Arthur Teboul, le chant des possibles.
- Victoire Boutron
- 5 févr.
- 27 min de lecture
Dernière mise à jour : 23 avr.
Poète avant tout, Arthur Teboul tisse depuis l’adolescence une relation brûlante avec les mots, veillant tard pour en saisir l’éclat, les failles et les vertiges. Chanteur et parolier du groupe Feu ! Chatterton, il fait du langage un territoire d’exploration, du silence une promesse, et de la scène un lieu d’incandescence. À l’aube d’un nouvel album, à un carrefour intime de son parcours, nous l’avons rencontré pour une conversation où se mêlent l’écriture et le doute, la reconnaissance et l’oubli, le vertige du présent et l’écho des réseaux. Entre quête de sens et abandon à la beauté, il nous livre une parole libre, intense, vibrante. Un chant des possibles.

© Pauline Mugnier
Culture is the New Black : Votre amour des mots et de la musique vient de votre grand-père, il me semble. Grand mélomane et transporteur de mots, puisqu'il était facteur... Que vous a-t-il transmis ?
Arthur Teboul : Il m’a transmis une forme de magie. L’idée que la langue est une magie et qu’elle renferme un secret. C’est beau parce que, plus tard, en devenant chanteur, j’ai constaté que beaucoup de gens étaient intimidés par leur propre langue. Je m’en suis rendu compte car j’avais une manière d’écrire poétique, sophistiquée, que je considérais comme un jeu. Or, les meilleurs jeux ont des règles complexes, sinon on s'ennuie vite. Pour moi, la langue était un terrain ludique, enfantin. Pourtant, je sentais qu'en face, cela pouvait provoquer de la méfiance, voire une forme de crainte. Comme si ce que je faisais était élitiste, prétentieux ou apprêté, donc faux. C’est le regard des autres qui m’a fait réaliser que dans ma manière d’écrire, il y avait parfois un peu de faux, parce qu'on commence toujours par imiter. Mais il n’y avait pas que ça, il y avait aussi un a priori sur la langue, la littérature et l’écriture.
CNB : Est-ce votre grand-père qui vous a permis de casser cet a-priori ?
Arthur Teboul : Il y avait plusieurs personnes, mais lui l’a fait sans rien dire. Les discours peuvent être dangereux lorsqu’on tente de convaincre quelqu'un que quelque chose est bon pour lui. Si c’est vraiment bon, cela n’a pas besoin d’ambassadeur. Je dis ça, mais aujourd’hui je parle de poésie à chaque occasion ! Pourtant, je ne cherche pas à prouver qu’elle est bénéfique, simplement à partager mon expérience et à donner confiance dans le fait qu’elle est accessible. Mon grand-père et mon père ne m’ont rien dit, mais je les ai vus je les ai vu enfiévrés par la lecture. Ils disparaissaient pour lire, et cette disparition a créé en moi un mystère fascinant. J’ai souvent vu mon père disparaître pour lire, ce qui m’a fait comprendre que cela devait être intéressant !
CNB : Vous parlez de disparition mais il y a aussi un autre phénomène très important chez vous, c’est celui de la déflagration. Vous dites que la poésie est survenue chez vous « comme une déflagration » à l'âge de 15 ans. Ce jour-là, vous vous êtes fait une promesse. Quelle était-elle ?
Arthur Teboul : Je dis ça quand j’ai envie d’être grandiloquent, pour créer du suspense ! [rires] Je mets en scène mon coup de foudre pour la littérature, mais cette promesse, je l’ai conscientisée plus tard. C’était une promesse de me vouer à l’écriture. Encore qu’utiliser le terme de promesse voudrait dire que c’est moi qui l’ai choisi or c’est ce qui est à la fois magnifique et tragique avec les coups de foudre, c’est qu’ils nous condamnent. Je n’ai pas choisi. Ce jour-là, une brèche s’est ouverte en moi, créant un vide qui est devenu un besoin de dire le monde.
C’est une révélation : pour moi, être bien dans ce monde signifie essayer de l’écrire. Peut-être est-ce une maladie, un virus ? Pourquoi ressent-on le besoin de commenter la vie, si elle se suffit à elle-même ? Cette impression d’un surplus de vie, c’est à la fois une malédiction et une bénédiction. C’est un peu comme si, en plongeant vraiment dans la poésie – et surtout à l’adolescence, en découvrant Rimbaud et Baudelaire – quelque chose avait fait écho à mon vécu, comme si j’avais enfin trouvé la clé. Je cherchais sans savoir exactement quoi, et finalement, c’était ça.
CNB : Ce besoin d’écriture est arrivé très tôt chez vous. Dès l’adolescence, vous passiez des nuits blanches à écrire des poèmes dans votre chambre de l'appartement familial du 20e arrondissement de Paris. Que racontaient ces poèmes ?
