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RENCONTRE AVEC WHITE CORBEAU : LIGHT MY FIRE

  • 15 juil.
  • 14 min de lecture

White Corbeau n’est pas un alias. C’est un indice. Une faille dans le nom civil. Une image impossible, un refus d’entrer dans les catégories établies : pas noir, pas blanc, pas conforme, pas proprement assignable. Le corbeau était blanc, disent les mythes — jusqu’à ce que le monde le brûle. Il a gardé cette mémoire dans les plumes.


On l’a rencontré au Pop-Up du Label, dans un entre-deux physique et mental, juste avant de monter sur scène. Pas d’agitation. Pas de posture. Juste une lucidité nue, presque brute, à la fois fière et fragile. Ce qui frappe chez lui, ce n’est pas l’assurance. C’est la clarté de la complexité.


White Corbeau fabrique davantage des structures de sens que des chansons à proprement parler. Architecte de formation, il compose avec les mains d’un sculpteur et l’oreille d’un virtuose. Il enlève, ajuste, et coupe tout ce qui n’est pas essentiel. Et ce qui reste, c’est une émotion nette, brute, sans fioriture : l’intention d’un artiste qui se veut grand autant que vrai.


Sa musique n’est pas un exutoire. C’est un outil de survie. Un système de navigation intérieure. Il y revient chaque jour pour que tout s'enflamme. Pour que les braises n'atteignent jamais leur ultime étincelle. Il y revient pour retrouver ce qui, à cinq ans déjà, l’occupait en silence : chanter, dessiner, inventer des formes pour ne pas disparaître. Il a grandi entre les pelouses taillées de Waterloo et les poussières rouges du Cameroun et de Centrafrique. Deux mondes qui ne se parlent pas. Alors il a appris à traduire. Pas pour faire le lien — pour fabriquer une troisième langue. La sienne.


White Corbeau n’est pas un artiste “multidisciplinaire”, ce mot définitivement trop plat et trop commode pour faire l’affaire à son sujet. Ce qu’il fait, c’est traverser les formes. Sans autorisation. Sans hiérarchie. La musique pour toucher. Le dessin pour frapper. Le textile pour inscrire. L’animation pour incarner. Chaque outil est un prolongement du cœur, une tentative de dire ce qu’une seule bouche ne peut contenir.


Ce qu’il construit, c’est un chemin vers soi. Avec des stations : la rue. Le Botanique. La solitude. Le deuil. La foule. La joie. L’épuisement. Chaque étape est vraie, mais aucune ne suffit. Il n’y a pas de sommet. Il y a une pulsation. Aller vers l’extérieur pour mieux revenir. Revenir pour ne pas s’oublier.


Il ne fait pas de musique. Il fait ce que la musique l’oblige à faire : parler à ceux qui ne savent plus comment dire. Et leur tendre une langue, une forme, un feu. Un feu sacré que nous lui demandons à chaque instant de rallumer.

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© Pauline Mugnier


CNB : Intitulé comme tel, ton nouvel EP FORET trace ton parcours un peu initiatique à travers une forêt, celle des tourments, du cœur, du spirituel  — est-ce toi qui a voulu rentrer dans la forêt, ou est-ce elle-même qui t’a envahie ? Qui mène la danse : le paysage ou l’âme ?


White Corbeau : Il y a une force d’attraction étrange, magnétique. La forêt t’appelle. C’est une voix intérieure, presque primitive, qui te dit : va. Et tu sais, au fond, que tu veux y aller. La vraie question, ce n’est pas le désir. C’est : est-ce que tu en as le courage ? Est-ce que tu as ce qu’il faut en toi pour répondre à l’appel ?

Il y a un moment où il faut cesser de tourner autour, arrêter de douter, et simplement y aller. C’est ça que j’essaie de dire : quand la forêt t’appelle, tu peux faire semblant de ne pas entendre, mais tu sais très bien que tu fais semblant. Il faut oser s’écouter. Oser s’enfoncer dans l’inconnu. C’est moins une prise de pouvoir qu’un abandon lucide. La forêt te choisit, mais elle ne t’emporte que si tu es prêt à la suivre.


