Rencontre avec Terrenoire : Outrenoirs
- Hugo Lafont
- il y a 1 jour
- 17 min de lecture
Raphaël et Théo Herrerias, frères de sang et de son, forment Terrenoire, un projet musical né dans les entrailles de Saint-Étienne, où le charbon a façonné les paysages et les âmes. Leur nom, emprunté à leur quartier natal, est plus qu’un ancrage géographique : c’est une mythologie intime, un pacte avec leurs origines ouvrières, une manière de porter la beauté brute et rugueuse du territoire dans chaque mot autant que dans chaque note. Leur musique aux arrangements amples et complexes transcende les étiquettes de la chanson française telle qu’on la conçoit, tout simplement parce qu’il ne s’agit pas de ce qu’ils produisent. On entend chez eux une musique hybride, entre chanson française, pop, electro, influence rap et hip hop. Elle est organique, charnelle, traversée par une spiritualité laïque qui fait du quotidien un espace re-sacralisé. Depuis leur premier album, Les Forces contraires, (2020), jusqu’à leur dernier opus, protégé.e (sorti début 2025), ils tissent un fil entre l’intime et l’universel, entre la confession murmurée et la prière collective.
Leur tournée 2025, baptisée protégé.e Tour en écho à cet album, casse les codes du circuit classique. Exit les salles aseptisées et les grandes scènes inaccessibles : Raphaël et Théo choisissent les médiathèques, les petites villes, transformant chaque concert en un atelier, un espace de partage où la parole circule comme une sève. Cette éco-tournée, pensée comme un acte politique et poétique, s’inscrit dans leur vision d’une culture vivante, ancrée dans les territoires, loin des injonctions élitistes. Ils y déploient des cercles d’écriture, des moments de respiration collective où chacun, du retraité à l’adolescent, trouve une voix. C’est une démarche qui fait écho à leur écologie des liens, une écologie qui ne calcule pas le carbone mais bâtit ce qu'il faut de ponts et de passerelles pour voir apparaitre nos constellations humaines.
Leur art est une architecture organique, un fruit à la peau comestible, comme ils le décrivent si bien. Leur musique ne se contente pas seulement de construire des refuges, mais bien d'ouvrir des passages, des clairières où l’auditeur peut se perdre chez soi comme se retrouver chez l'autre. Raphaël, avec ses textes ciselés comme des poèmes, part de l’idée brute, de l’intime noté dans son journal de bord, pour tisser des récits où la mémoire personnelle rencontre le vécu collectif. Théo, sculpteur de sons, façonne des paysages sonores qui pulsent, vibrent, enveloppent, donnant à chaque chanson une chair palpable. Ensemble, ils créent une lumière noire, une tension entre beauté et douleur, où le trivial devient sacré sans jamais s’alourdir de dogme. Leur œuvre, profondément ancrée dans leur héritage stéphanois, s’élève comme une prière sans dieu, un cri vers l’invisible qui s’exprime dans les mots du vivant.
Hier soir, au Trianon, cette lumière noire a explosé en une extase collective, un moment d’anthologie qui a fait trembler les murs de la salle parisienne. Là où leurs concerts habituels invitent à l’introspection, ce soir-là, l’euphorie a pris le dessus, comme une vague puissante et joyeuse. La foule, portée par les pulsations électroniques et les mélodies charnelles, s’est laissée emporter dans une transe où les corps et les âmes se sont mêlés. Les frères Herrerias, tels des alchimistes, ont transformé l’espace en un lieu de communion, où l’on pouvait, comme ils l’ont si bien chanté, « pleurer devant la beauté ». Devant la leur, pour mieux le dire. Toutefois toujours fidèles à leur lucidité politique, ils n’ont pas oublié de nous rappeler de ne pas trop laisser « un fou au volant de la voiture ». Ce vers, tiré de leur nouvel album, résonne comme une mise en garde douce face à la montée des fascismes: célébrons, dansons, mais gardons les yeux grands ouverts.
