Initials P.P.
- Victoire Boutron
- 20 juin
- 21 min de lecture
Dernière mise à jour : 4 juil.
Il a partagé la scène avec les plus grands — Charlotte Gainsbourg, Christine and the Queens, Juliette Armanet — et récemment conquis Justice, qui l’ont choisi pour assurer leur première partie en décembre dernier. Mais aujourd’hui, c’est son propre nom qui s’impose avec évidence. Paul Prier ne ressemble à personne. Il incarne cette génération rare d’artistes capables de tout faire : écrire, composer, produire, penser la musique comme un langage total, une architecture sensible, une narration intérieure.
Formé au conservatoire, façonné par le jazz, passionné par le son des machines, il joue avec le même soin qu’un cinéaste compose ses plans. Chaque morceau est un espace, chaque arrangement un geste, chaque silence une décision. Sa précision est chirurgicale, mais jamais froide. Elle abrite l’obsession, le doute, le vertige d’exister. Panic Peaks, son dernier EP, entièrement composé, produit et réalisé en solitaire, en est la preuve éclatante : une œuvre habitée, libre, traversée par l’humour, l’absurde et les pics d’angoisse — mais toujours tenue par un fil d’or : l’instinct.
Chez lui, la mise en scène n’est jamais narcissique, elle est jeu, distance, contrepoint. Sa musique ne cherche pas à souligner le mal-être — elle le détourne, le grossit parfois, pour mieux le désamorcer. C’est un geste de lucidité, pas de plainte. Un sourire en coin au bord du précipice. En studio, sur scène ou à l’image, il bâtit un univers magnétique, sensoriel, traversé d’humour et de vertige, où l’intime devient matière à penser autant qu’à ressentir.
Il y a des artistes dont on devine, dès les premières mesures, qu’ils vont déplacer les lignes. Paul Prier est de ceux-là. L’un des visages les plus brillants, les plus singuliers — et sans doute les plus réjouissants — de la scène française actuelle. Rencontre.

Culture is the New Black : Quel lien tu entretenais avec la musique quand tu étais enfant ? Est-ce qu’elle faisait déjà partie du décor à la maison, ou est-ce que tout a vraiment commencé avec tes premiers cours de guitare classique vers 4-5 ans ?
Paul Prier : J’ai eu la chance d’avoir des parents mélomanes, qui écoutaient beaucoup de musique. Je me souviens des mixtapes qu’ils me faisaient sur des cassettes. Elles regroupaient les morceaux qu’ils aimaient à l’époque : Prince, les Beatles, ou encore Teardrops de Womack & Womack, un titre incroyable. La première fois que je l’ai réécouté, j’avais 15 ans, et ça m’a immédiatement replongé dans mon enfance — c’était très émouvant. J’avais donc un lien fort à la musique, bien avant d’en faire moi-même. Je dois beaucoup à mes parents, notamment dans la transmission des goûts musicaux.
CNB : Et puis à 15 ans, il y a ce moment décisif où tu entends une nocturne de Chopin pour la première fois… Qu’est-ce que ça a déclenché en toi à ce moment-là ?
Paul Prier : Je l’ai entendu dans un contexte un peu particulier : c’était lors de mon tout premier cours de piano, avec la professeure de ma sœur. À la base, c’était elle qui faisait du piano, moi j’étais plutôt guitare. Sa prof venait à la maison lui donner des cours, et un jour, ma mère m’a proposé d’en essayer un avec elle. À l’époque, je pianotais quelques trucs, mais sans vrai engagement. Et là, pour ce premier cours, la prof me joue une nocturne de Chopin. Comme j’avais déjà une petite expérience musicale, elle a choisi de ne pas me proposer un morceau pour débutant, mais quelque chose de plus ambitieux. Ça m’a complètement subjugué. Voir quelqu’un jouer ce morceau en direct, sur le piano de mon enfance, le voir résonner et prendre vie sous ses doigts… ça m’a bouleversé. À partir de là, j’ai eu un vrai déclic. C’est devenu une obsession, et je n’ai jamais décroché du piano depuis.