Dans “Libère”, tu poses les mots “Mâ na bê tî mo”, presque comme un talisman. Est-ce que tu ressens que certaines émotions ne peuvent être traduites qu’en retournant à une langue matricielle, que le français ne te suffit plus pour dire la vérité ?


C’est exactement ça. Mon père est centrafricain, ma mère est camerounaise. Mais je n’ai pas grandi avec la langue. Ce sont des territoires qu’on ne m’a pas transmis. Alors maintenant, à 30 ans, j’ai ce besoin profond de me reconnecter.

Et ce qui me touche dans ces langues, c’est leur poésie. Chez nous, on ne dit pas simplement “les fruits” : on dit les yeux des arbres. On ne dit pas “la pluie” : on dit l’eau de Dieu. Chaque mot est une image. Chaque mot est un poème.

Mâ na bê tî mo” veut dire : écoute ton cœur. Et je ne pouvais pas le dire autrement. Il fallait que ça passe par là. C’est une mémoire qui revient, une vérité qui prend enfin sa forme juste.


Ton parcours semble une tension constante entre des formes très cadrées (chant choral, études d’architecture) et un besoin presque anarchique de liberté créative. Est-ce que ta musique est un champ de bataille entre ces deux mondes ou un territoire de réconciliation ?


C’est clairement un lieu de réconciliation. J’essaie de faire la paix entre les deux pôles : la structure et le chaos, l’intuition et la rigueur. Si je m’écoutais à 100 %, je vivrais dans une liberté totale, sans aucune contrainte. Mais il y a toujours une part de moi qui cherche aussi à se caler sur les règles, sur les cadres, sur la manière “professionnelle” de faire les choses.

Ce que je découvre, c’est qu’il y a de la puissance dans le cadre. L’architecture, par exemple, m’a appris à articuler une pensée, à construire un discours. Mais à côté de ça, il y a l’émotion brute, l’instinct, le cri.

Et tout mon chemin, c’est de marcher sur cette ligne de crête. Trouver mon point d’équilibre entre le souffle de la liberté et la force de la structure. Parce qu’il faut les deux pour que le message passe, pour qu’il reste.


Tu produis ton premier son avec une PSP dans une cité ouvrière, puis tu mixes aujourd’hui avec Sheldon dans un studio pro. À quel moment as-tu cessé de considérer les “limites techniques” comme des obstacles, et commencé à les voir comme des formes de langage ?


Je crois que j’ai jamais vraiment vu les limites techniques comme des murs. Même avec une PSP, un téléphone ou une canette : tu peux faire du son. Aujourd’hui, on n’a plus d’excuses.

Le discours du “j’ai pas le bon matos”, c’est une fuite. Et moi, j’ai toujours préféré la débrouille intelligente. Si tu arrives à créer quelque chose de fort avec un outil basique, alors ta marge de progression est gigantesque. Le cœur du truc, ça a toujours été la musique, pas l’outil.

Je vois des enfants en Afrique qui construisent des batteries avec des objets de récup et qui créent du feu. Et ça, pour moi, c’est l’exemple pur. Si tu veux vraiment faire, tu feras. Sinon, tu trouveras toujours une excuse.

Je suis passé de la PSP à l’iPad pour faire mes maquettes, et quand je suis arrivé en studio avec Sheldon, il a halluciné. Il m’a dit : “Ok, y a du potentiel de fou, mais on ne peut pas sortir ça comme ça !” Et là, j’ai ouvert mes oreilles.

C’est pas une question d’abandonner mon côté brut, mais d’apprendre à écouter l’expertise, de me laisser guider aussi. Encore une fois : entre le besoin de liberté et l’apport du cadre, je me tiens au milieu. FORÊT, c’est ça. Et même au-delà de cet EP : c’est toute ma vie. Je suis toujours entre la jungle et le besoin de stabilité. Un pied dans chaque monde.