Ce concert, incandescent, a révélé l’essence de leur projet : faire de la musique un acte de rassemblement, un espace où la fragilité rime avec la force, où la fête devient une forme de résistance. Raphaël et Théo ne se contentent pas de chanter leur territoire ; ils l’élargissent, l’ouvrent à d’autres voix, d’autres corps, d’autres possibles. Leur art est une invitation à goûter le fruit de leur création, à s’asseoir à leur table, à rejoindre leurs cercles. Sur la péniche L’eau et les rêves où nous les avons interviewés, comme au Trianon, ils nous rappellent que la musique est plus qu’un son : c’est une hyper-vie, un langage qui relie l’intérieur à l’extérieur, une manière de tenir debout face au chaos du monde. À le ré-ordonner grâce aux autres et au travers de soi.

© Pauline Mugnier
CNB :
Vous avez fait de votre quartier une mythologie, d’un lieu réel un espace sacré.
Quand vous écrivez, cherchez-vous à sanctifier le quotidien, à élever le banal, ou plutôt à désacraliser ce qu’on croit divin ?
Raphaël :
Je crois qu’il y a une ambivalence. D’un côté, il y a ce geste de transformer notre quartier natal, notre banalité, notre enfance, en quelque chose d’autre. C’était essentiel pour nous. C’est à la fois un pacte d’ancrage et un pacte de sang avec nos origines, et nos origines sociales aussi.
Quand nous sommes arrivés à Paris, développer un projet ici sans « parvenir » par la musique était une manière de dire qu’on ne voulait pas trahir ce qu’on est. Le nom du groupe, Terrenoire, c’est à la fois le nom d’un quartier et celui de notre ville. Il nous ré-ancre en permanence, tout en devenant plus qu’un simple toponyme.
C’est un nom qui nous plaisait parce qu’il nous ressemble. Il porte la beauté du charbon, cette matière à la fois sale et précieuse. Il raconte l’histoire géologique d’un lieu : une terre noire, nourrie depuis six siècles par le charbon et par ceux qui sont venus l’extraire.
Terrenoire, c’est donc notre quartier, mais aussi le nom du minerai qui a fait venir nos ancêtres, et tous ceux qui ont bâti cette ville. C’est une manière de relier notre intimité à une histoire plus vaste, sociale, industrielle, presque politique.
Mais on ne force jamais ce lien : nos textes ne parlent pas que de ça.
Et si je reviens à ta question sur la sacralisation, je dirais qu’un geste artistique, s’il veut fabriquer un monde autre, doit d’abord inventer le sien. C’est ce qu’on a fait.
Théo :
Oui, exactement. Et d’une certaine manière, c’est ce que le rap a toujours fait. Nous, on prolonge ce geste-là. Le rap, depuis quarante ans, raconte le quotidien, il parle de son territoire, de son « petit écart ».
Quand on a commencé les Ducs de Terrenoire Block Party, à seize ans, on n’avait pas du tout intellectualisé tout ça. On faisait comme les rappeurs : on représentait notre coin. C’est ça, la vraie sacralisation. Ce sont eux qui avaient raison depuis le début.
CNB :
Entre vous deux, il y a une alchimie presque mystique, fraternelle, mais aussi spirituelle. Quand vous composez, avez-vous chacun un rôle précis dans la création de votre musique ?
Raphaël :
Oui, forcément. On a chacun un rôle à jouer, sinon ce serait de la triche. On a nos sensibilités propres. Mais la fraternité fait qu’on partage une même maison, un même quartier, une même ville. On vient du même sol, même si nos vies ne sont pas identiques. On se comprend instinctivement.
De manière générale, j’ai tendance à écrire davantage. C’est mon langage premier : écrire des textes, les mettre en musique. Théo, lui, crée aussi des chansons, mais son langage est plus sonore, plus plastique. Il aborde le son comme une matière à sculpter. Moi, je travaille plutôt avec l’idée comme matériau de base.
Je passe moins de temps sur la finalisation : si le sens tient debout, je considère que c’est déjà complet. Théo, lui, a besoin que ça sonne, que ça existe pleinement dès le premier instant.