Arthur Teboul : Ce n’était même pas des poèmes, car j’ai mis longtemps à employer et à assumer ce mot. Je l’ai employé que très récemment, depuis Le Déversoir (ndlr son premier livre de poème, paru en 2023). J’ai toujours écrit, mais je ne disais pas « poèmes », car ces textes n’étaient pas destinés à être lus, mais dits. Et puis, qu’est-ce qu’un poème ? Ils oscillaient entre la prose et la poésie, avec des fausses rimes, une structure proche du rap mais sans musique. Je n’étais pas le seul de mes copains à faire ça et parfois, on le faisait côte à côte. À l’époque, il était plus facile de se laisser griser par l’élan pur de l’écriture. Au départ, le simple fait de pouvoir écrire donnait une valeur à ce que je produisais. Pourtant, bien souvent, je trouvais ça mauvais et je déchirais mes feuilles. Mais très tôt, j’ai ressenti quelque chose de sacré dans l’acte d’écrire, comme si c’était une issue, comme si je savais que c’était là que je pouvais concentrer le meilleur de moi-même. Il est peut-être plus simple de mettre le meilleur de soi dans l’écriture que dans la relation à l’autre. Écrire, c’est réduire le monde, le réinterpréter à sa manière, encapsuler une expérience du réel, un peu comme un parfumeur capture une essence. Pourtant, même en le faisant, il n’obtiendra jamais l’odeur exacte du jasmin tel qu’il l’a perçue, à ce moment précis, dans cet endroit, avec tout ce qui l’a traversé. C’est une réduction du monde. Et il y a quelque chose de rassurant dans cette réduction, dans le fait de modéliser le chaos, de lui donner une structure. Accepter le monde tel qu’il est, avec tout ce qui échappe à notre raison, à notre intelligence et à notre compréhension, est bien plus difficile. Les règles, elles, apportent un cadre. Elles rassurent, certes, mais elles nous obligent aussi à nous confronter à nos propres limites, et c’est en les dépassant que l’on s’élève.
CNB : Est-ce qui vous a mené à participer à des concours de slam, notamment à Belleville dans un bar nommé le “Culture Rapide” ?
Arthur Teboul : Oui, parce que j’avais besoin de m’exprimer. Quand on veut s’aventurer dans un art, on peut choisir d’apprendre un outil avant de s’exprimer, ou d’oser sans attendre de maîtriser. Moi, j’ai choisi la deuxième option. Heureusement, car je ne joue d’aucun instrument ! Si j’avais attendu de maîtriser un outil avant de l’utiliser, je serais encore en train de m’entraîner ! J’ai eu la chance d’être un peu inconscient et prétentieux, de ne jamais me poser cette question. À tâtons, j’ai affiné ma manière d’écrire, porté par l’excitation et le désir de raconter quelque chose.
Si je me suis lancé dans les concours de slam, c’est parce que j’écrivais depuis dix ans, mais que je ne savais pas jouer d’un instrument. Mon seul moyen d’exprimer mes textes, c’était de les dire. D’abord à mes copains et puis un jour, par hasard, j’ai découvert la culture slam. J’avais une vingtaine d’années, j’étais en prépa à l’époque. En réalité, le slam en lui-même ne me passionnait pas tant que ça, mais j’aimais l’idée qu’on puisse monter sur scène et dire des choses. J’avais des textes, j’avais envie de les partager, et un soir, par hasard, je tombe sur un concours de slam à la Bellevilloise, où se produit l’équipe de France de slam. L’ambiance est bon enfant : des cartons sont distribués aux spectateurs, qui notent les performances, un peu comme dans L’École des fans de Jacques Martin. En plein milieu de la soirée, le présentateur demande si des poètes veulent s’inscrire pour monter sur scène. J’étais au bar avec deux potes, et en réalité, ça faisait des heures que je bouillonnais d’envie d’y aller. J’avais ce désir brûlant de monter sur scène, mais en même temps, une peur immense, parce que pour moi, c’était sacré. Ce genre de moments, je l’ai vécu plein de fois : dans des jams, des open mics, dans des bars en Erasmus à Berlin… T’es assis, tu bois un verre, tu te chauffes avec tes potes : "On y va ? On n’y va pas ?". Et parfois, la soirée passe et tu n’y vas jamais. Pourtant, quand tu oses, t’as l’impression de jouer ta vie. C’est sacré. Ce soir-là, à la Bellevilloise, mes potes m’inscrivent. Le présentateur annonce un "poète de rééquilibrage", un terme utilisé pour prévenir que la performance pourrait être médiocre. Je monte sur scène et je me lance. Je slame. Et j’adore ça.
J’ai adoré cette expérience parce que j’ai aimé recevoir de la reconnaissance. À une époque où personne ne m’en donnait, il fallait une sacrée dose de confiance en soi pour se lancer. Aujourd’hui, je pourrais facilement jouer la carte de la modestie, parce qu’on me reconnaît, parce qu’on vient m’écouter. Mais au début, quand personne ne t’attend, quand personne ne te regarde, mieux vaut croire en ce que tu fais.

© Pauline Mugnier
CNB : Vous avez aussi trouvé de la reconnaissance grâce à vos amis et futurs membres de Feu ! Chatterton, que vous avez rencontrés au lycée. À l’époque, ils avaient déjà leur groupe et, en terminale, ils ont été sélectionnés pour la finale du concours Emergenza à l’Élysée Montmartre. Vous avez tenté de vous imposer comme chanteur, mais vous n’avez finalement pas intégré le groupe. Pourquoi ? Vous ne vous sentiez pas au niveau ?
Arthur Teboul : C’est grâce à eux que je chante aujourd’hui. Ce sont eux qui m’ont dit qu’ils aimaient mes textes et qu’ils voulaient que je chante pour eux. Mais à l’époque, un problème concret nous a rapidement stoppés dans notre travail : je ne comprenais rien à la rythmique d’une chanson. Impossible de répéter dans ces conditions. J’avais un texte qu’ils appréciaient, mais dès qu’ils me parlaient de mesures, j’étais complètement perdu. On a fait deux répétitions, mais, à l’époque, c’était le plus gros concert de leur vie. Ils ont fini par me dire que ça n’allait pas fonctionner. On ne pouvait pas construire le morceau si je faisais n’importe quoi. Il y a un moment où le désir, l’improvisation et le plaisir se heurtent à la rigueur et à l’exigence.
