoup la télévision. Les jours fériés, il y avait des films l’après-midi, et j’étais toujours content de découvrir les anciens films. C’est ce que je préférais. C’est comme ça que j’ai découvert Demolition Man avec Sylvester Stallone, Total Recall, Judge Dredd… Ce sont des films que j’ai eu la chance de voir enfant, alors qu’aujourd’hui, pendant les jours fériés, on nous passe surtout des films de Noël ennuyeux… J’aimais aussi beaucoup regarder les vieux dessins animés en 2D, comme Les Tortues Ninja ou Olive et Tom.


Dans mon petit village, il y avait un cinéma de quartier qui proposait deux séances par jour : une à 19h et une à 21h, le mardi et le vendredi, avec deux films différents chaque semaine. J’y allais très souvent. Je me souviens de ces séances avec une bande-annonce, une entracte où on pouvait acheter des glaces… c’était génial ! Mes parents nous payaient le cinéma. La seule fois où je l’ai payé moi-même, c’est quand je suis retourné voir Astérix et Obélix : Mission Cléopâtre dans la même semaine. Mes parents avaient payé la première séance, et j’ai payé la deuxième de ma poche. C’était merveilleux d’avoir un cinéma dans ce village de 9 600 habitants, tenu par des passionnés. J’essayais aussi de leur réserver les affiches des films pour les accrocher chez moi. Ce sont toutes ces petites choses qui ont forgé ma culture, une culture essentiellement cinématographique et télévisuelle, plus que photographique. Ce qui est paradoxal, c’est que je suis extrêmement curieux, mais en matière de culture photographique, j’ai encore beaucoup de lacunes… C’est sûrement l’adage du cordonnier mal chaussé !


CNB : Tu te qualifies d’amateur, ou en tout cas d’autodidacte — et c’est vrai qu’à la base, tu ne voulais pas devenir photographe. Tu voulais être berger le jour, pompier la nuit… puis journaliste. C’est finalement en documentant tes premiers articles de blog que tu t’es mis à la photo. Est-ce qu’à ce moment-là, quand tu commences à prendre des photos pour illustrer tes textes, tu sens déjà que quelque chose se joue ? 


Odieux Boby : Je ne me suis jamais dit que j’allais devenir photographe. Pendant mes études, j’ai vraiment compris que ce n’était pas possible d’être photographe et journaliste en même temps. Il y avait chez moi quelque chose de plus inné du côté de la photo, c’était plus naturel, plus facile… Quand j’écrivais, je cherchais toujours la bonne phrase, ce qui me demandait un effort intellectuel intense, alors qu’une bonne photo, je pouvais la faire plus rapidement. Comme j’étais quelqu’un d’assez flemmard, la photographie a naturellement pris le dessus sur l’écriture. Pour autant, je n’étais pas mauvais en presse écrite, je faisais même partie des trois premiers de ma promotion. Mais, pour moi, c’était plus facile de photographier que d’écrire.


CNB : Tu fais une école de journalisme à Marseille, puis tu montes à Paris. Et là, à 23 ans, tu rentres quasiment tout de suite à Libération, directement par la grande porte : celle du portrait de Der. C’est un rêve pour beaucoup, et toi tu y arrives très tôt. Tu l’as vécu comment ce moment-là ? 


Odieux Boby : J’ai commencé par une fac de géographie avant d’intégrer une école de journalisme à Marseille. Lors de ma dernière année, en 2012, il y avait la campagne présidentielle que j’ai couverte en tant que photographe. À la suite de ça, je suis parti à Paris. Encore aujourd’hui, je pense détenir le record du plus jeune photographe à Libération. C’était un coup de chance inouï. À cette époque, Libération venait de changer ses équipes, les budgets n’étaient pas encore validés, et ils cherchaient à faire un maximum d’économies. L’une de leurs iconographes, Tess Rimbaud, m’a contacté. Je ne la connaissais pas du tout. À ce moment-là, j’avais un collectif photo avec Théo Gosselin et Lucas Hauchard. Tess a contacté tout le monde, mais j’ai été le premier à répondre et, surtout, j’avais la carte 12/25, ce qui était primordial pour le journal. Elle m’a appelé et je suis parti faire mon premier portrait pour Libération : c’était Médine. Sans prétention, il faut reconnaître que c’était un très bon portrait. Si ça n’avait pas été le cas, ils ne m’auraient jamais rappelé. La semaine suivante, ils m’ont recontacté, et c’est comme ça que tout a commencé. Sur le moment, j’ai vraiment mis toutes les chances de mon côté pour que ce soit réussi.