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© Pauline Mugnier


Dans “Insecure”, la mélodie accroche, presque légère — mais les mots sont ceux du doute, du vertige. Est-ce que le contraste entre forme et fond est chez toi une stratégie de camouflage émotionnel ?


Non, justement. Je ne cherche pas à camoufler. En fait, je ne réfléchis même pas en termes de contraste. Tout vient du fond. Si le fond est là, si ce que je ressens est vrai, le reste — la forme — devient secondaire.

Mais je sais aussi qu’il faut bosser cette forme. Pour que le message touche. Pour être plus “pro”, comme on dit. Mais moi, ce que je fais, c’est surtout chercher à exprimer ce que j’ai du mal à dire dans la vraie vie.

Je suis un ancien timide, toujours un peu réservé. Dire ce que je ressens, c’est compliqué. Et c’est pour ça que la musique m’aide. Elle me permet de libérer tout ce qui est enfoui.

Aujourd’hui, on parle beaucoup de santé mentale. Et je me dis que les artistes ont une chance immense : on peut transformer ce qu’on vit, ce qu’on ressent, en quelque chose de tangible, de beau, d’utile. La peinture, la musique, l’écriture — c’est un luxe de pouvoir faire ça. Tout le monde ne l’a pas. Alors je remercie le Ciel pour ce don, et j’essaie de ne jamais l’oublier.


La “FORÊT” que tu décris est pleine de symboles : feu, nuit, danse, cris. Peux-tu nous dire d’où te proviennent ces images ? Est-ce que tu les écris en conscience ou est-ce qu’elles viennent d’un endroit plus souterrain, comme si elles te traversaient ?


Elles me traversent, mais elles viennent aussi de mon histoire. Surtout de mon grand-père. Avant qu’il parte, je passais beaucoup de temps avec lui. Je lui demandais de me raconter sa jeunesse, ses souvenirs du village, en République Centrafricaine.

Et un jour, il m’a parlé du rituel de passage. Dans son village, les enfants étaient emmenés en forêt pour y vivre leur initiation. Personne ne sait exactement ce qui s’y passe. C’est un secret. Mais tu y entres enfant, et tu en ressors homme.

Quand il m’a raconté ça, ça m’a frappé. J’ai senti qu’il y avait là quelque chose qui m’avait manqué. Un manque personnel, mais aussi collectif. Dans notre société, il n’y a plus de moment où on te dit clairement : “Hier, tu étais un enfant. Aujourd’hui, tu es un adulte.” On flotte entre deux âges. On reste des adulescents.

Alors que là, c’était clair. C’était physique. Tu marques le moment. Tu affrontes la forêt. Tu regardes ta peur en face. Et tu changes.

C’est ce que j’essaie de faire avec ma musique. Marquer ce passage. Refuser de fuir. Parce que fuir, c’est rester coincé dans l’enfance.


Tu as grandi dans un environnement  bourgeois avec des racines afro-descendantes très fortes. Comment ces deux pôles t’ont façonné — non pas en tant qu’individu, mais en tant que narrateur ? D’où parles-tu quand tu écris une chanson ?


Ça m’a éveillé à la multiplicité du réel. J’ai grandi à Waterloo, dans un cadre blanc, structuré, calme. Et puis, à six ans, on partait en vacances en Afrique. Là-bas, coupures d’électricité, repas de famille dehors, les enfants qui courent pieds nus dans la rue.

C’est comme si j’étais projeté d’un monde à l’autre, constamment. Je passais des allées propres aux pistes de latérite, des dîners feutrés aux éclats de rire dans la poussière. Et tout ça, très tôt, m’a appris une chose : il n’y a pas une seule manière de vivre.