CNB : Ce sont donc eux qui vous ont appris à devenir chanteur…
Arthur Teboul : Il y a beaucoup de groupes qui se forment au lycée, mais j’ai eu la chance de tomber sur des gars comme moi : quand on commence quelque chose, ce n’est pas pour rigoler. On voulait jouer sérieusement, aller au bout des choses et être les meilleurs possible. Certains musiciens nous ont rejoints puis sont partis, parce qu’ils voulaient juste jouer le dimanche, boire des coups et fumer des pétards. Mais à la fin de ces sessions du dimanche, les chansons n’étaient jamais terminées. Alors on se retrouvait tous les soirs de la semaine pour répéter.
Quand tu as 20 ans, que tu loupes des soirées pour t’enfermer dans un studio hors de prix à Paris, que tu patientes des heures dans une cave pour jouer, forcément, ça en refroidit certains. Beaucoup sont partis, et c’est compréhensible. Mais nous, on était prêts à faire ces sacrifices. À cet âge-là, tu bosses chaque soir, tu mets toutes tes économies dans ton projet, et quand on te demande ce que tu fais, tu n’as encore rien à montrer. Les gens ne comprennent pas. Ça peut paraître étrange vu de l’extérieur. Mais donner une forme à son intuition, devenir soi-même, s’accomplir, ça prend du temps. Et dans ces moments-là, mieux vaut avoir confiance en soi, parce que personne ne le fera à ta place. Aujourd’hui, il y a des morceaux que j’ai écrits avec Feu ! Chatterton dont je suis très fier, des morceaux qui touchent les gens. Pourtant, pendant des années, ces chansons existaient déjà, mais personne ne comprenait ce qu’on cherchait à faire. Maintenant, tout le monde chante en français, c’est redevenu à la mode. Mais à nos débuts, la première remarque qu’on nous faisait en grimaçant, c’était : "C’est bien… mais c’est en français." On était encore à la fin de la French Touch, avant l’arrivée de Lescop, La Femme, Fauve… On s’est inscrit dans cette vague, mais au départ, il fallait tenir bon.
Ce que je veux dire, c’est que bien avant de penser à créer un compte Instagram léché, la première question à se poser, c’est : Est-ce que j’ai vraiment envie de faire ça ? Est-ce que j’ai des choses à dire ? Avec le temps, j’ai perdu un peu de cette spontanéité, de cette forme d’orgueil adolescent qui me faisait croire que le simple fait d’écrire rendait un texte nécessaire. Aujourd’hui, paradoxalement, j’ai de plus en plus envie de me taire.
CNB : Aujourd’hui, réfléchissez-vous davantage avant de prendre la parole ou d’écrire ?
Arthur Teboul : Oui, je réfléchis davantage au poids des mots, à ce qu’on met dans ce monde et pourquoi on le met. Et ça, ça devient plus difficile. Avant, je ne me posais pas autant de questions. Je m’interroge sur la nécessité de dire, de prendre la parole. À mes débuts, l’élan de l’écriture suffisait à me convaincre que le texte avait de la valeur. Cette spontanéité limitait aussi le travail, car elle empêchait de retoucher ce que j’avais produit : c’était un jet sacralisé, intouchable. C’est une posture rassurante, parce qu’elle confère une valeur absolue à ce qu’on écrit, mais elle est aussi très limitante.
Prenons un exemple : si j’avais un trait d’esprit percutant mais cruel dans une chanson, avant, je me serais dit que la beauté du geste primait sur tout, que l’amour de l’art et de la littérature justifiait à lui seul l’existence de cette phrase. Mais si l’on place le bien au-dessus du beau, alors on s’interdit parfois de dire certaines choses, on les garde pour soi. C’est une question délicate, car vouloir mettre trop de bien dans une œuvre peut aussi la transformer en programme moral, en discours plutôt qu’en création artistique.
Ce dont je suis sûr, en revanche, c’est que les mots et la chanson m’accompagnent dans la vie. Dire ça peut paraître peu, mais en réalité, c’est immense. Si l’on croit en la littérature, alors il faut accepter qu’elle puisse nous suivre dans tous nos états d’être, à chaque moment de notre existence. Ce sont des révolutions intimes, des chemins passionnants à explorer. L’écriture, c’est un tuteur, un bâton, un repère qui nous accompagne.
CNB : Comment vos parents ont-ils réagi lorsque vous leur avez annoncé que vous vouliez faire de la musique ?
Arthur Teboul : J’ai eu de la chance. Mon père est artiste, peintre et grand mélomane. Ce n’est pas son métier, et pourtant, il est encore plus poète que moi. Son rapport au monde est profondément artistique, sa sensibilité encore plus exacerbée que la mienne. Peut-être que ce qui l’empêche de produire, c’est justement cette conscience de sa propre petitesse face à la création… Ma mère, elle, a quelque chose que je n’ai pas : une vitalité immense, un optimisme inébranlable. Chaque matin, elle se lève avec une excitation pour la vie, une confiance absolue en elle. Transmettre ça à ses enfants, c’est un cadeau inestimable. Maintenant que je suis père à mon tour, je regarde ma famille avec un autre regard. Je me dis que si l’un d’entre eux avait fait ce que j’ai fait, j’aurais trouvé ça complètement fou. Parce qu’en réalité, j’ai longtemps caché mes activités de chanteur. Puis un jour, j’ai fini par leur annoncer que je voulais en faire mon métier. Ils n’ont rien dit. J’ai eu cette chance-là. Aujourd’hui, ma mère me dit qu’ils ont réagi ainsi parce qu’ils trouvaient que ce que je faisais était bien. Que si ça avait été mauvais, elle me l’aurait dit. À chaque fois, je lui réponds qu’elle ne peut pas être objective, parce que c’est ma mère. Et elle insiste : "Non, j’aurais été capable de trouver ça nul. Mais c’était bien."