CNB :
Vos chansons oscillent souvent entre la confession et la prière. À quel moment une émotion devient-elle une chanson ? Et à quel moment la chanson devient-elle un aveu que vous n’auriez jamais osé formuler autrement ?
Théo :
On a choisi la musique justement parce que c’était le moyen le plus simple de dire l’intime, de le partager. Chez nous, on vient d’une lignée de passeurs : des femmes et des hommes qui racontaient.
Nos grands-mères nous ont bercés d’histoires, notre mère nous lisait chaque soir, notre oncle nous a mis sur scène, il a même été le prof de guitare de Raphaël. Cette tradition du récit, du lien, de la transmission, elle a façonné notre rapport à la musique.
Alors oui, la musique devient un aveu, comme tu dis. C’est notre manière d’exprimer ce qui, autrement, resterait tu.
Raphaël tient un journal de bord depuis toujours, un log où il note ses pensées quotidiennes. Beaucoup de textes du dernier disque viennent de ces pages.
On part souvent de quelque chose d’ultra réel, puis on le transforme. L’intime devient matière à métamorphose. Je ne sais pas si ça répond exactement à ta question, mais c’est là que tout commence.

© Pauline Mugnier
CNB :
On qualifie souvent votre musique de « chanson électronique ». Mais on y sent quelque chose de plus organique, de plus charnel, presque de religieux. Pensez-vous que la technologie puisse être un instrument mystique ?
Raphaël :
Je pense que oui, la technologie peut être nimbée de spirituel, traversée par quelque chose de plus grand que soi. Nous sommes en train de créer des forces qui nous dépassent. L’intelligence artificielle, par exemple, représente cette accélération vertigineuse : on bâtit, sans toujours s’en rendre compte, une nouvelle église, l’église du savoir, du pouvoir, du « plus grand ».
Je ne crois pas que ce soit forcément pour le meilleur. Mais ce qui naît là dépasse l’humain. Et dans chaque chose, on peut entrevoir quelque chose de supérieur.
Créer, transformer, c’est toujours offrir une part de soi à quelque chose de plus vaste.
On ne peut pas tout expliquer de la création : il reste toujours ce mystère intérieur, ce phénomène d’amplification de soi qui donne l’impression qu’une force plus grande nous traverse.
Oui, on va chercher ça. Et dans tout ce que j’écris, il y a toujours des références sacrées, spirituelles, qui surgissent d’elles-mêmes. C’est dans notre terre, dans notre famille, dans notre manière d’exister. C’est en nous, comme un cri.
CNB :
Je le remarque encore plus dans vos concerts.
Il se passe quelque chose de très fort, une sorte de transe collective et introspective.
On parle souvent de lumière noire à propos de votre art, cette tension entre beauté et douleur.
Selon vous, qu’est-ce qui définit la lumière humaine ? Et vers quelle lumière tendez-vous personnellement dans vos chansons ?
Raphaël :
Ta question me fait penser au travail du peintre Soulages.
Ce qu’il fait, c’est précisément ça : il fait en sorte que le noir agrippe la lumière.
Par la matière même, par les outils qu’il utilise, la texture, le geste, il met la lumière au centre. C’est une peinture de la rencontre. Et ce qu’il fait dépasse la forme : il crée une membrane de lumière.
J’aime beaucoup son œuvre. Il me touche parce qu’il vient d’un milieu terrien, modeste, je crois qu’il est fils de carrossier et de commerçante, quelque part du côté de Rodez, en Aveyron.
J’ai vu un reportage où il accueillait des paysans dans son atelier. Il parlait leur langue. Il connaissait leur vie. Son geste, profondément ancré, est spirituel, un peu comme celui de Bach.
Chez Bach aussi, il y a cette conscience de sa position d’humain face à l’œuvre, et cette place donnée à la lumière humaine, cette énergie qui éclaire ce qui est profondément terrestre. C’est proche de la calligraphie aussi : des gestes où l’individu est à la fois totalement présent et pourtant s’efface derrière ce qu’il fabrique.