Au départ, je voulais aller à l’AFP, mais avec le recul, je pense que ça aurait été une erreur par rapport au type de photos que je fais aujourd’hui. Le hasard fait bien les choses. Il y a beaucoup de hasard dans ma vie : je suis devenu photographe par hasard, photographe pour Libération par hasard, et je deviens photographe de sport pour les JO, encore une fois par hasard… Je suis une force tranquille, je me laisse porter !


CNB : Les photos dans Libé sont très identifiables, avec un style bien marqué. Comment on trouve sa place là-dedans, et surtout : comment on impose sa propre patte, son regard, dans un média aussi codé visuellement ?


Odieux Boby : Je crois qu’à cette époque, je ne ressentais pas encore le poids de l’héritage de Libération sur les épaules. C’était mon côté "odieux", irrévérencieux… D’autant que je pensais ne faire qu’un seul portrait pour eux, à ce moment-là. C’est aussi pour cette raison que ce portrait est signé Boris Allin et non "Odieux Boby" : je voulais que mes parents soient fiers de voir notre nom publié. Je n’avais pas de pression particulière, mais cette expérience m’a forgé une identité visuelle et m’a poussé à me dépasser, à aller au-delà de la simple photographie informative. Libération a été la meilleure école possible. Libé et M Le Magazine du Monde sont les deux plus gros viviers d’images et de photographes en France, et c’était un honneur d’être chez Libé, surtout à 23 ans. Je le vivais comme une fierté, pas comme un fardeau.


Je suis rapidement devenu ami avec Tess Rimbaud, qui avait le même âge que moi. Elle a complètement changé ma façon de travailler. On s’est accompagnés mutuellement dans cette aventure et on a grandi ensemble. On est devenus des amis qui ont réussi à progresser et à évoluer côte à côte.


© Pauline Mugnier


CNB : En tant qu’autodidacte, comment tu t’es formé à la photo alors ? Qui était ceux que tu regardais ou qui t’ont donné des conseils ? 


Odieux Boby : Le plus grand conseil qu’on m’ait donné, c’était au lycée, à une époque où je voulais devenir photographe, avant même d’avoir réellement commencé la photo. Ce conseil venait d’un journaliste, qui m’avait dit que si je voulais faire ce métier, il fallait, dès le départ, multiplier les expériences. Ce conseil, je l’ai appliqué, non seulement pour mon blog et le journalisme, mais aussi pour la photo. Quand je dis que j’ai appris tout seul, il faut s’imaginer que je prenais mon petit frère comme modèle. Je l’emmenais à Lambesc, où un Carrefour City venait d’être racheté. Les murs y étaient tous blancs, je m’en servais comme d’un studio photo improvisé. Les concerts aussi ont été une excellente école, car la lumière y change sans arrêt. J’ai couvert beaucoup de petites salles, notamment à Marseille, où la lumière était souvent médiocre, ce qui m’obligeait à composer avec et à trouver le meilleur résultat possible malgré tout. Les photos de concert sont très formatrices en début de carrière. Elles te poussent à te dépasser et à trouver des alternatives quand tu n’as pas les bonnes conditions. Je repense aussi à un autre exercice qu’on faisait avec mon frère : on remplissait des bols de lait et on y jetait des cookies pour capturer les splashs sur l’image… Tout ça était gratuit, et c’est comme ça que je me suis formé.


Ce qui est génial avec la photographie, c’est qu’il n’y a pas de limite. Tu peux sortir demain avec ton appareil et photographier ce que tu veux pour apprendre. Et tu n’as même pas besoin d’un super matériel : un téléphone portable suffit. En photo, la seule limite, c’est soi-même.