Avec mes frères, on a grandi avec cette idée simple : "Faites ce que vous voulez, mais faites-le vraiment." Mes parents sont exigeants dans le travail, ils nous ont appris à aller au bout des choses. Mais devenir artiste, ce n’est pas un métier qu’on apprend dans une école. L’école peut t’apporter la technique, mais pas la vocation. Moi, je ne savais pas vraiment chanter. J’ai des kystes aux cordes vocales, je suis asthmatique… mais j’écrivais. Ce sont les mots qui m’ont mené là où je suis aujourd’hui.
Au lycée Louis-le-Grand, j’ai rencontré mes potes. Je voulais faire des études, mais au fond de moi, je savais que je voulais être sur scène. Alors je me suis dit que j’allais faire des études pour monter un label, produire des artistes… Mais en vérité, ce que je voulais, c’était être à leur place. Je me souviens avoir assisté à des concerts de Matthieu Chedid ou de Ben Harper et d’avoir ressenti cette évidence : je voulais être sur scène, pas en coulisses à produire ceux qui y montaient. À cette époque, je ne savais pas trop où aller. À Louis-le-Grand, la voie royale, c’était la prépa scientifique, alors j’ai envisagé cette option… sans conviction. Puis j’ai pensé à une prépa HEC, mais mes parents ne savaient même pas vraiment ce que c’était. J’étais un bon élève, j’aimais l’école, et pendant longtemps, j’ai cru que la vie était linéaire. Que si on déviait du chemin tracé, si on redoublait, si on changeait de voie, on devenait un marginal. C’est un truc d’enfant, cette peur que tout s’effondre si on ne suit pas la ligne droite. Heureusement, la vie nous apprend que ce n’est pas le cas.
Pour un musicien, écrire, c’est une école buissonnière, un jardin secret, un refuge. Le but, au départ, ce n’est pas d’en faire un métier. C’est une nécessité étrange, un désir inexplicable. En prépa, dès que j’écrivais un texte, j’appelais Sébastien Wolf (ndlr : guitariste de Feu ! Chatterton) pour le lui lire. J’aurais pu attendre de le voir, mais non : il fallait que ça sorte, immédiatement ! Et lui, comme les autres, partageait cette excitation. Ils croyaient en cette force mystérieuse des mots autant que moi. Il y a des choses qui nécessitent des ressources extérieures pour exister : construire un meuble, par exemple, demande du bois. Mais avec les mots, on n’a besoin de rien d’autre que de soi. C’est vertigineux. Ce sont des formules magiques. Si on trouve le bon agencement, si une phrase touche quelqu’un, si elle condense le monde ou résonne avec une expérience vécue… c’est puissant. C’est à la fois totalement physique – une onde, un son – et profondément spirituel, presque mystique.
CNB : C'est devenu une affaire de famille, puisque ton frère et ton père sont impliqués dans l'aventure il me semble. C'est important pour vous ?
Arthur Teboul : Mon père a monté une agence de communication d’entreprise. Il a été directeur artistique, graphiste, et il a réalisé la plupart de nos pochettes avec mon frère, Sacha, qui était aux Beaux-Arts et qui est sorti de la Fémis. Oui, on bosse en famille ! Au début, c’était simplement la solution la plus évidente. Aujourd’hui, il est facile pour les jeunes de se connecter entre eux, mais à l’époque, quand on démarrait, il n’y avait pas encore les réseaux sociaux. On ne connaissait pas forcément de graphistes, alors on a fait avec les ressources qu’on avait sous la main. Et puis, j’aime travailler avec mon père et mon frère parce qu’on partage la même exigence. Ça permet d’être honnête jusqu’au bout. Quand tu bosses avec quelqu’un que tu ne connais pas, même si la collaboration est forte, il faut souvent des années avant de pouvoir tout se dire sans filtre. Parfois, on a essayé de travailler avec d’autres, mais à chaque fois, j’ai fini par abandonner. Cela dit, ce n’est pas toujours simple ! On s’embrouille, on passe des nuits blanches, parfois c’est le drame… mais on adore ça. Et à la fin, on est fiers du résultat !
CNB : Il y a une différence entre écrire des textes en solo et pour un groupe... Comment crée-t-on un langage commun ?
Arthur Teboul : En réalité, il n’y avait pas vraiment de différence, parce qu’ils me laissaient carte blanche. Ils me disaient de faire mon truc, que j’étais bizarre et que je devais continuer à l’être. J’avais la main. Pourquoi est-ce que je parle de formules magiques ? Parce que, étrangement, ils s’en fichaient de comprendre. Quand on composait, ils n’écoutaient pas vraiment ce que je faisais, et c’était une bonne chose ! Ce n’était pas un manque d’intérêt, au contraire. Cela me laissait le temps de laisser mon écriture éclore, de lui donner sa propre forme. Ce qu’ils captaient avant tout, c’était un flux, une musique, un assemblage de sons et de mots précis, sans chercher à tout décoder. Avec le temps, j’ai pris confiance en moi. Et paradoxalement, plus on est confiant, moins on a besoin d’ego. Je sais aujourd’hui que modifier un mot ou ajuster une phrase ne va pas briser ce que je suis en train de construire. Avant, j’avais peur que toucher au texte fasse s’effondrer l’ensemble. Maintenant, j’ai foi dans l’écriture et dans le processus de gestation. À partir du moment où une colonne vertébrale solide existe, les autres peuvent se permettre d’interroger mon texte sans que cela ne le fragilise, bien au contraire. Aujourd’hui encore, dans notre processus de création, mes camarades n’interviennent que très tard sur le texte, et je pense que c’est une bonne méthode. Quand on écoute une chanson, certains mots nous parviennent, on s’en fait une histoire, et il n’est pas nécessaire de tout comprendre.
