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The Cure, « Songs of a Lost World » : chronique d’une éternité 

  • Hugo Lafont
  • 7 nov. 2024
  • 6 min de lecture

Dernière mise à jour : 8 nov. 2024



Pour accompagner votre lecture, nous vous proposons d'écouter cette musique :



L’évènement musical de l’année 2024 est paru dans la nuit du 1er Novembre, alors que battait encore la fête d’Halloween pour les plus monstrueux d’entre nous. Un événement d’une telle ampleur qu’il a été dur de croire en cette arrivée tardive. Seize ans, ça fait long pour un retour. Et pourtant… Seul The Cure était capable d’accomplir un tel miracle.


Le voilà enfin. On l’aura attendu plus qu’aucun autre. Il a hanté nos nuits et façonné nos espoirs. On l’aura d’ailleurs tant espéré que son écoute s’avère plus intense que tout ce qu’on aurait pu imaginer. Le temps passé, les personnes aimées et les autres oubliées, les tristesses inassouvies comme les extases inoubliables, tant de choses auront été traversées depuis que nous savions son existence dans les profondeurs d’un génie inénarrable. Cette attente aura tout vu de nos vies, pendant seize ans pour certains, pendant une décennie et un peu moins pour d’autres. Cette attente aura valu des disparitions. Seize ans, c’est assez pour toute une vie, et c’est assez pour nous livrer l’album que l’on a tant espéré pour aujourd’hui et pour bon nombre d’années à venir. Songs of a Lost World, le nouvel album des Cure, est sorti ce 1er Novembre 2024, après pas moins de six ans de teasing incessants et de revirements silencieux. Qui d’autre qu’eux pour le sortir à la Toussaint ? Pas de doute, cette voix, c’est la sienne, à Robert, inchangée, depuis maintenant 65 ans. Ce qui se rapproche le plus de l’éternité. Leur meilleur album, qu’il nous promettait. Leur chant du cygne.

Qu’en est-il ?


Robert Smith, le visage impassible - d’où perlent toutefois souvent bien trop de larmes en concert - et l’âme tourmentée du groupe, n’a jamais cessé de naviguer entre les ombres et la lumière. Renouant cette fois encore pour notre plus grand bonheur avec l’obscurité violacée de leurs sombres heures, l’album porte en lui la gravité particulière de la toute fin de tout, comme si chaque note, chaque mot, y était pesé avec l’urgence calculée d’une dernière confession. Songs of a Lost World arrive seize ans après leur précédent opus, le moyen 4:13 Dream, une maturation plus longue qu’une carrière, l’aboutissement intimement réfléchi d’un long voyage intérieur, une réflexion sur les illusions de l’existence, la mort et la disparition, la fuite du temps, et ce qui persiste malgré tout : les fantômes accrochés aux plis de nos mémoires.


Il y a cette ce vers dans la sublime And Nothing is Forever qui semble cristalliser tout ce que ce notre cher Robert souhaite nous raconter : 


« I know that my world is grown old »


Direct, limpide, sans fioriture, il s’agit dans Songs of a Lost World de révéler toute la lucidité brûlante d’un homme ayant assimilé la finalité de lui-même, de ses proches et de son univers entier. D’un monde qu’il n’a pas vu vieillir et d’une vie qu’il n’a pas vu passer. Où sont allés les rêves devenus désillusions ? Notre homme et ses comparses sont en quête d’une réconciliation avec cette vérité à laquelle ne doit se raccrocher aucun nihilisme : tout disparaît, et seule doit être dévoilée au grand jour la réalité désabusée de ce qu’il nous reste à la fin. Les huit chansons qui composent l’album proviennent donc bien d’un monde perdu, celui de notre passé, de notre vie que nous n’avons sans doute pas assez vécue.

Mais s’il nous reste l’amour, peut-être pouvons-nous prétendre à une consolation. 


« But it really doesn’t matter if you say we’ll be together »


Songs of a Lost World reprend l’esthétisme crépusculaire et grandiose faisant écho à leurs grandes œuvres Pornography et Disintegration, mais avec la maturité et la finesse d’un groupe ayant appris à dompter chaque ombre de son art en guise de dernière révérence. Sans doute se sont-ils même dits qu’ils nous devaient au moins cela. Tout ici doit être dit comme si c’était la seule et dernière occasion de le dire. Les guitares de Smith et Reeves Gabrels y sont comme autant d’échos dans une cathédrale abandonnée par la foi et par ses idoles, tandis les synthétiseurs de Roger O’Donnel s’enfoncent dans des nappes atmosphériques évoquant la désolation de paysages intérieurs…  Persistent toujours la basse de Simon Gallup à son diapason et la batterie martiale de Jason Cooper pour évoquer le cœur battant presque pachydermique d’une volonté primaire qui nous dépasse et nous assomme : survivre sans trop plus trop savoir pourquoi.