CNB : En parallèle de ton travail pour la presse, tu le disais, tu faisais aussi des photos de concerts. Qu’est-ce que cette scène-là t’a apporté ? Est-ce que ça t’a ouvert d’autres portes, d’autres formes de narration ?


Odieux Boby : Je faisais des photos de concert, mais aussi des photos des soirées que les labels organisaient avec des marques. C’est comme ça que j’ai commencé à récupérer les contacts des labels. Les chefs de projet devaient valider mes photos, et petit à petit, ils ont commencé à me proposer d’autres shootings, notamment des photos de presse. À cette époque, j’avais aussi gagné le concours du "Meilleur job de l’été", organisé par Universal et la Société Générale. Ce concours permettait d’être payé pendant un mois pour être reporter sur les festivals. Un des participants avait écrit un article que je trouvais excellent. Je lui ai proposé de rejoindre le site pour lequel je bossais à l’époque, et ça l’a ensuite aidé à intégrer un label. Plus tard, c’est lui qui m’a donné la chance de réaliser ma première pochette d’album, pour Louis Delort. Finalement, tout ça a été un mélange de coups de chance, de hasard et surtout de savoir répondre présent au bon moment.


© Odieux Boby


CNB : Tu as ensuite suivi Bigflo & Oli sur leurs tournées… 


Odieux Boby : Avant Bigflo et Oli, je suis parti en tournée avec Deluxe. Le saxophoniste du groupe venait de mon village. Un jour, leur photographe les a plantés et ils m’ont proposé de le remplacer pour la première partie de Chinese Man. Comme avec Tess Rimbaud chez Libération, j’ai évolué avec Deluxe. Ils m’ont offert la chance de vivre ma première tournée. Grâce à eux, j’ai aussi réalisé un rêve par procuration, parce que plus jeune, je voulais faire de la musique. On parlait de cinéma tout à l’heure, et en repensant à tout ça, je pense à un film : Presque célèbre (Almost Famous), l’histoire d’un jeune qui devient reporter pour le Rolling Stone Magazine. C’est un peu ce que je vivais grâce à Deluxe ! C’est d’ailleurs pendant cette tournée que j’ai pris une photo de Bigflo et Oli, une photo qu’ils ont adorée. Après ça, ils m’ont demandé de les suivre en tournée, mais à l’époque, je suivais déjà Deluxe, alors j’avais décliné. Quelques années plus tard, ça s’est fait, et maintenant, on ne se quitte plus ! Je dois même partager mon été entre Deluxe et Bigflo et Oli ![rires]


CNB : Selon toi, est-ce qu’on photographie un concert comme on couvre un reportage ? 


Odieux Boby : Oui ! C’est plus compliqué en concert, car en tant que photographe, on est souvent limités aux trois premiers morceaux. J’essaie donc toujours de trouver un angle différent et de faire passer une émotion. En concert, il y a un cadre très strict, c’est pour ça que je préfère suivre des artistes en tournée, avec lesquels je n’ai pas cette contrainte. Là, je me place plus du côté du reportage.


De manière générale, tout ce que je fais, je l’aborde comme un reportage. Quand je couvre un défilé de mode, je le vis comme un reportage. Même quand je fais des choses plus corporate, je garde cette approche. Ça veut dire être attentif aux silences, aux petits détails, à une setlist mal accrochée entourée de bières… C’est ça que je trouve intéressant, plus que les photos de concert classiques que tout le monde prend. Ce qui m’intéresse, ce sont les à-côtés, les coulisses.


C’est vrai que je suis heureux — et chanceux — quand des artistes me proposent de les suivre et que j’ai la liberté de photographier ce qui me plaît.


CNB : Tu as aussi beaucoup photographié sur le terrain, dans la rue, pendant des manifestations, des moments de tension. Qu’est-ce que tu cherches à capter dans ces contextes là ? 