C’est ça, le travail de l’artiste, du musicien : mettre beaucoup de son corps, de soi, pour créer une matière qui, à la fin, nous dépasse. On produit la lumière, mais on ne la maîtrise plus.
Quand tu parlais d’introspection, c’est exactement ça : la création devient un médium entre soi et l’autre.
Et ce rapport nous rend humbles. Il nous ramène au geste, à la main, au travail.
C’est un geste presque paysan, artisanal : faire, avec une sensation spirituelle, esthétique, logique. Et ensuite, celui qui écoute ou regarde doit, lui aussi, faire son propre travail intérieur. C’est dans cette rencontre que tout prend sens.

Raphaël Herrerias © Pauline Mugnier
CNB :
Votre musique a quelque chose d’architectural. Elle bâtit couche après couche des espaces d’intimité. Est-ce que vous composez pour construire un refuge, ou pour inventer un lieu où se perdre ?
Théo :
C’est vrai, il y a une dimension architecturale dans ce qu’on fait. On y pensait beaucoup pour le premier album, moins pour le second, mais cette idée reste là, enfouie, presque inconsciente. On construit quelque chose à l’intérieur, à l’abri du monde. Et puis, après coup, on s’est rendu compte qu’on avait édifié un espace d’accueil, un lieu d’asile pour celles et ceux qui nous écoutent. Mais je ne sais pas si je construis vraiment de manière consciente. On dresse des formes, des schémas, des patterns qui finissent toujours par se ressembler. Pourtant, oui, il y a du refuge dans la création.
La musique est une matière vivante. Ce qu’il y a de beau, c’est qu’elle se dessine d’elle-même. On la guide, mais elle finit par nous échapper, elle devient autre chose : parfois un abri, parfois un asile, parfois un simple passage.
Laisser sortir une œuvre, c’est déjà ne plus la contrôler. Dire qu’une chanson a telle forme, c’est vrai pour nous, mais pas pour celles et ceux qui l’écoutent.
La musique reste une forme abstraite, mouvante, libre d’être ce qu’elle veut. Parfois on crée des refuges, parfois on crée des ouvertures, des chemins vers l’autre.
Raphaël :
Oui, mais ça dépend.
Quand on parle d’architecture, on parle souvent de structures solides, de lignes droites, de murs, de toits, de fondations. Il y a des musiques qui sont faites comme ça, avec des angles, des étages, une logique de pierre.
Mais la nôtre, je la vois plus courbe. Plus végétale. Moins architecturale que vivante.
Quand on fait un album, on ne bâtit pas un bâtiment, on fait plutôt un fruit.
Un fruit a sa peau, sa chair, son silence autour. Il est délimité par ce vide, par ce calme qui l’entoure. La musique, c’est pareil : elle existe parce qu’elle est entourée de silence.
Protéger, dans notre cas, ce serait comme créer ce fruit : fragile, rond, complet.
Et d’ailleurs, je repense à quelque chose vu à la Biennale du Design de Saint-Étienne : des chercheurs avaient imaginé des aliments sans emballage, des fruits re-fabriqués avec une peau comestible.
Peut-être qu’un album, c’est ça, un fruit avec une peau comestible. Quelque chose que tu peux goûter, absorber, digérer. Comme un album de pop peut-être. Un album de pop, c’est un fruit que tu peux manger facilement, avec un goût riche, direct.
C’est un objet d’invitation : “viens goûter”.
CNB :
Votre œuvre semble chercher la grâce dans le réel, une forme de transcendance laïque.
Est-ce que Terrenoire est une religion sans Dieu ? Ou une manière de parler à l’invisible avec les mots du vivant ?
Raphaël :
Pas une religion, non. Je n’aime pas les religions. Elles figent le mystère. Ce n’est pas leur domaine que de questionner, elles affirment. Le dogme crée des vérités.
L’art, lui, pose des questions, même quand il semble affirmer. Chaque œuvre, même la plus sûre d’elle, reste une question déguisée.