CNB : On dit souvent que le milieu du classique peut être rigide, élitiste, parfois même brutal. Toi, tu y as été confronté assez jeune. Quel effet ça a eu sur ton rapport à la performance, à l’idée de perfection ?
Paul Prier : C’est une bonne question. J’ai été confronté à cette réalité deux fois dans ma vie. La première, c’était lorsque j’ai commencé la guitare classique au Conservatoire. Pourtant, il n’y avait pas d’enjeu particulier, si ce n’est celui de faire de la musique. J’allais à mes cours de solfège et de guitare chaque semaine comme à n’importe quelle autre activité extrascolaire. Mais il y avait ce protocole rigide propre aux conservatoires en France, avec un gros inconvénient : il n’est pas vraiment pensé pour les enfants. Avant même de transmettre le plaisir de jouer, on commence par la rigueur, la théorie, le solfège… On demande souvent aux élèves de faire un an de solfège avant même de toucher un instrument. C’est le monde à l’envers ! La logique pédagogique voudrait qu’on nous mette d’abord un instrument entre les mains, comme on donnerait un jouet. Au lieu de ça, on nous apprend à dessiner des clés de sol. Ce qui, avec le temps, peut devenir fascinant, mais certainement pas à cet âge-là.
Je faisais donc de la musique, et j’adorais ça, mais on ne m’en a pas transmis le goût profond. C’est devenu une activité de plus, au même titre que l’école ou l’éducation. J’ai vraiment commencé à aimer la musique quand j’ai nourri le fantasme d’en faire mon métier, vers l’âge de quinze ans. C’est là qu’a eu lieu ma deuxième vraie rencontre avec le monde du classique, à travers le piano. Cette fois, j’ai vu d’autres facettes de ce milieu : la compétition, l’isolement, les musiciens plus âgés, souvent très peu à l’aise socialement… J’ai vite compris que si je continuais dans cette voie, j’allais probablement être malheureux.
CNB : Est-ce que c’est cette pression-là qui t’a donné envie de t’éloigner du classique pour te tourner vers le jazz ?
Paul Prier : Le jazz est arrivé un peu par hasard. Le deal avec mes parents était clair : je devais d’abord passer mon bac avant d’envisager des études de musique et de me lancer dans une carrière de musicien. Une fois le bac en poche, je m’étais préinscrit à l’École Normale de Musique de Paris pour suivre une formation de pianiste classique. Avant la rentrée, ma mère m’a inscrit à un stage d’été à l’Académie de Nice, histoire de “me mettre dans le bain”. Plus tard — je ne sais pas si c’est vrai ou si elle l’a inventé après coup — elle m’a confié qu’elle l’avait fait exprès, pour que je me rende compte de la réalité de ce milieu. Et si c’était intentionnel, ça a parfaitement marché. Je me suis retrouvé plongé dans un univers très rigide. C’était en 2003, en pleine canicule. Il faisait une chaleur étouffante, et on passait nos journées, entre gars de mon âge, enfermés dans des salles non climatisées à bosser pendant des heures. Moi, tout ce que je voulais, c’était aller me baigner ! L’exigence était immense. Certains profs très réputés allaient jusqu’à refuser des élèves en cours sous prétexte qu’ils n’étaient pas assez doués — alors qu’ils avaient payé le stage. C’était dur, ingrat. Je me suis surtout rendu compte que j’étais entouré de jeunes, parfois cinq ou même dix ans plus jeunes que moi, bien plus talentueux. Je pensais être “bon” parce que je jouais correctement, mais en réalité, je n’arrivais pas à leur cheville.