La mort de Lynch nous rappelle cette évidence : pourquoi exiger d’une œuvre qu’elle soit limpide et explicite, alors que nos vies sont remplies de mystères et d’incompréhensions ? Pourquoi voudrait-on qu’une œuvre soit un remède au grand chaos de nos existences ? La poésie est là pour ça, justement. Elle ne donne pas de réponses, elle ouvre des portes, elle questionne, elle tend une main au lieu d’imposer un programme.

© Pauline Mugnier
CNB : Vous dites que la poésie est un « contre-pouvoir ». Qu’entendez-vous par là ?
Arthur Teboul : Avant tout, je pense que c’est un contre-pouvoir intime, une forme de résistance intérieure. Comme un pense-bête, un rappel à l’ordre… et au désordre. J’aime dire qu’il faut "rester alerte", "attentif".
Nous sommes sans cesse sollicités pour être dans la mesure, dans l’équilibre. La littérature, elle, nous maintient en éveil, en tension perpétuelle. Mais cette tension ne doit pas devenir une source d’angoisse ; il faut savoir en faire quelque chose de vivant, de fertile.
CNB : Cela rejoint ce que disait l’un de vos poètes préférés, Christian Bobin, dans Le Plâtrier Siffleur : « Le monde est rempli de visions qui attendent des yeux. Les présences sont là, mais ce qui manque, ce sont nos yeux. »… Avons-nous perdu l’habitude de contempler ?
Arthur Teboul : C’est certain. Par mon métier, je devrais être plus enclin à le faire, d’autant que j’en parle tout le temps et que ma profession me le permet. Pourtant, comme tout le monde, je suis sans cesse interrompu, sollicité, happé par le rythme effréné du quotidien. Et si moi, qui suis censé être parmi les plus privilégiés pour cultiver la contemplation, j’ai du mal à y parvenir, alors je n’ose imaginer où en sont les autres… Aujourd’hui, s’accorder cinq minutes à soi relève presque de l’effraction, quel que soit notre métier ou notre place dans la société. Avec les smartphones, nous sommes en permanence distraits, dispersés, en train de clignoter entre mille stimulations. Alors comment réussir à être pleinement présent à soi et aux autres ? C’est une quête permanente. Quand on joue de la musique, quand on écrit, on entre dans un rapport profond à soi et au monde, on s’enfonce en soi pour tenter de contempler. La lecture aussi peut nous y amener. Mais c’est devenu de plus en plus difficile. Même rencontrer quelqu’un par hasard dans la rue et prendre le temps de discuter semble être un luxe.
CNB : En 2024, une tendance virale a enflammé les réseaux sociaux : celle de « romantiser sa vie », autrement dit, sublimer les instants du quotidien. Cette pratique est souvent présentée comme un moyen de réduire le stress et l’anxiété. Pour vous, que révèle-t-elle de notre époque ?
Arthur Teboul : Pour moi, cette tendance a un effet pervers, car le véritable courage, c’est justement de ne pas mettre d’écran entre soi et le monde. Être pleinement présent, c’est parvenir – ou du moins essayer – d’effacer tous ces filtres, ces écrans qui s’interposent entre nous et l’instant. Romantiser sa vie en filmant un moment beau, ce n’est pas le vivre, c’est déjà le transformer en contenu, en communication vers les autres. Or, certains moments – la lecture, l’écriture, la musique – ont une valeur en eux-mêmes, une fin en soi. Et ce rapport à la gratuité de l’expérience, on est en train de le perdre. Je le vois bien avec mon groupe : je gère nos réseaux sociaux, et c’est devenu un outil incontournable pour informer sur nos concerts, nos sorties. Pendant une campagne d’album, la promotion devient omniprésente et finit par façonner ma manière d’être au quotidien. Je dois poster du contenu tous les jours, et cela influence ma perception du monde. Je ne vis plus simplement les choses : je réfléchis déjà à comment les transformer en publications. Et quand on fait ça, on se vide. On s’empêche de vivre, parce qu’on anticipe en permanence comment partager le moment, au lieu de le ressentir. Ces outils sont comme des drogues, conçus non pas pour nous enrichir intellectuellement, mais pour nous rendre dépendants. Si l’argent investi en R&D pour nous garder accros servait réellement à nous rendre plus heureux ensemble, on pourrait accomplir des miracles. Mais ce n’est pas leur but. Leur but, c’est de nous rendre accros, de nous pousser à vérifier nos notifications toutes les deux minutes. Et au final, qu’est-ce que ça change ? Rien. C’est comme un flipper : tu perds toujours, donc tu relances la partie. Avec les réseaux sociaux, c’est pareil : tu peux avoir des milliers de likes, tu en voudras toujours plus. Et puis un jour, tu en as moins, et tu te demandes pourquoi. C’est un mécanisme avilissant, humiliant. Je me sens indigne d’y participer, et pourtant, j’y pense quotidiennement depuis des années. Je n’ai pas trouvé de solution. Se couper totalement des réseaux sociaux n’est pas non plus la réponse, parce que lorsqu’on est artiste, c’est le meilleur moyen de garder un lien direct avec son public. Mais pour tirer quelque chose de positif de ces outils, on est contraint d’accepter d’être pris au piège. Ce truc, c’est du crack. De la drogue dure.