Odieux Boby : Pendant les manifestations, j’essaie de tout montrer. Ce qui se passe quand c’est le chaos, mais aussi quand ça ne l’est pas. Si on regarde bien, la proportion de personnes qui viennent pour en découdre est minime par rapport à l’ensemble des manifestants. Je trouve que ça ne rend pas service de se focaliser uniquement sur ces 1 000 personnes. Je fais donc autant de photos des deux, pour rendre compte de l’événement dans son ensemble. C’est important, non seulement pour les manifestants, mais aussi parce que c’est notre métier : montrer toute la réalité, sans céder à la facilité. Je trouve ça ridicule d’être dix photographes à tourner autour d’une poubelle en feu… Dans une manifestation, il y a plus de 100 photographes, alors j’essaie toujours de capturer la photo que personne n’a vue. Ce n’est pas évident, mais c’est un bon challenge.


Parfois, on me le reproche. Par exemple, récemment, j’ai été missionné par Libération pour couvrir une manifestation où il y a eu une charge de policiers. En rentrant, quand j’ai présenté mes photos, on m’a demandé si j’avais capturé ce moment-là. Je ne l’avais pas fait. Je ne peux pas être partout et j’assume mes choix. J’essaie d’être là où on ne s’y attend pas, là où d’autres choses, souvent tout aussi intéressantes, se passent. Et je ne le regrette pas.


© Odieux Boby


CNB : Est-ce que tu ressens une responsabilité à faire exister certaines réalités à travers l’image ?


Odieux Boby : Bien sûr ! J’ai d’abord la responsabilité d’être honnête. On n’est jamais neutre. Ceux qui prétendent le contraire ne comprennent rien au journalisme. Ce qui compte, c’est d’être honnête, et je pense que ça se ressent dans mon travail. Je préfère la presse d’opinion, celle qui assume un point de vue. Ce que je n’aime pas, en revanche, c’est quand un média commence à mentir. Moi, je ne mentirai jamais, je ne mettrai jamais en scène, et je n’utiliserai jamais Photoshop pour modifier un sujet. Quand je retouche mes photos, je me limite à la colorimétrie ou aux contrastes. Jamais de la vie je ne toucherai à l’intégrité d’une image dans un reportage, c’est inconcevable. Et pourtant, c’est tentant ! Parfois, tu as une énorme poubelle en plein milieu de la photo et tu aimerais l’effacer. Mais je me contente de recadrer, ou je la laisse telle quelle. Pour moi, ce sont des règles de base. Des choses qui n’ont même pas besoin d’être précisées.


CNB : Selon toi, est-ce qu'une image, aujourd'hui, peut encore avoir un impact réel ? Ou est-ce qu'on ne fait que documenter une forme d'impuissance collective ?


Odieux Boby : Les images ont plus d’impact que les articles. C’est un constat un peu triste, mais c’est la réalité. Lors de la dernière présidentielle, par exemple, je devais faire un portrait de Yannick Jadot. À la fin de la séance, il m’a dit : “J’espère que la photo sera bonne, parce qu’elle sera plus vue que l’article !” Et il avait totalement raison…


Avec la photographie, il y a une immédiateté et une viralité qui demandent moins d’effort. Ce qui se passe sur une photo est inné, c’est évident, ça percute tout de suite. C’est aussi pour ça qu’il faut faire attention : on a une vraie responsabilité quand on partage une image. Quand je prends des photos de manifestants qui foutent le bordel, je fais toujours en sorte qu’on ne voie pas leurs visages. Ce n’est pas mon rôle de les montrer. Je ne suis pas policier, je suis photographe. Je ne suis pas là pour les dénoncer. J’ai toujours vu ça comme une forme de protection des sources.


Pendant les Gilets Jaunes, j’ai reçu un courriel de la police me demandant de leur transmettre mes photos. J’ai immédiatement déposé mes disques durs à Libération et j’ai répondu que je ne leur donnerais rien. Si demain je commence à livrer mes images, les gens ne me feront plus confiance, notamment dans les manifestations.


Dans le droit, la protection des sources n’est pas très claire pour les photographes mais moi, j’y mets un point d’honneur.