J’ai vu des femmes couvertes d’étoiles sur les bras. J’ai vu des enfants qui avaient moins mais qui vibraient plus. Ce va-et-vient m’a désappris le jugement. Je ne trouve rien “bizarre”. Je me dis juste : ils vivent autrement, ils ressentent autrement.

Et ça, pour un narrateur, c’est fondamental. L’empathie. Cette capacité à se mettre dans les yeux de l’autre, même si on n’est jamais totalement dedans. C’est une gymnastique intérieure. Une façon de percevoir le monde dans sa diversité, sans hiérarchie. Ça m’a donné les outils pour raconter avec justesse, sans réduire, sans trahir.


Ton passé dans la rue, c’est plus qu’un simple début de parcours. C’est un lieu initiatique. Qu’est-ce que la rue t’a appris sur les regards ? Sur l’absence de regard ? Et comment ces leçons continuent de résonner sur scène aujourd’hui ?


Jouer dans la rue, c’est l’école la plus brutale — et la plus belle.

Je me rappelle la toute première fois. J’étais mort de trouille. J’ai bu une bière pour me donner du courage, juste une, mais c’était déjà trop : je me défonçais le crâne juste pour avoir assez de nerf pour chanter. Et puis, tu y vas. Tu poses ton enceinte. Tu trembles. Tu calcules ton stress, minute par minute. Et tu réalises : les gens s’en foutent. Complètement. Ils passent, ils te regardent à peine.

Et là, il y a un renversement. Tu passes du trac à la frustration. “Mais attendez… pourquoi personne ne m’écoute ? Pourquoi personne ne m’applaudit ?” C’est violent. C’est aussi ça la rue : un rollercoaster d’émotions.

Parfois, les étoiles s’alignent. Cent personnes autour de toi, l’énergie, la magie. Et le lendemain, personne ne te calcule. Rien. C’est ça que la rue m’a appris : ne rien attendre. Et malgré ça — ou grâce à ça — tu dois donner. Même quand il n’y a personne. Même quand l’air est vide. Parce que si tu arrives chargé de négatif, il ne reviendra rien de bon. Il faut donner. Toujours. Parce que parfois, le clin d’œil de l’univers se glisse dans les détails.

Comme ce jour à Paris, je pose mes affaires sur les quais, pas loin de la mairie, avec la cathédrale calcinée en arrière-plan. Je joue. Personne ne s’arrête. Je suis en train de m’auto-saboter intérieurement. Et là, un mec un peu paumé passe, regarde, s’arrête, lâche un euro. Et il repart, sans un mot.

Mais moi, je le vois. Je le prends. C’est un signe.

La rue, c’est un immense livre. Chaque chapitre est imprévisible. Et chaque jour, je continue à l’écrire.

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© Pauline Mugnier


Tu es chanteur, compositeur, producteur, graphiste, tatoueur, designer textile. Est-ce que tu considères chaque discipline comme un “instrument” différent pour dire la même chose ? Ou est-ce que certaines émotions ne peuvent passer que par une forme précise ?


C’est exactement ça : chaque forme est un instrument.

J’ai été formé à l’architecture. Et aujourd’hui, je commence à explorer l’animation 2D. C’est la jonction parfaite entre l’image et le son. Je peux donner vie à mes personnages, à mes sons. Leur donner une autre voix, un autre souffle.

Mais je crois que certaines partitions résonnent plus fort sur un instrument que sur un autre. Tu peux jouer un morceau au piano, à la guitare ou au violon — mais il y a toujours une version qui le sublime.

Par exemple, quand je veux aborder des thèmes engagés, politiques, presque provocateurs, je passe par le dessin, par l’animation. Parce que la musique, je la vois comme un espace de communion. Un espace pour danser, pleurer, s’élever. Je n’ai pas envie d’y injecter trop de colère.

Le dessin, lui, peut frapper. Il peut bouleverser, mettre en rage.

Je n’ai pas encore écrit de chanson pour faire exploser les gens. Peut-être que ça viendra. Mais pour l’instant, mon instinct me pousse à utiliser chaque langage pour ce qu’il a de plus juste, de plus puissant. L’émotion choisit sa forme.