Il y a des affirmations magnifiques dans la musique, celles qui naissent de la souffrance, de la lumière, du désir de sauver sa propre vie. Et cette quête-là, celle de la transcendance, rejoint sans doute celle que certains trouvent dans la religion : tenter de se sauver de soi-même, de rendre la vie supportable.
Créer, c’est ça. C’est un acte de survie. L’art, la musique, les histoires : tout ça sert à tenir debout. S’il n’y a rien à sauver, alors à quoi bon parler ?
Ce n’est pas grandiloquent. C’est vital. Créer, c’est préserver une dignité : pour soi, pour les autres. Sinon, autant cuisiner. C’est une autre façon de dire à l’autre : je t’aime, je te nourris.
CNB :
Dans une interview récente, vous disiez que l’écologie est souvent vécue comme une injonction élitiste, et que vous préférez une écologie venue des territoires, des liens, de la culture locale.
Comment re-politiser l’écologie dans un pays où elle est souvent récupérée comme un projet de classe bourgeoise ? Et quel langage politique ou musical inventer pour rejoindre celles et ceux qui s’en sentent exclus ?
Raphaël :
L’écologie, c’est un mot piégé. Il désigne à la fois une science et un parti politique.
On parle d’écologie scientifique, mais on entend souvent “écologie politique”, ce qui brouille tout. Le mot a été capturé, récupéré, tordu. Aujourd’hui, même l’extrême droite se dit écologiste. Il faut se méfier de ce mot.
Le greenwashing en est le symptôme le plus éclatant : on vend de l’écologie comme une marque. Et même dans la paysannerie, c’est devenu un enjeu économique. Le “bio” coûte cher, entre dans des circuits subventionnés, exclut parfois ceux qui travaillent bien sans pour autant se conformer à cette étiquette. Donc non, l’écologie n’est pas le camp du bien contre le camp du mal.
Pour nous, elle doit redevenir un projet culturel, social et local. Une écologie située, antifasciste, anticapitaliste, ancrée dans les territoires. Pas une écologie de parti, ni de petit geste individuel, ni de calcul carbone.
Une écologie qui s’écrit dans la relation, dans la transmission, dans la lutte.
Celle des “soulèvements de la terre”, par exemple, où l’écologie rejoint d’autres combats : le féminisme, l’anticolonialisme, l’émancipation. C’est là que ça devient vivant, politique, poétique.
CNB :
Votre tournée 2025 casse les codes : médiathèques, hôtels, petites villes.
Chaque concert devient un atelier, un partage, un moment de respiration collective.
Est-ce que vous voyez ce geste comme un acte politique, une façon de redonner à la culture son rôle de service public ?
Théo :
On n’en est qu’au début. C’est un prototype, une première marche. On n’a rien de pur ni de radical, on appartient encore à une grosse maison de disques, à Paris.
Mais on amorce un mouvement. On se déplace. On s’assoit dans les médiathèques.
Je ne me sens pas révolutionnaire pour autant. D’autres artistes, d’autres travailleurs sociaux font ce travail-là depuis des décennies.
Mais c’est vrai que pour des artistes issus de labels importants, c’est nouveau.
C’est politique, oui, mais aussi intime : une manière de penser à rebours de la logique de carrière, de la montée en puissance, de la rentabilité.
Ces ateliers sont des laboratoires : on y écrit, on y écoute, on s’y allège.
On arrive sans rien, on propose un cadre, quelques exercices, et très vite, 95 % du contenu vient des gens.
Et quand les mots circulent, on n’a plus rien à faire.
Ce qui est beau, c’est quand ces cercles deviennent autonomes, quand la parole continue sans nous. Ce serait ça, la vraie réussite : que ces espaces s’auto-génèrent.

Théo Herrerias © Pauline Mugnier
Raphaël :
Oui, parce qu’en ouvrant ces espaces d’écriture, on touche à quelque chose de profondément politique : redonner à chacun la valeur de sa parole.