Il y a ici quelque chose de pur, une forme d’immédiateté qui confère au profane un caractère sacré. Inspirée du poème « Dregs » d’Ernest Dowson, Alone, l’extraordinaire première piste de l’album, porte en elle une résignation qui n’attend plus d’explication. La lutte a désormais quitté le siège du cœur. 


« This is the end of every song we sing »


Méditation sur l’irrévocable, prière murmurée au silence, elle catalyse à elle seule tout le propos du disque. Pas étonnant qu’elle soit à l’origine de l’album. D’elle à Endsong, dernière piste dantesque longue de plus de 10min figurant parmi les plus grandes compositions du groupe, c’est un voyage dont l’on croit reconnaître le chemin alors que tout y a veilli. C’est constater le passage du temps sur les routes déjà parcourues et les foyers délaissés, c’est percevoir les changements et les disparitions là où l’on pensait l’éternité reine.


Il serait mensonger de ne pas percevoir en Songs of a Lost World une sorte de best-of bodybuildé de ce qu’a fait de mieux les Cure. Sachant qu’ils chériraient à n’en pas douter ce retour aux affres de la mélancolie, Robert et sa bande ont livré aux fans ce qu’ils souhaitaient depuis au moins Disintegration : une œuvre totale et monolithique où pleurer en paix sur des désespoirs autorisés. Impossible de ne pas penser à l’iconique Fascination Street sur la saturée Drone:Nodrone, à Untitled sur Warsong (piste à la limite de la composition ambiante), ou à Homesick sur la bouleversante I Can Never Say Goodbye, ballade cathartique dédiée au frère récemment disparu de Smith.


Mais trouver des points de comparaison avec les chefs d’œuvre précédents du groupe réduirait un peu trop vite Songs à un modeste disque de recyclage/hommage, là où celui-ci se distingue justement par la radicalité même de son existence et de ses conditions de création. Privé désormais de sa plus proche famille, mère, père et frère, Songs of a Lost World n’est pas un disque pour nous, mais bien une création à part entière de Robert pour lui et ses disparus. 

Un mausolée mis en musique avec ses pierres, ses visites, ses regrets, ses souvenirs et ses fantômes. Songs of a Lost World est un requiem. Et pour tout requiem parfaitement maîtrisé, s’accorde souvent à sa suite un million de cœurs qui n’ont pas su à un moment donné : qui n’ont pas su être seuls dans la douleur de vieillir, de perdre, de devoir se relever quand on en a plus l’envie, mais qui trouvent enfin en une autre tristesse l’occasion de soulager la solitude viscérale qui accompagne la souffrance. De partager avec un autre finalement ce que c’est que d’être mal, quand personne n’imagine vraiment à quel point on peut l’être.


On pensait personne capable d’intimement nous comprendre.


Alors que s’évanouit la dernière note de Endsong, nous laissant lessivé, épuisé, comme rarement nous laisse l’écoute d’un disque (et nous n’en attendions pas moins, c’est peu dire), Songs of a Lost World achève d’accomplir son oeuvre en nous laissant entendre l’écho infinitésimal d’une humanité transfigurée par ce que la perte rapproche et comble de nos solitudes communes. En se livrant à ce déchaînement ultime de passions extrêmes, on se retrouve face à un miroir tendu par Robert Smith, un miroir où l’on contemple, silencieux, nos pertes réciproques, nos espoirs évanouis, et ce qu’il reste de beauté collective dans le chaos partagé intimement.


Ce dernier album, s’il s’agit bien de l’ultime offrande des Cure (ne croyons pas trop vite aux promesses de Robert sur un éventuel prochain disque), est un hommage grandiose aux mondes intérieurs que chacun d’entre nous perd un peu plus, jour après jour, là où s’est logée un jour de novembre pourtant une œuvre de plus au plus profond du secret de l’âme. Qu’il est dingue de constater qu’un seul homme aura su y implanter plus de quatre albums. Testament d’un groupe qui n’a plus rien à prouver ni au temps ni aux hommes, Songs of a Lost World est le dernier souffle d’un groupe légendaire, un souffle qui se garde précieusement en talisman contre le temps et la perte. Inscrit à jamais dans le marbre des tombeaux et dans la vibration éphémère de nos cœurs. L’attente aura valu le coup, alors. Le plus bel au revoir jusqu’aux ultimes adieux.


Retrouvez l’extraordinaire concert de lancement de Songs of a Lost World au Troxy à Londres :




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