“Nova”, ton dernier morceau, parle de briller après la tempête. Mais est-ce que tu n’as pas peur que cette lumière te brûle ? Est-ce que tu te sens prêt à être vu pleinement ?


Mais c’est le but, qu’elle brûle.

Toute ma vie, je me suis contenu. Je voulais chanter, mais j’étais en études d’archi. Je voulais créer, mais il fallait d’abord faire “les bonnes choses”. Et là, j’en suis à un point où je me dis : si je le fais pas maintenant, je le ferai jamais.

Alors si ça doit brûler, que ça brûle. Je veux sentir cette chaleur sur ma peau. Je veux être vivant, intensément, même pour un instant.

C’est ça, l’expérience terrestre. Tu peux faire du jet-ski, voyager, empiler les sensations. Mais la vraie aventure, c’est : jusqu’où as-tu été en toi-même ?

Est-ce que tu t’es déjà senti tellement terrifié que tu t’es transformé ? Est-ce que tu as déjà été broyé par la tristesse au point d’en sortir autre ?

C’est ça que je cherche. Pas juste à exister, mais à ressentir. Fort. Vrai. Même si ça fait mal. Même si ça brûle. Parce que cette brûlure, c’est aussi notre grâce.


“White Corbeau”, c’est un nom paradoxal : rareté, trouble, déviation. Est-ce que tu es en paix avec cette identité aujourd’hui ? Ou est-ce qu’il y a encore un Alexis derrière qui résiste, qui doute, qui veut redevenir invisible ?


Tout ça a commencé à l’université. J’étais en archi, on avait des cours d’histoire de l’art, d’anthropologie, de sociologie… Et c’est là, au milieu de tout ça, que l’idée a germé. Comme un rêve étrange. Le corbeau blanc.

Je me suis mis à chercher, et je suis tombé sur des légendes. Des récits vikings, amérindiens, asiatiques, grecs — tous racontant que le corbeau était autrefois blanc, avant d’être noirci par le feu, le monde, les dieux. J’ai une fascination pour les anciennes civilisations. J’ai le sentiment qu’il y a là-bas, dans ces récits, une sagesse enfouie, une vérité perdue.

Alors j’ai adopté ce mystère. Je suis parti avec lui. Et plus j’avance, plus je comprends pourquoi je l’ai choisi. Aujourd’hui encore, je regarde les corbeaux dans la rue — comment ils fouillent les poubelles, toujours en bande, jamais seuls, débrouillards, brillants, fidèles à eux-mêmes.

C’est devenu un totem. Un miroir.

Le corbeau est l’un des animaux les plus intelligents qui soient. Il se souvient. Il reconnaît les visages. Il apprend. Et pourtant, on le stigmatise, toujours associé à la mort, au malheur. Pourquoi ?

Pourquoi dans chaque film, dès qu’il y a un cadavre, il y a un corbeau ?

Et puis il y a cette fable, celle du corbeau et du renard. Elle m’a hanté gamin. Le corbeau perd son fromage, parce qu’il se laisse flatter. Cette histoire m’a marqué profondément : ne lâche jamais ce que tu tiens, juste pour plaire. Même pas des miettes.

C’est pour ça que ce nom, je le porte avec conscience. Il n’efface pas Alexis. Il le révèle. Il le protège. Il l’élève.


L’architecture t’a formé à penser l’espace. Comment cette logique influence-t-elle la façon dont tu construis un EP ? Est-ce que tu dessines mentalement la structure d’un morceau comme un bâtiment ? Est-ce qu’il y a des fondations, des fenêtres, des échappées ?


Oui, mais pas de façon littérale. C’est plus subtil.

L’architecture m’a appris la rigueur. Dans mon école, on nous disait toujours : la forme suit la fonction. Tu ne peux pas mettre une avancée ici “parce que c’est joli”. Il faut que ça serve à quelque chose. Sinon, on le coupe.