Entre la rigidité du cadre et la prise de conscience de mon propre niveau, j’ai pris une vraie douche froide. Je suis rentré en disant à ma mère : “Je n’y arriverai pas.” C’est là, à la dernière minute, qu’elle m’a conseillé de contacter le fils d’un ami, qui avait suivi une formation en école de jazz. Je me suis renseigné, j’ai passé le concours en jouant du Bach… et j’ai été accepté. C’est comme ça que s’est ouvert, un peu par accident, le chapitre du jazz dans ma vie.
CNB : Qu’est-ce que tu espérais trouver dans ce nouveau langage musical ?
Paul Prier : Ça a été un peu la deuxième douche froide… Je suis arrivé avec mon bagage en musique classique, sauf que je me suis retrouvé confronté à un univers totalement nouveau : un style que je ne connaissais pas, des musiciens hyper doués, capables d’improviser des morceaux incroyables, qui maîtrisaient tout un pan de la culture jazz que j’ignorais complètement. Même en théorie et en composition, j’étais largué. Cependant, ce qui était bien dans cette école, c’est qu’on reprenait tout depuis la base. La formation durait cinq ans, et même si tu ne connaissais rien au départ, tu ressortais avec tous les fondamentaux, aussi bien en jazz qu’en classique. J’ai donc été traversé par un gros complexe, mêlé à une immense passion pour cette musique. Comme pour le classique, j’ai plongé dans le jazz à 300 %, de manière quasi obsessionnelle, pour combler mon retard. Avec le recul, j’ai aussi eu l’immaturité de croire que seule cette musique comptait, comme je l’avais cru à l’époque pour le classique. Je pensais que tout le reste — la pop, l’électro — c’était pour les “nuls”. C’est un travers assez courant dans le milieu du jazz : cet entre-soi un peu élitiste où tout ce qui semble plus simple est méprisé. J’ai moi-même frôlé cette posture. J’étais persuadé que seul le jazz avait de la valeur, que tout le reste ne valait rien… alors que c’est évidemment faux, et même presque l’inverse.
J’ai donc passé cinq années de “bons et loyaux services” envers le jazz, puis je suis sorti de là complètement perdu. Une fois diplômé, j’étais lâché dans la nature, sans plan, sans structure, et je ne me sentais pas à la hauteur pour devenir pianiste de jazz. C’était une période difficile. C’est à ce moment-là qu’a commencé un nouveau chapitre : celui de la musique produite en studio, de la pop et de l’électronique.

CNB : Après le jazz, tu t’orientes effectivement vers une musique plus produite, plus électronique. Et là, tu achètes ton premier synthé, un Juno-60. Qu’est-ce qui s’est joué à ce moment-là pour toi ?
Paul Prier : Je me suis rendu compte qu’on pouvait faire de la musique de manière légitime sans avoir la technique instrumentale d’un Keith Jarrett ou d’un Glenn Gould, sans attendre d’être irréprochable en harmonie ou en composition — ce qu’on m’avait un peu inculqué pendant cinq ans. Quand tu passes tes journées à écouter des génies, tu finis par croire que tu ne seras légitime qu’en atteignant leur niveau, voire plus. C’est évidemment absurde de penser ça.
Un jour, j’arrive en studio. On me branche un synthé. Le son est incroyable. Je reconnais des textures, je fais des liens… Et là, je rencontre Bastien Doremus, ingénieur du son, qui deviendra mon acolyte et avec qui je fonderai le duo Toys. On commence à faire des petites démos en studio, et tout à coup, j’ai l’impression de gagner trente ans. Je n’ai plus besoin d’être ce virtuose que je ne serai jamais pour faire de la musique.
CNB : À cette période, tu t’es replongé dans les disques de ton enfance — Michael Jackson, Stevie Wonder, Herbie Hancock — pour comprendre d’où venaient les sons, quels synthés avaient été utilisés. Qu’est-ce que ce travail de déconstruction a changé dans ta façon d’écouter, de comprendre, ou même de faire de la musique ?