Ces ateliers ne produisent rien, ils ne servent pas à créer une œuvre. Ils servent à créer un espace commun. Écrire, c’est déjà se rassembler. C’est déjà vivre ensemble, même à petite échelle.
Quand tu écris, quand tu parles, et qu’on t’écoute, c’est ça, la démocratie.
C’est une micro-agora. Et dans ces moments, tout le monde retrouve une forme de dignité : chaque voix compte, chaque phrase a sa place.
Je me souviens d’une femme âgée, très bloquée au début. En deux heures, elle s’est mise à écrire, à lire, à écouter. Il y a eu un déclic, quelque chose de minuscule mais d’essentiel. Peut-être que ça ne change pas le monde, mais ça plante une graine.
Et parfois, une seule graine suffit.
Je pense souvent à une chorale féministe de Rouen. Elles en avaient marre de marcher en silence dans les manifs. Elles ont décidé de chanter. Ce n’étaient pas des chanteuses, juste des femmes qui avaient besoin d’occuper l’espace autrement. Et de cette chorale est né un collectif politique.
Ça, c’est fort. Ça prouve qu’un cercle peut tout déclencher.
Le monde se construit ainsi : de petits cercles qui s’agrègent, comme des cellules, comme des fruits. C’est ça, la politique du vivant.
Des cercles qui se répondent, qui se multiplient, qui finissent par faire corps. Et au centre de tout ça : la parole qui circule.
CNB :
Vous avez animé des ateliers d’écriture dans les communes traversées. Si la parole est un pouvoir, comment assumez-vous la responsabilité politique d’ouvrir ces espaces de prise de parole ? Craignez-vous les effets de légitimation, de mise en scène, voire de récupération politique ?
Autrement dit, quand vous offrez un stylo et une page blanche, vous donnez une arme. Comment accompagnez-vous ce geste dans le temps long ?
Raphaël :
Pas de responsabilité, s’il vous plaît.
Ce sont des espaces clos, presque des huis clos. Rien n’en sort, rien ne se transforme en produit. Il ne s’agit pas pour nous de produire quoi que ce soit : le simple fait de dire, d’écrire, de vivre cela collectivement, c’est déjà beaucoup. Ces ateliers d’écriture, en vérité, sont autant des sacs de parole que des lieux d’écriture : les mots écrits y circulent, se lisent à voix haute, se répondent.
Le simple fait de se rassembler et de comprendre, ensemble, qu’écrire est un outil d’introspection, une arme douce, c’est déjà politique. Prendre la parole, c’est le premier geste de la politique.
Quand j’écris, quand je parle, on m’écoute. Ma parole vaut autant que celle des autres.
Ce n’est pas l’artiste qu’il faut entendre, nous, on a déjà la chance d’avoir ce métier. C’est cette harmonisation qui nous intéresse : le moment où tout le monde se met à la même hauteur.
Il y a là quelque chose d’émancipateur : tout le monde porte une sensibilité, une poésie, même minuscule, à l’intérieur de soi. La question de la légitimité, de l’autocensure, de la valeur qu’on accorde à sa propre parole, est centrale aujourd’hui.
Nos ateliers, c’est une manière de dire : regardez comme c’est beau, ce que vous écrivez. Écoutez-vous, et écoutez les autres. Voyez comme les barrières tombent vite.
Ce qui compte, c’est la dignité du geste. Si les gens repartent en se disant : j’ai aimé écrire, je me suis senti en sécurité, entendu, alors c’est une graine suffisante. Peut-être qu’ils écriront à nouveau, ou qu’ils feront naître d’autres cercles d’écriture.
Ce à quoi nous travaillons, finalement, sans l’avoir formulé au départ, c’est cette démultiplication : des paroles qui forment des cercles, des cercles qui s’ouvrent sur d’autres cercles, jusqu’à créer des constellations.
Théo :
C’est vrai, d’ailleurs, à un moment, on voulait appeler cette tournée Constellation.
Mais c’était trop abstrait. Mon frère est un peu plus pragmatique que moi.