Et ça, je l’ai transposé dans ma musique. Avant, je multipliais les pistes, les couches, les effets. J’étais dans une sorte de boulimie créative. Mais l’archi m’a ramené au less is more.

Maintenant, je peux dire : ok, guitare, batterie, voix — c’est ma structure. Tout le reste : est-ce que ça sert ? Est-ce que ça dit quelque chose ? Sinon, je supprime.

Et ce processus m’a permis de scientificiser la musique. De l’éclaircir. De la rendre plus lisible, plus solide. Je pense mes morceaux comme des volumes. J’enlève tout ce qui encombre la vue, jusqu’à ce qu’on voie l’essentiel.


Tu parles beaucoup de “feu” intérieur. Mais le feu peut aussi détruire. Est-ce que tu sais encore faire la différence entre brûler pour avancer et brûler pour s’autodétruire ? Où est ta limite ?


La différence est dans l’intention.

Si ton feu vient du cœur, il va te porter. Mais si tu veux briller pour dominer, pour contrôler, pour manipuler… alors oui, ce feu-là va te consumer.

C’est comme une prière. Ce n’est pas ce que tu demandes à l’univers qui compte, c’est pourquoi tu le demandes. Tu peux vouloir devenir une star. Tu peux même le devenir. Mais si c’est pour les mauvaises raisons, c’est là que tu vas t’écrouler.

Moi, je fais très attention à ça. Parce que dans tous les cas, l’univers va t’écouter. Il va te répondre. Mais après… c’est à toi de gérer ce qu’il t’envoie.


Tu es passé de la rue au Botanique. Du piano-voix à la production afro-pop. De la solitude du deuil à la communion scénique. Aujourd’hui, avec “FORÊT”, est-ce que tu sens que tu es en train de revenir à toi — ou d’enfin t’oublier ?


C’est cyclique. Comme un battement de cœur.

Il y a des phases où je suis tourné vers l’intérieur. Je suis seul, au piano, face à moi-même. Et puis, il y a des phases où je m’ouvre au monde. Je monte sur scène, je m’entoure de musiciens, je me connecte.

Mais ce va-et-vient est vital. C’est ce qui m’empêche de me perdre dans une course en avant. Parce que plus ça grandit, plus il faut rester connecté à la base.

Je me souviens de cette femme, un jour, dans la rue. Une daronne qui s’arrête, m’écoute, et me dit : T’es hyper talentueux. Tu vas aller loin. Mais quand tu iras tout niquer là-bas, reviens ici.

Et ça m’est resté.

La veille, je peux chanter au Botanique. Le lendemain, je suis dans les Marolles, guitare à la main. C’est ma manière de rester vrai. De ne pas oublier d’où je viens.

FORÊT, c’est ce battement. Ce retour. Ce rappel.


Enfin, pourquoi penses-tu que tu fais de la musique ?


Je fais de la musique pour moi.

Je sais que ça peut paraître égoïste, mais c’est vital. Ce n’est pas un choix de carrière. C’est une nécessité. Si je ne chante pas, je m’éteins doucement. Si je ne compose pas, je me dessèche de l’intérieur.

Parfois, je passe une semaine sans chanter, et je me demande : Mais mec, t’es qui ? T’es vraiment chanteur ?

Et ça me pousse à chercher cette flamme. Ce feu dont on parlait.

Je pense souvent à l’enfant que j’étais. Trois ans. Cinq ans. Qu’est-ce que tu faisais, instinctivement ? Qu’est-ce qui te faisait du bien, sans que personne ne te le dise ?

La réponse est là. Elle est toujours là.

Et si tu ne la trouves pas, tu risques de t’éteindre sans même comprendre ce qui aurait pu te rallumer. La musique, pour moi, c’est ça : cette étincelle primordiale. Ce geste instinctif pour rester vivant.

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© Pauline Mugnier

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