Paul Prier : C’est un peu comme un puzzle. Depuis l’enfance, tu as des images fortes, des "big pictures", avec des morceaux et des sons que tu connais par cœur. Et puis, un jour, tu mets un nom sur ces sons, tu les identifies, tu passes de l’autre côté du décor et tu comprends comment ils ont été fabriqués. Quand tu fais de la musique, comprendre comment un morceau a été composé, c’est fondamental. C’est comme quelqu’un qui voudrait faire du cinéma et qui cherche à savoir quelle pellicule a été utilisée, quelle caméra, quels objectifs… Tu connectes des points. Et quand ces points se relient, ça t’ouvre plein de portes. D’un coup, tu deviens un geek, tu veux tout savoir : comment tel disque a été enregistré, avec quels instruments, quels effets… Et c’est là que naît l’obsession, la passion pour le matériel, les machines et les synthés.
CNB : Quand tu écoutes un morceau aujourd’hui, tu arrives encore à le recevoir “comme un auditeur”, ou est-ce que tu le disséques automatiquement ?
Paul Prier : Inconsciemment, quand tu écoutes de la musique, tu reconnais un son sans même chercher à l’identifier. Je pense que c’est aussi une forme de conditionnement. Si je ne me mets pas en mode analyse, j’essaie — et j’espère — pouvoir écouter de la musique de façon totalement instinctive. Avec ma propre musique, c’est une autre histoire. J’ai beaucoup de mal à l’écouter comme un auditeur qui la découvrirait pour la première fois. Je sais exactement comment elle a été faite. J’en connais chaque étape, j’entends chaque détail… Et parfois, ça me frustre, parce que je me dis que tel ou tel son aurait pu être fait autrement. Quand la musique devient ton métier, il devient très difficile de garder une écoute candide.
CNB : Tu as une approche très technique, presque méthodique, qui fait écho à ton parcours classique. Est-ce que cette précision, presque chirurgicale, continue de guider ta manière de créer aujourd’hui ? Je pense notamment à ton goût pour la réharmonisation, ou encore au soin que tu apportes à la construction des intros, des outros…
Paul Prier : Oui, et il y a quelque chose que je réalise en ce moment et que je trouve plutôt rassurant : on a souvent l’impression que les artistes ont un protocole, une méthode bien rodée pour composer. Et c’est vrai qu’avoir un cadre, c’est important. Mais ce cadre, s’il change d’un projet à l’autre, ce n’est pas grave — au contraire, c’est même une bonne chose. Je me rends compte que pour mon premier disque, j’ai adopté une certaine méthode, mais aussi parce que je ne savais pas faire autrement. Il y avait plein de choses que je ne maîtrisais pas encore et que je découvrais. Depuis, j’ai appris d’autres façons de travailler, j’ai expérimenté avec d’autres outils, je me connais mieux, et je ne tomberai pas dans les mêmes travers. Mon approche technique et créative est aujourd’hui complètement différente.
Sur mon premier EP, par exemple, j’ai passé un temps fou sur certains arrangements, souvent à cause de l’indécision. Or l’indécision, c’est parfois l’ennemie de la création. Elle vient du fait qu’on se laisse trop de temps, qu’on n’arrive pas à faire des choix, qu’on n’a pas d’échéance. A force, on peut se perdre et oublier ce qu’était le morceau à l’origine. Par la suite, j’ai essayé d’être plus instinctif. J’aime l’idée de toujours tester de nouvelles choses. Si on me demande un bilan ou des conseils sur ma manière de composer, je n’en aurai pas — parce que justement, je change tout le temps.
CNB : Avant de te lancer en solo, tu as commencé avec le duo Toys, dont tu parlais. Qu’est-ce que tu as appris de cette période-là, dans la dynamique à deux ?