CNB : Tu parlais d’immédiateté, de viralité et aujourd’hui, on parle sans cesse de ces paramètres mais rarement d’esthétique. Dans le flot continu de l’info, la priorité semble être la vitesse, l’impact, la rentabilité. Or, l’esthétique — au sens du soin visuel, du rythme, du ton, de la cohérence graphique — est souvent reléguée au second plan, voire oubliée. Pourquoi, selon toi, l’esthétique est-elle si peu présente dans les médias aujourd’hui ? Et qu’est-ce que ça change, concrètement, quand on prend le temps de “faire beau” — même dans l’information ?


Odieux Boby : D’abord, si on parle si peu d’esthétisme dans les médias, c’est parce qu’ils ont besoin d’immédiateté, et surtout parce qu’on ne leur apprend pas à faire de belles images. On leur apprend surtout à faire des images informatives. Pendant mes études de journalisme, en cours de vidéo, je voulais toujours faire des trucs un peu fous, et on me demandait sans cesse pourquoi je me donnais autant de mal. Tout simplement parce que ça me plaît, et aussi parce que ça permet d’attirer un autre public. Beaucoup de gens me suivent aujourd’hui grâce à Bigflo et Oli, et quand je publie des photos d’actualité, ils me disent que ça les pousse à s’y intéresser. Je pense que l’esthétique offre une autre porte d’entrée sur l’actualité.


D’ailleurs, tout tend vers l’esthétisme aujourd’hui : Instagram en est la meilleure preuve. Je pense que certains médias restent frileux par rapport à ça, car ils ont peur que ça embellisse ou édulcore l’information. Moi, je ne suis pas d’accord. Au contraire, je pense que ça peut justement intéresser davantage de gens. La preuve : ceux qui me suivent me disent que, parce que c’est beau, ils s’intéressent à des sujets qui ne les auraient peut-être jamais attirés autrement. Cela dit, certains médias commencent à faire des efforts. Je pense notamment aux formats 20h30 le dimanche et 13h15 le samedi sur France 2, qui proposent de très belles images et qui font un carton d’audience. Le dimanche, Laurent Delahousse rassemble 4 millions de spectateurs, et ça prouve bien qu’au-delà des invités, les sujets et l’esthétique plaisent.


CNB : Quand tu travailles pour un média ou sur un événement très exposé, tu fais face à une pression énorme : celle d’être rapide, d’avoir “la” photo, parfois au milieu de dizaines, voire de centaines d’autres photographes. Comment tu gères cette course à l’instant ? Est-ce que ça t’obsède, ou au contraire tu t’en détaches ?


Odieux Boby : C’est vrai qu’il y a une certaine pression à être celui qui sort la bonne photo, qui publie le plus vite sur Instagram, etc. Moi, globalement, je ne la ressens pas trop. Je publie quand j’en ai envie. Quand certains postent leurs photos juste après une manifestation, moi je préfère publier le lendemain, avec un vrai édit et des images que j’ai pris le temps de peaufiner. À mon époque, on attendait le journal, et j’aimais bien cette époque où il fallait patienter, où les choses se méritaient. Je ne dis pas que les gens méritent mes photos, mais juste que ce n’est pas grave d’attendre un peu.


CNB : Aujourd’hui, pour gagner du temps, beaucoup ont recours à l’intelligence artificielle, qui génère des images bluffantes, parfois indiscernables du réel. Je crois que ça t’angoisse un peu… Qu’est-ce que ça transforme, selon toi, dans notre rapport à l’image, au vrai, à l’émotion ?


Odieux Boby : Avec l’intelligence artificielle, on sait ce qu’on gagne, mais on ne sait pas ce qu’on perd ! Ça me fait vraiment peur. J’ai regardé tous les films avec Arnold Schwarzenegger, et merci aux réalisateurs d’avoir montré les dangers de l’IA. Franchement, je ne vois pas comment la machine ne finira pas par prendre le dessus sur l’humain, tôt ou tard. À court terme, au niveau du travail, je pense que ça va être une catastrophe. Tous les maquilleurs, les stylistes, les photographes, les décorateurs… on va tous se retrouver au chômage. Pour l’instant, ça commence par nous, mais ça va vite se généraliser. Bien sûr, l’IA peut apporter des choses formidables en médecine et je ne suis pas contre, mais je crois que j’avais une vision un peu naïve. Je pensais que ça allait nous débarrasser des tâches pénibles pour qu’on puisse se concentrer sur la création artistique. Finalement, le premier domaine qui a été massacré par l’IA, c’est justement l’artistique. Quand tu vois des artistes, comme ceux du collectif Nagasaki, qui ont consacré leur vie entière à leur art et qui ont été balayés en un week-end par des images générées par IA, c’est désolant…