CNB : Cette tendance à « romantiser sa vie », à en extraire la poésie, révèle aussi un besoin profond de poésie chez les gens…
Arthur Teboul : Ce qui serait formidable, c’est que cela serve de transition, un passage qui amènerait justement les gens à éteindre leur téléphone. Je ne dis pas ça en donneur de leçons, car je me heurte au même problème. Par exemple, devant chez moi, il y a les arbres du cimetière du Père-Lachaise, et un nid de perruches vertes s’y est installé. C’est Jumanji en plein Paris ! Parfois, en les voyant passer, je me surprends à penser : « Tiens, ça ferait une belle vidéo : ‘Les perruches du Père-Lachaise’ ». Et rien que cette pensée m’humilie. Je me sens indigne. On vaut mieux que ça. Il m’arrive aussi de ressentir ce besoin d’attention. Quand ça fait un moment que je n’ai rien posté ou que je ne suis pas monté sur scène, je sens ce manque. Dans ce métier, on devient dépendant à la reconnaissance. On a la chance d’en recevoir beaucoup, mais c’est aussi un piège : le jour où elle disparaît, l’absence est bien plus brutale que pour quelqu’un qui n’y a jamais été habitué.
CNB : Ce partage, ce moment suspendu, c’est ce que vous avez cherché à créer avec Le Déversoir, que vous décrivez comme une « tentative renouvelée de donner envie de poésie ». Comment les gens ont-ils réagi ? C’est une expérience peu commune que d’aller se faire réciter des vers, et encore plus par un artiste reconnu… Cela aurait même pu en intimider certains.
Arthur Teboul : Pour moi, l’un des éléments essentiels de cette expérience, c’était l’absence totale de téléphone. Ce que je cherche avant tout, c’est la présence. Or, il est devenu incroyablement difficile d’être véritablement présent, sans être traversé par le monde qui grouille dans notre poche, par l’attente d’un message qui pourrait arriver. Et on connaît tous cette sensation absurde : on espère parfois un message qui va changer notre vie, alors qu’en réalité, c’est juste quelqu’un qui nous annonce qu’il arrive dans dix minutes. Au fond, il y a en nous ce désir que le message soit une révélation, une chance, un bouleversement. Mais ne rien attendre, c’est devenu presque impossible, surtout dans un monde où nous sommes constamment reliés à un univers parallèle. Ce double monde est une réalité du XXIe siècle, et nous ne pourrons jamais revenir en arrière. Il nous plonge dans un état permanent d’ubiquité : être ici, mais toujours conscient de ce qui se joue ailleurs.
Alors être présent, ça signifie quoi, au juste ? Même si je dis que je suis ici et maintenant, au fond, je garde en tête que quelque chose peut se passer dans ma poche. Le monde a toujours tourné sans nous, pourtant on ressent aujourd’hui ce besoin presque compulsif d’être informé en temps réel, surtout des mauvaises nouvelles. Les chaînes d’info en continu en sont la preuve : elles nous abreuvent de catastrophes, jamais de bonnes nouvelles. On va chercher l’histoire dramatique – la maison qui s’effondre, l’enfant disparu – mais pourquoi ne pas chercher aussi l’histoire lumineuse, celle de la personne qui a sauvé son voisin ou de la greffe qui a réussi ? Ces histoires existent aussi, mais elles sont rarement mises en avant.
Bref, pour revenir au Déversoir, l’idée est née d’un constat simple : je n’arrêtais pas de me plaindre du manque de poésie dans notre quotidien. Alors, au lieu de juste me lamenter, j’ai décidé d’agir : et si j’allais voir si elle manquait vraiment aux gens ? Je voulais tester ce besoin, voir si les gens avaient envie de poésie. Bien sûr, je savais que ma notoriété jouerait un rôle, que des gens viendraient aussi pour me voir. Mais je voulais éviter cet écueil. Je ne voulais pas que Le Déversoir devienne un simple prétexte pour rencontrer un artiste et repartir avec un autographe. Je voulais une rencontre simple, humaine. J’ai donc mis en place un système de réservation différée en ligne, pour éviter que seuls les fans de Feu ! Chatterton soient au courant dès le début.
L’expérience en elle-même était particulière. Il y avait une salle d’attente, et moi, j’étais installé derrière un immense bureau. Je l’ai choisi volontairement imposant, pour créer une forme d’intimidation et éviter que les gens ne me parlent trop. La pièce était dépouillée : un original de Matisse au mur, de la moquette au sol, un espace feutré, à l’abri du tumulte de la rue. Tout était pensé pour que l’on bascule dans une autre réalité. Quand la personne entrait, je l’invitais à s’asseoir, je lui demandais son prénom, puis je lui expliquais que j’allais écrire un poème automatique, sans discussion préalable. Ce silence imposé changeait tout : le poème naissait de notre présence commune à cet instant, et non d’un échange ou d’un désir particulier. Je ne voulais pas écrire sur commande, parce qu’aujourd’hui, on peut tout commander avec Amazon. Là, le poème devait être une surprise, et il fallait accepter d’être déçu. Pour être réellement présent, il faut être prêt à accueillir ce que la vie nous offre, sans attente précise. Au début, les gens étaient très décontenancés, car je leur demandais de ne pas me regarder. Se retrouver seul dans une pièce avec un inconnu qui écrit un poème pour vous, sans rien avoir à faire, c’est une expérience peu habituelle. On s’autorise très rarement à ne rien faire. Certains lisaient, d’autres écoutaient de la musique, d’autres encore s’allongeaient par terre…
Ce qui était fascinant, c’est qu’à partir du moment où je me mettais à écrire, la relation s’équilibrait. Tout d’un coup, nous étions à égalité. Parce que je ne savais pas ce que j’allais écrire, et la personne en face de moi ne savait pas ce qu’elle allait recevoir. Il y avait un vrai risque de mon côté aussi. Après une minute, tout basculait dans un autre rapport, un autre état de présence. C’était magique, parce qu’on a rarement l’occasion d’être simplement avec un inconnu, dans le silence, à partager une attention extrême l’un envers l’autre. C’est quelque chose que je ressens aussi sur scène. Pour être pleinement présent, il faut savoir s’abandonner, s’oublier. Dans ce face-à-face, malgré nous, un lien se créait. Parce qu’on oublie souvent que nous sommes faits aussi de phéromones, de mouvements de l’air, de présences subtiles… On pourrait analyser tout ça de manière rationnelle et physique, mais moi, je ressens les deux dimensions à la fois, matérielle et mystique. Et parfois, en écrivant, je savais d’avance qu’un mot allait résonner. Il y a eu beaucoup de larmes. Les leurs, et parfois les miennes. Mais ce n’est pas une question de pouvoir ou d’influence. Et c’était un piège à éviter : quand on fait pleurer quelqu’un, on peut ressentir une forme de satisfaction, d’avoir provoqué une émotion. Mais pour que le poème soit vraiment juste, il fallait que je m’efface. Oublier la séance précédente, oublier que j’avais ému quelqu’un, et ne jamais chercher à reproduire cet effet. C’était une leçon d’humilité. Ce n’est pas de l’orgueil, au contraire. J’ai une telle confiance dans la force des mots que je peux disparaître derrière eux. Comme sur scène : plus je deviens un miroir, moins on me voit, et plus c’est puissant.