Paul Prier : C’était une période où j’étais un peu perdu. Je sortais de l’école de musique, je jouais dans des piano-bars à droite à gauche, je donnais beaucoup de cours… mais je ne savais pas vraiment où aller, et avancer seul, c’était compliqué. En termes d’énergie, le fait de se retrouver à deux, c’est hyper important. On devient mutuellement des moteurs. D’autant plus qu’on se complétait très bien : Bastien était sur l’aspect technique, moi sur la composition et les instruments. Il y a eu une vraie synergie, avec cette motivation de se lever le matin pour retrouver son pote en studio — et puis, il y a un engagement : tu sais que quelqu’un t’attend. Quand tu es seul, si tu ne bosses pas, la seule personne que tu déçois, c’est toi-même… donc c’est plus facile de ne rien faire. Évidemment, être à plusieurs a aussi ses limites : il peut y avoir des divergences, des problèmes de disponibilité, des plannings qui ne collent pas… Tandis que quand tu es seul, tu es le seul maître à bord, tu gères ton temps comme tu veux.
CNB : Tu as également beaucoup tourné avec d’autres artistes — Charlotte Gainsbourg, Christine and the Queens, Juliette Armanet… Est-ce qu’en accompagnant ces artistes-là sur scène ou en studio, tu notais déjà intérieurement ce que tu ferais autrement dans ton propre projet ?
Paul Prier : C’était assez dissocié, en réalité. On me demande souvent si le fait d’avoir travaillé avec d’autres artistes m’a donné envie de faire ma propre musique. Je comprends qu’on puisse penser ça — c’est logique — mais ce n’est pas ce qui s’est passé. J’ai toujours eu cette envie de faire de la musique pour moi. Je le faisais déjà avec Bastien, dans notre projet Toys. D’ailleurs, on a été embarqués ensemble sur les tournées de Christine and the Queens puis de Charlotte Gainsbourg. Inévitablement, par manque de temps, ça nous a éloignés de notre projet initial. Je garde un super souvenir de ces tournées : c’était extrêmement enrichissant, humainement et musicalement, j’y ai fait de très belles rencontres. Mais à aucun moment je n’ai perdu cette volonté première de composer ma propre musique. Partir en tournée mondiale, c’est arrivé comme un heureux accident — je ne l’avais jamais imaginé. Cela dit, ce qui me rend le plus heureux, malgré un rapport parfois conflictuel à la création, c’est de faire ma musique. Alors, à un moment, je me suis lancé.
CNB : Tu dis avoir un rapport “conflictuel” avec ta musique… Qu’est-ce que tu veux dire ?
Paul Prier : C’est un peu comme quand tu t’enregistres et que tu entends ta propre voix : c’est toujours étrange et parfois difficile d’avoir un regard objectif sur ce qu’on fait soi-même. On dit souvent que la musique, c’est un peu comme notre bébé. Un enfant, c’est une version de toi, dans un autre corps — et généralement, on a une forme d’adoration pour ses enfants, simplement parce qu’ils viennent de nous. Il y a un rapport presque narcissique, un peu étrange. Je pense que ça peut aussi exister dans la création musicale.
Je ne dis pas que j’ai ce rapport-là exactement, mais je peux avoir un lien ambivalent avec ce que je fais. Il y a des moments où j’écoute un morceau et je me dis : “C’est pas mal”, et le lendemain, en le réécoutant, je le trouve nul. Je ne sais pas si tous les artistes ressentent ça, mais moi, je sais que j’ai parfois un rapport un peu bipolaire à ma musique. Ça dépend du contexte, de l’humeur du jour… Il y a des jours où tu y crois à fond, où tu te dis que ça va vraiment toucher les gens — et finalement, ça ne marche pas. Et inversement. Tu peux facilement tout remettre en question. Je me pose beaucoup de questions, mais j’apprends avec le temps. Et plus on sort de choses, plus ça devient fluide, plus naturel aussi.