Et puis, il y a un autre problème, encore plus grave : la réécriture de notre passé. Pour l’instant, on arrive encore à distinguer une image générée par IA d’une vraie photo, mais dans 30 ans ? Quand Internet sera inondé de ces images et qu’on fera une recherche Google, on tombera sur des photos authentiques du Paris d’hier, noyées parmi des images inventées par des IA. Qui pourra garantir la véracité de ce qu’on verra ? La déformation de la vérité, c’est un vrai sujet d’inquiétude. Notre histoire est déjà malmenée par les réinterprétations politiques. Si, en plus, on ajoute une possible réécriture visuelle de ce qu’on a connu… oui, ça me fait peur. Et je suis très pessimiste là-dessus. Me dire que dans 30 ans, des gens pourraient considérer que les photos de mon livre ont la même valeur que des images qui n’ont jamais existé, ça m’attriste profondément. J’aurai l’impression d’avoir travaillé pour rien, et qu’on sera devenus collectivement plus bêtes.


Je trouve que les hommes politiques ne sont pas assez vigilants sur ce sujet, alors que c’est un enjeu majeur. L’Histoire est ce qui soude les sociétés. On ne peut pas rigoler avec ça.


Cafoucho © Boby, Fisheye Editions


CNB : Tu viens effectivement de publier ton premier livre, Cafoucho. Pourquoi ce titre ? Qu’est-ce qu’on y retrouve ? 


Odieux Boby : Le titre vient de ma mère. Quand elle entrait dans ma chambre ou celle de mon frère, elle voyait généralement un beau bazar et nous disait de ranger notre “cafoucho” ! En provençal, ça veut dire “bordel”. C’est un mot qui me ramène directement à mon magnifique petit village de Lambesc, à cette époque où on faisait tout en BMX, où on traînait au skatepark, où on allait à l’école à vélo… C’était incroyable. Le vendredi matin, je faisais le marché avec ma mère avant d’aller en cours à 10 heures, et on finissait la journée au bar avec un café et un jeu à gratter… Ce sont des souvenirs merveilleux, dans un village où il faisait bon vivre, comme dans beaucoup de petits villages français.


Ma mère nous disait donc de ranger notre “cafoucho”, et en grandissant, j’ai un peu mieux rangé ma chambre… mais ce désordre s’est déplacé dans mes 33 disques durs. J’ai même des sacs-poubelle remplis de pellicules. Je m’en veux, parce que ça s’entasse. Et quand il a fallu fouiller dans tout ce bazar pour faire ce livre, je me suis rendu compte que j’étais toujours ce gamin bordélique et amateur. C’est de là aussi que me vient ce côté “photographe amateur”, parce que je vois plein de collègues qui rangent leurs photos de manière hyper rigoureuse, alors que moi… pas du tout. Un exemple : quand j’ai photographié la députée Rachel Keke en portrait, au lieu de nommer mon dossier “Rachel Keke – Assemblée Nationale 2020”, je l’ai appelé “Rara Keke”... Pour Natalie Portman, j’ai simplement écrit “Nat”… C’est horrible, mais tous mes fichiers sont rangés comme ça.


Le titre rappelle donc à la fois ce joyeux désordre et le fait que je fais énormément de choses différentes : des défilés de mode, des portraits, des reportages, des photos de concert, ou encore des vacances avec mon beau-fils… Il y a tellement de choses variées que ça forme un joli “cafoucho”.Ça a été un cafoucho pour le fabriquer, et c’en est un aussi à l’intérieur.Généralement, quand on fait un livre, on choisit un angle et on déroule. Moi, j’ai voulu faire cohabiter plein de choses différentes, pour en faire un beau bordel.


CNB : Qu’est-ce que tu souhaites raconter à travers ce livre ? 