CNB : Vous avez souvent décrit la scène comme un espace de transformation. Que représente-t-elle pour vous ?
Arthur Teboul : Pour moi, la scène est avant tout un espace de concentration qui mène à la transformation. Il y a un vers d’Apollinaire, dans un poème mystique intitulé L’Hermite, qui dit : « Des baisers quintessenciés comme le miel ». J’aime particulièrement cette idée de « quintessencié comme le miel », parce qu’elle illustre bien ce que permet la concentration : un processus d’extraction, une essence qui accepte de ne plus être la totalité du monde, mais qui, par cette densification, atteint une intensité nouvelle. C’est cette concentration qui donne naissance à quelque chose de plus riche, de plus profond : du miel, une essence… un concert. Être sur scène, c’est condenser son être, son intensité, jusqu’à un point de pure présence qui transforme. La concentration est le moteur de cette métamorphose. J’aimerais pouvoir être dans cet état en permanence, mais c’est un équilibre difficile à maintenir. C’est épuisant.
CNB : Vous étiez en studio en décembre dernier. C’était pour le nouvel album de Feu ! Chatterton ?
Arthur Teboul : Oui, on est en pleine création du prochain album de Feu ! Chatterton. On a passé un mois en studio à Bruxelles, en décembre, aux Studios ICP. On a enregistré énormément de morceaux, et en ce moment, on finalise les voix et les arrangements. Je suis sorti du studio en pensant qu’on touchait au but… et plus j’avance, plus je réalise qu’on est encore loin d’avoir terminé ! [rires]
CNB : À quoi doit-on s’attendre pour ce nouvel album ? Votre rapport à la musique a-t-il évolué avec ce projet ?
Arthur Teboul : J’ai l’impression que les choses qui nous accompagnent dans la vie nous transforment autant qu’on les transforme. C’est un questionnement permanent. J’essaie toujours de ne pas me répéter, de me réinventer… même si j’ai souvent le sentiment que lorsqu’un artiste dit ça et qu’il revient, il a juste changé de coupe de cheveux ! [rires] Mais les révolutions intimes, c’est ça qui est beau. Ce sont des virages subtils, parfois à peine perceptibles – 1 ou 0,5% de changement – mais qui, intérieurement, demandent une mise à l’épreuve intense, presque extrême.
J’ai récemment enregistré un album piano-voix avec Baptiste Trotignon, composé de reprises de chansons françaises qui m’accompagnent depuis l’enfance. Je pensais les connaître par cœur… et en fait, pas du tout. Je n’avais jamais pris le temps de les déconstruire avec précision. Et ce que j’ai découvert m’a presque fait peur : les chansons de Barbara, de Brel, sont d’une simplicité désarmante. Elles touchent à des émotions profondes, vertigineuses… mais si tu les analyses froidement, ce sont souvent deux couplets, un refrain, des anaphores, des mots simples. Rien de compliqué. Et là, une question m’a frappé : qu’est-ce qui différencie ces chefs-d’œuvre de la plus basique des chansons de variété sans âme ? La réponse tient à presque rien… et en même temps, à tout. Cette révélation a changé ma manière d’écrire. Jusqu’à présent, j’étais stimulé par la complexité, par une certaine sophistication dans l’écriture et dans la musique. Aujourd’hui, mon défi est d’aller vers plus de simplicité et de sincérité – avec le risque que ce soit plat, banal…Mais après 15 ans de métier et trois albums avec Feu ! Chatterton, si je ne prends pas ce risque, ça ne m’amuse plus. Je n’aurais aucun plaisir à refaire ce que je sais déjà faire. J’ai dû essayer de désapprendre. De déconstruire cette idée que le beau est forcément lié à une certaine intelligence formelle. Accepter d’être moins intelligent dans ce que je raconte. C’est une sorte de retour à l’instinct, une quête de simplicité brute. Comment faire en sorte que ce soit à la fois épuré et percutant, sans être fade ? On verra… Vous me direz !
CNB : D’où vient votre inspiration ?