CNB : Cette posture de l’artiste torturé, je crois qu’elle t’interroge beaucoup…
Paul Prier : Oui, je trouve ça drôle, parce que c’est un cliché — mais comme souvent, les clichés partent d’une part de vérité. J’ai côtoyé pas mal d’artistes "torturés", et je me rends compte qu’à ma manière, je le suis aussi un peu. Parfois, on colle l’étiquette d’artiste torturé à quelqu’un simplement parce qu’il prend son temps, qu’il est dans une vraie recherche. J’ai souvent remarqué à quel point il est facile de prendre un artiste pour un fou, juste parce qu’il teste des choses. Typiquement, tu peux passer par dix ou vingt versions d’un morceau, expérimenter plein de directions, et au final… choisir la toute première. C’est ce qui m’est arrivé avec mon premier single. J’ai testé une vingtaine de voix différentes, et au final, j’ai gardé la première version. Si tu racontes ça à quelqu’un de l’extérieur, il peut te prendre pour un "relou" ou un fou. Alors qu’en réalité, c’est tout l’inverse : c’est un processus de vérification, de recherche. Si tu as besoin de vingt essais pour valider ton instinct de départ, ça ne fait pas de toi un artiste torturé — ça fait juste partie de ta manière de créer.
Le problème, c’est qu’on projette souvent cette idée de souffrance ou de névrose sur les artistes dès qu’ils prennent leur temps ou qu’ils s’attardent sur des détails. Évidemment, ça peut arriver de s’enliser dans des choses secondaires, mais les amalgames sont fréquents, surtout quand on regarde ça de loin.

CNB : Aujourd’hui, avec Panic Peaks, tu signes pour la première fois un projet entièrement réalisé en solo, de la composition à la production. Qu’est-ce qui t’as motivé à tout faire seul cette fois-ci ?
Paul Prier : La première chose, c’est que je voulais être indépendant en termes de planning. Travailler avec d’autres personnes, c’est aussi dépendre des disponibilités de chacun. Par exemple, pour mon premier EP, j’ai travaillé avec Victor Le Masne, qui m’a aidé à superviser toute la production et le "finishing" des morceaux. C’était génial, et c’est clairement grâce à lui que j’ai pu finaliser ce projet. Mais il était très pris à ce moment-là, et j’ai dû attendre six à huit mois avant qu’il soit dispo. En bossant seul, je me disais : au moins, je n’aurai aucun prétexte pour perdre du temps. Et puis, il y avait aussi cette envie d’expérimenter, de voir si j’étais capable de mener un projet entièrement en solo. Aujourd’hui, je sais que j’en suis capable. Est-ce que je le referai ? Je ne sais pas, parce que c’est dur. L’avantage de collaborer avec quelqu’un, c’est d’avoir une oreille neuve, un regard extérieur, quelqu’un qui t’aide à trancher, à finir.
Seul, j’ai énormément appris. J’ai appris à produire un morceau, à le terminer seul. C’était une forme de recherche passionnante, parce que tu vas tester tes limites, voir jusqu’où tu peux aller par toi-même.
CNB : Quand on travaille seul, comment fait-on pour garder du recul sur ce qu’on crée ?
Paul Prier : Je me suis autorisé à n’avoir qu’un seul interlocuteur, parce que j’ai compris par le passé que plus il y a de monde, plus le processus se ralentit. C’est important de limiter ça à une ou deux personnes, maximum. En l’occurrence, pour ce deuxième EP, c’était Étienne Piketty, mon directeur artistique au sein du label Recherche & Développement. Il a su trouver la bonne distance : pas intrusif, mais toujours capable de me donner son avis de manière intelligente. Comme je me connais, je savais que si je me laissais embarquer dans des remises en question constantes, je n’avancerais jamais. La clé, pour finir ce projet, c’était de m’appuyer sur l’instinct et l’intuition. Le processus a été sain : je me suis mis derrière mon instrument, sans jamais chercher à coller à un style ou à un cadre. J’ai composé de manière très spontanée, sans revenir en arrière. J’ai un peu forcé ma nature — mais c’est comme ça que le disque s’est construit.