© Pauline Mugnier
CNB :
Vous parlez d’écologie de la culture, d’écologie des liens. Vous déplacez la question écologique du simple bilan carbone vers la justice territoriale.
Vous dites que le service public est la première cause écologique.
Si demain une loi culturelle devait être réécrite autour de ces principes, quels en seraient les piliers ? Et quelle place donneriez-vous aux artistes comme co-architectes législatifs des territoires ?
Raphaël :
C’est une question vertigineuse… tu nous pousses presque à créer un parti politique.
Mais essayons. Avec Théo, on a une intuition : les médiathèques. Ces lieux forment un maillage territorial essentiel, à la plus petite échelle possible, avec les centres sociaux. Va dans n’importe quel village : il y a une médiathèque.
Nous avons animé un atelier d’écriture et une lecture musicale à Saint-Paul-sur-Yenne, un village de cinq cents habitants dans l’Avant-Pays savoyard, près de Chambéry.
Cette médiathèque vit grâce à une ou deux personnes salariées et une quinzaine de femmes bénévoles, souvent retraitées.
C’est un modèle. On parle beaucoup des tiers-lieux, concept un peu récupéré, mais en vérité, les médiathèques sont les premiers tiers-lieux.
Dans les villages, elles font office de salle polyvalente, d’espace social.
On y joue au bridge, on y garde les enfants quelques heures, on s’y retrouve pour souffler.
Il y a là une richesse immense du service public de proximité.
Et je crois qu’au moment où l’on repense la territorialité, les petites unités, il faut prêter une attention particulière à ces lieux. Renforcer leurs moyens, les penser comme des espaces de cohabitation et non de domination.
Nous y avons donné un concert, le tout premier du village. Il y avait quatre-vingts personnes, pour cinq cents habitants, c’est énorme. Et cette rencontre, ce moment de joie, c’est de la démocratie à l’état pur : la pluralité des voix, la circulation du vivant. Penser des formes petites, vivantes, ancrées, c’est essentiel.
Et il faut articuler cette pensée locale à une pensée nationale : une écologie de la culture.
Théo :
Dans les villes moyennes aussi, les SMAC (Scène de Musiques Actuelles), quand elles existent encore, jouent ce rôle.
Elles permettent aux jeunes artistes d’avoir des heures de médiation culturelle, de rencontrer le public tôt, dès 19 ou 20 ans. Ça peut faire bouger les lignes du désir, donner d’autres directions.
Raphaël :
Oui, et cela transforme la figure de l’artiste. Pendant longtemps, l’artiste a été placé en haut, dans une verticalité liée au capitalisme. La pop star, l’artiste contemporain, tout cela relève d’une logique spéculative, d’ascension. Mais la fonction première de la musique, du geste artistique, n’était pas de sortir du nid : c’était de faire tenir les choses ensemble.
Théo :
Les arts étaient collectifs.
Raphaël :
Exactement. Et il ne s’agit pas de précariser l’artiste, mais de repenser son rôle.
Les institutions doivent permettre aux artistes de tenir debout dans un territoire, de mettre leur singularité au service du commun. C’est difficile, car la figure de l’artiste est souvent perçue comme celle d’un privilégié, un politique, un journaliste : quelqu’un d’hors-sol. Et à juste titre, parfois. Alors il faut inventer d’autres figures : des artistes co-responsables, co-écrivains du monde, sans renoncer à leur voix propre. C’est complexe, mais c’est une voie d’avenir.
Un projet à l’échelle des localités.
CNB :
Une dernière question : pourquoi faites-vous de la musique, et pourquoi écrivez-vous ?
Raphaël :
Parce que c’est un autre langage. Un morceau d’existence supplémentaire.
Une chance inouïe. La musique, c’est un monde dans le monde.
Un espace de haute intensité, un canal qui relie l’intérieur à l’extérieur.
Une hyper-vie, sous les doigts, dans l’artisanat du quotidien. C’est concret et spirituel à la fois. C’est la recherche d’intensité.
C’est, au fond, une alter vie.
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© Pauline Mugnier
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