Odieux Boby : L’histoire, c’est la mienne. Quand tu ouvres le livre, tu découvres une semaine, voire un mois typique dans ma vie. Je veux témoigner de tout ce que j’ai vécu. Tu commences avec une manif, tu continues avec un concert, puis un défilé… Ce qui est intéressant, c’est que dans ce livre, il y a plein de personnes qui, normalement, n’auraient jamais dû se croiser, mais qui se rencontrent à travers la juxtaposition des images. C’était aussi ça l’enjeu. Je viens d’un petit village où rien ne me prédestinait à rencontrer Nathalie Portman ou Will Smith, et pourtant, dans ce livre, je les fait coexister avec des gens “plus normaux” que j’ai photographiés. Ce livre, c’est un peu la folle semaine de Boby !


CNB : On y découvre des univers très variés. Ce foisonnement d’univers, c’est le miroir de ta manière de travailler ? Une façon de dire que ton regard se construit toujours dans l’élan vers l’autre ?


Odieux Boby : Je pense, oui. Dans l’élan vers l’autre, mais avec cette volonté d’essayer de disparaître. Je suis assez imposant, j’ai une grosse barbe, je ne suis pas vraiment discret… mais j’essaie, autant que possible, de laisser le naturel faire les choses.

© Pauline Mugnier


CNB : J’imagine que tu es souvent reconnu, que ce soit dans les manifestations ou ailleurs, dans la rue… Ça t’arrive qu’on te demande de se faire prendre en photo par toi ? 


Odieux Boby : Quand ça m’arrive, j’accepte de prendre la photo uniquement parce que ça me prend moins de temps de la faire que d’expliquer pourquoi je ne peux pas. Mais en général, ce n’est jamais une bonne photo, parce que ce n’est pas comme ça que je travaille. Cela dit, parfois, ça peut quand même donner quelque chose. Il m’arrive de m’en servir en premier plan : on voit ceux qui me le demandent faire les idiots, et derrière, il y a un détail qui attire mon attention. Ça peut me servir, mais globalement, il ne faut pas me demander. C’est une position un peu compliquée, parce que je n’ai pas envie de paraître insupportable. Mais c’est mon travail, un travail où je suis concentré, où je m’applique à chercher de bonnes images. Et c’est difficile quand on vient te couper dans cet élan.


CNB : Pour accompagner la sortie de ton livre, tu n’as pas seulement montré des images : tu as créé une véritable expérience. Il y a eu une expo à Paris, des jeux, des rencontres, la participation de photographes que tu admires… Ce goût du jeu, du lien direct avec les gens, c’est quelque chose qui revient souvent dans ta manière de travailler. Pourquoi c’est important pour toi ?


Odieux Boby :  D’abord, parce que je voulais me faire plaisir, avant tout. Ce livre, je l’ai fait pour moi. Si ça fait plaisir à d’autres, évidemment que ça me rend heureux, mais tout ce qui a accompagné sa sortie, c’était aussi pour moi. On m’a quand même freiné sur certaines idées que je voulais proposer pendant la semaine de lancement, j’allais peut-être un peu trop loin. Je voulais, par exemple, organiser un poulet-frites le dimanche, comme me le faisait ma grand-mère. Un jour, je le ferai ! [rires]


Blague à part, je voulais aussi redonner ce qu’on m’a offert. On a donc organisé une lecture de portfolios d’autres photographes. On me demande souvent des conseils ou des avis sur Instagram, mais je déteste ça. Il n’y a pas de vrai contact, pas de dialogue, et moi, j’aime la conversation. Je n’aime pas cet exercice, mais j’avais envie de le faire, et je me suis dit que la sortie de ce livre était la bonne occasion. Le samedi, j’ai aussi ouvert la galerie à d’autres photographes qui avaient publié des livres. Si je n’avais pas eu la médiatisation que j’ai eue pour la sortie du mien, j’aurais adoré qu’on me donne un coup de main. Alors je l’ai fait à mon tour, à ma petite échelle.