CNB : Depuis ton premier EP, tu abordes des thèmes très personnels — l’angoisse, la gêne, le stress — mais toujours avec humour et une forme de distance. C’est quelque chose qu’on retrouve encore dans Panic Peaks, sorte d’allégorie des pics d’angoisses. C’est une manière légère de parler de choses sérieuses, ou une vraie tentative de soin à travers la musique ? Une sorte de quête du bien être ?
Paul Prier : Je ne pense pas que ce soit une quête de bien-être ou une tentative de soin. Ou alors, peut-être que ça l’est inconsciemment, mais ce n’est pas pour ça que je fais de la musique, en tout cas pas de manière consciente.
Pour moi, il y a deux raisons principales. La première, c’est que l’écriture, les textes et les paroles ne sont pas ce qui me motive en premier lieu. Ce que j’aime, c’est composer de la musique avec de la voix. Et comme je travaille souvent seul, c’est moi qui chante — mais je n’ai pas forcément envie de chanter. Être chanteur, ce n’est pas quelque chose qui m’habite profondément. C’est presque par défaut. Dès l’instant où tu chantes, tu dois écrire des paroles. Et la chose la plus naturelle à raconter, c’est ce qu’on connaît. Moi, ce que je connais bien, c’est l’angoisse et l’hypocondrie. Ce n’est pas que j’ai envie d’en parler pour dire que je vais mal, mais plutôt pour dédramatiser. On a tous nos névroses, nos anxiétés. Moi, j’essaie d’en rire, de les tourner en dérision, de les exagérer. Je crée un personnage, une sorte d’extension de moi, que je mets en scène dans mes clips. Ça me donne un sujet qui parle à beaucoup de gens, et qui permet aussi de construire un univers visuel fort, qui peut aller vers le médical, le gore… Je trouve ça très stimulant, artistiquement.
CNB : Cette façon de penser la musique comme une narration vient de ta passion pour le cinéma. On ressent clairement cette influence dans tes clips — entre l’absurde à la Cronenberg ou les zooms très cinématographiques à la Kubrick. Est-ce qu’on peut dire que tu composes avec des images en tête, presque comme un réalisateur le ferait avec un storyboard ?
Paul Prier : C’est quelque chose qui m’habite instinctivement. Une musique peut très vite faire surgir des images. Quand je compose, des visions me viennent presque immédiatement. Parfois c’est très flou mais ça évoque des ambiances, des sensations. Par exemple, les zooms dans le clip de What U, c’est la première idée qui m’est venue en écoutant le morceau — qui repose sur une série de montées. En fermant les yeux, j’imaginais un clip uniquement composé de plans en zoom. Parfois, tu n’as même pas besoin de réfléchir, ça vient tout seul.
J’ai toujours adoré l’image. Avant même de faire de la musique, je voulais en faire mon métier. Aujourd’hui, la musique devient presque un prétexte pour créer de l’image. Je ne réalise pas mes clips moi-même — je préfère confier ça à des professionnels — mais je suis très impliqué dans l’écriture, les concepts et l’univers visuel.
CNB : Le cinéma est partout dans ton univers, jusque dans ta musique. Tu vas même jusqu’à créer un personnage, un alter ego – comme Sam dans Ease It. Qu’est-ce qui t’a poussé à passer par lui pour t’adresser à toi-même ?
Paul Prier : On peut voir ça comme quelqu’un qui se parle à lui-même, ou à un personnage fictif — qui pourrait être n’importe qui. Il y a clairement une forme de discours intérieur. Et ça résonne avec ce que signifie porter un projet musical en solo. Il y a souvent une dimension un peu schizophrène.
On dit souvent que les artistes se créent un personnage public, une sorte de carapace qui leur permet de ne pas être complètement à nu. Personnellement, je n’ai pas un niveau de notoriété qui m’oblige à ça, mais je trouve la question intéressante. Quand tu te mets en scène, c’est parfois plus simple de passer par un personnage, une version modifiée de toi-même. Dans mon cas, je dirais que c’est une extension de moi. Ce discours intérieur, c’est celui d’un mec qui se parle tout le temps dans sa tête, qui se pose mille questions, qui analyse tout, et qui cherche sans cesse comment résoudre ses problèmes.