Arthur Teboul : Je n’écris pas en me fixant un sujet précis. J’aimerais bien, mais je ne sais pas faire. J’ai un bloc-notes sur mon téléphone où je note des fragments de phrases, des idées éparses. Ensuite, je les rassemble, je les retravaille, j’en écris d’autres. Écrire une chanson, ça me prend en moyenne un an et demi, parce que chaque mot compte. Parfois, je peux passer des semaines sur un seul mot. C’est une approche qui ressemble à l’écriture automatique, dans le sens où je laisse venir les choses, mais avec une démarche presque inverse : quand j’écris des chansons, il y a une intention, un désir, une volonté. Pourtant, ce ne sont jamais des programmes. Je ne me dis pas : « Tiens, je vais écrire une chanson sur ma fille ». J’ai plutôt une intuition, un constat, une sensation qui surgit.
Leonard Cohen disait que les chansons ne viennent pas vraiment de nous, qu’elles arrivent. Notre rôle, c’est d’être là pour les accueillir. Sur ce dernier album, j’ai souvent attendu… et parfois, rien ne venait. Et puis, tout à coup, deux chansons naissaient en l’espace de deux heures. Un jour, on est partis à Barcelone avec un des gars du groupe, et quand la chanson est enfin arrivée, je me suis dit : « Voilà, c’est pour ça qu’on est venus ici. Pour la chercher. » Ça n’arrive que quelques fois dans l’année, mais il ne faut pas s’en inquiéter. Parce que ça finit toujours par venir. Différemment.
CNB : À la manière d’un Leonard Cohen, d’un Thom Yorke ou d’un Nick Cave, pensez-vous être un canal à travers lequel la musique et la poésie trouvent leur voix ? Un catalyseur, en quelque sorte ? D’où vient, selon vous, cette nécessité qu’a l’art de s’exprimer à travers certains individus ?
Arthur Teboul : Répondre oui, ce serait prétentieux… mais avec le temps, notamment à travers Le Déversoir, j’ai constaté qu’il y avait quelque chose de l’ordre du messager. Le dire ainsi peut sembler arrogant, et pourtant, quand on fait ce métier, l’objectif est justement d’être un canal, de s’effacer pour laisser passer quelque chose de plus grand que soi. Alors oui, je le pense. Mais parce que je le pense, cela impose une responsabilité : il faut honorer la chanson, être à la hauteur de ce qu’elle exige. Cela demande une certaine intégrité, une forme de droiture. Finalement, nous sommes tous des canaux de quelque chose.
En ce moment, je regarde beaucoup Pharrell Williams parler sur les réseaux sociaux, donner des leçons de développement personnel… Mais c’est facile quand on est Pharrell Williams, qu’on a tout réussi. Son discours peut vite devenir condescendant, car il y a des gens qui exercent un travail qui ne leur plaît pas, qui galèrent, et ce n’est pas forcément de leur faute. Lui, il affirme que si l’on ne devient pas ce que l’on devrait être, c’est de notre responsabilité. Or, donner des leçons sur comment devenir soi-même, je trouve ça violent.
Quand j’ai commencé à être chanteur, mon moteur fonctionnait aussi avec du mauvais carburant : le besoin d’être aimé, de séduire, de se sentir grand, d’avoir du pouvoir. Mais comme la scène est sacrée pour moi, plus j’ai eu la chance d’y être, plus ces motivations superficielles se sont effacées. C’est en faisant que l’on devient.
J’ai eu la chance de monter sur scène une centaine de fois par an, ce qui m’a permis d’évoluer. Cette huile noire dans mon carburant s’est peu à peu dissipée, parce que ce que j’aime profondément, c’est le partage, la communion, la fraternité. Et plus je fais ce métier, plus je disparais derrière ce que je dis sur scène. Mais cela demande une immense confiance. Au début, on est nu. On veut prouver, on veut montrer qu’on est fort, qu’on porte une armure. Avec le temps et l’expérience, j’essaie de m’effacer, d’être ce canal… même si l’affirmer ainsi me met mal à l’aise.
Quant à cette idée de messager, on pourrait dire que c’est à la fois un mystère et une forme de maladie. C’est étrange d’avoir besoin de plus pour vivre. J’admire mes proches qui investissent cette énergie ailleurs. Moi, j’ai besoin de créer pour être en paix, pour être en harmonie avec le monde. J’y mets une énergie démesurée. Parfois, je me dis que cette énergie pourrait être mieux employée : dans l’attention aux autres, dans la visite aux malades, dans le soin de mes proches… Je pourrais penser davantage aux besoins de ma femme et de ma fille, par exemple.
Pourquoi ce besoin viscéral ? Je ne sais pas, et je ne saurai jamais. C’est une nécessité.
Il y a dix ans, lors de nos premières tournées, je n’aimais pas la personne que j’étais. J’étais fatigué, stressé, irascible. J’ai même pensé à arrêter. Mais si je fais ce métier, c’est parce que j’en ai besoin. Je dois le faire. Plus je le fais, plus j’en deviens dépendant. Plus j’ai besoin de chanter, de monter sur scène. C’est une dépendance.
📖 Le Déversoir – publié en 2023 aux éditions Seghers.
📖 L'Adresse : Les rendez-vous du Déversoir – paru en 2024 chez Seghers.
🎹 Piano Voix – album d'Arthur Teboul et Baptiste Trotignon, sorti le 30 août 2024 sous le label Tôt ou Tard.
🔥 Prochain album de Feu ! Chatterton : "Peut-être en 2025… Je ne dirai rien !"
Arthur Teboul nous offre une reprise inédite de The Sound of Silence, adaptée en français, en exclusivité pour Culture is the New Black à retrouver sur notre instagram : @cultureisthenewblack
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