La photographie est un métier solitaire et très concurrentiel, ce qui peut être compliqué. Moi, j’aime la compétition saine. Le meilleur compliment que je peux faire à un photographe, c’est de lui dire que je suis jaloux de sa photo. Ça veut dire que c’est quelque chose que je n’ai pas vu, que je n’ai pas fait, et que je dois me dépasser la prochaine fois. C’est un métier où la concurrence pousse parfois à se tirer dans les pattes, où les égos sont très présents. Moi aussi, j’en ai, mais j’y travaille. Je trouvais ça important d’ouvrir la librairie à des gens dont j’aime le travail, de leur donner de la force et de leur permettre, eux aussi, de croquer un morceau du gâteau.


CNB : Est-ce que tu peux nous citer des photographes qui t’inspirent justement ? 


Odieux Boby : Il y en a tellement… Dans ma génération, je pense tout de suite à Théo Gosselin, qui en a inspiré plus d’un, et à Charlotte Abramow, dont le travail en studio est incroyable. Je pense aussi à des collègues de Libération : Cyril Zannettacci, qui est vraiment très fort, et Marie Rouge, qui a couvert Cannes récemment et dont le travail en portrait est phénoménal. Il y a aussi d’autres photographes qui ne sont pas du tout dans mon domaine, comme Jérémy Villet, photographe animalier. Un jour, j’aimerais beaucoup faire un livre avec lui : lui, les animaux, moi, les humains. C’est ça qui est merveilleux dans ce métier : quand tu donnes, tu reçois. J’adore aussi Tanguy Schreder, qui fait de très beaux reportages et commence à bien monter. Je pense également à Voilà Camille et à Nicolas Lecompte, pour qui j’ai d’ailleurs dédicacé mon livre en écrivant que j’étais son plus grand fan.


Ce que je trouve surtout impressionnant ces dernières années, c’est le niveau de la scène française. On l’a encore vu récemment aux JO, avec des photographes comme Flo Pernet qui a fait un travail sublime. Franchement, on n’a rien à envier aux photographes américains — et en même temps, c’est nous qui avons inventé la photographie ! Je suis souvent frustré quand je vois certaines images prises lors de la prise du Capitole ou des incendies à Los Angeles. Il s’est passé des trucs de dingue, mais les photos ne sont pas si incroyables que ça. Si tu envoyais là-bas les dix photographes que je viens de citer, ils prendraient 100 000 abonnés dans la journée et leurs photos finiraient dans les livres d’Histoire des États-Unis.


Les photographes français sont vraiment très forts, et ça me régale !


CNB : Comment on garde de l'émerveillement quand on photographie autant ? 


Odieux Boby : Je n’ai pas l’impression de travailler quand je photographie. Le fait d’être payé pour le faire, c’est presque un bonus. Je suis tellement heureux de pouvoir faire ce métier ! Même quand je couvre des choses qui, au premier abord, peuvent paraître chiantes, je sais que ça va m’apporter quelque chose, que je vais découvrir des gens ou des situations nouvelles. Je garde cet émerveillement parce que je suis un grand curieux. La curiosité pousse toujours à aller plus loin. Il faut être curieux et attentif au monde qui nous entoure. Par exemple, en manifestation, je ne mets jamais d’écouteurs. J’écoute de la musique avant et après, mais jamais pendant, parce que je veux être pleinement dans l’instant présent. Mes yeux se baladent partout. C’est aussi un peu la malédiction du photographe : une fois que tu entres dans cet état d’esprit, même quand tu es avec tes amis, tu repères tout — une lumière, un détail… Mais c’est une jolie malédiction. Dans la vie, il faut savoir rester le Petit Prince et se rappeler cette phrase : “On ne voit bien qu’avec le cœur.”


Une dernière chose importante : j’ai la chance d’être entouré d’amis d’une gentillesse incroyable. Je pense notamment à Oli (de Bigflo et Oli), qui prend toujours le temps d’aller voir les gens après deux heures de concert. Cette gentillesse-là, il faut la préserver, parce que c’est en donnant qu’on reçoit le plus. C’est plus facile d’être un connard que d’être gentil. Moi, j’essaie d’être le plus gentil possible, parce que la gentillesse, c’est ce qui te récompense le mieux.


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