CNB : Tu parlais de ce besoin qu’ont certains artistes de se cacher derrière un personnage — ça me fait penser à Vladimir Cauchemar ou aux Daft Punk. Est-ce que toi aussi, tu te verrais pousser plus loin cette idée avec “Sam” ?
Paul Prier : Pourquoi pas ! Tu as cité de très bons exemples de mecs qui ont trouvé des "tricks" de génie pour préserver leur vie privée : ils se planquent derrière des masques. Résultat, ils ont à la fois la notoriété et la tranquillité. Le beurre et l’argent du beurre. Je n’en suis clairement pas là — et je ne le serai peut-être jamais. Cependant, c’est vrai que, quand tu fais le choix de sortir de la musique et de montrer ta tête, tu ne peux pas vraiment te plaindre ensuite. Il fallait y penser avant. C’est paradoxal, parce que quand je regarde mon projet, je me rends compte que je suis juste un mec de plus qui fait de la musique, qui garde son vrai nom, qui montre sa gueule… Et vu de l’extérieur, ça peut paraître égocentrique. Alors que, franchement, ce n’était pas du tout mon intention au départ.
Personne ne m’a forcé à faire comme ça, mais c’est le schéma “par défaut”. Très vite, on te dit que pour que ça marche, il faut montrer ta tête, parce que les gens ont besoin de s’identifier à un visage, à une personne. On t’encourage aussi à garder ton vrai nom, pour assumer, pour ne pas te cacher. Et à la fin, tu te retrouves en séance photo à devoir choisir des portraits de toi pour la presse… et franchement, ça me fait super bizarre. Je ne sais pas si j’ai envie d’être ce mec qui passe son temps à sélectionner des photos de lui. Il y a un truc très narcissique, très étrange là-dedans. Mais bon, je jouerai le jeu tant que ça me convient. Et si un jour ça me saoule, j’arrêterai, tout simplement.
CNB : Tu mets souvent ton corps en scène dans tes clips. Qu’est-ce que ça te permet d’exprimer que la musique seule ne dit pas ?
Paul Prier : Ça me permet d’injecter une touche de second degré, qu’on ne perçoit pas forcément dans ma musique mais qui fait vraiment partie de moi. C’est une manière d’apporter un peu de légèreté, d’absurdité. Et puis, ça me permet d’être autre chose que "le mec qui pose pour des photos de presse". Je ne dis pas que c’est difficile, mais j’ai parfois tendance à me regarder de l’extérieur et à me dire : “Attention, là tu commences à faire pitié…” J’ai un peu de mal avec le premier degré. Évidemment, tu ne peux pas faire une blague à chaque fois qu’on te prend en photo, mais j’aime me mettre en scène dans mes clips pour casser ce côté trop sérieux, et rappeler que, oui, c’est de la musique — mais qu’on est aussi là pour s’amuser, pour rire un peu.
CNB : C’est à la Maroquinerie, le 17 juin dernier, que tu as présenté ce nouvel EP en live pour la première fois. Quel regard portes-tu aujourd’hui sur ce live ?
Paul Prier : Je suis super content ! Faire une date en headline à Paris, c’est vraiment le meilleur concept : tu joues devant des gens bienveillants, qui te soutiennent et te portent. À moins de faire un gros plantage, il n’y a pas de raison que ça se passe mal… Et là, c’était vraiment cool !
CNB : Ton premier album est en préparation : c’est un cap important. Comment tu abordes cette étape, et où en es-tu aujourd’hui dans le processus ?
Paul Prier : Il me reste dix jours pour le terminer. Si tout se passe bien, il sera mixé et bouclé d’ici là ! La sortie est prévue pour l’automne, probablement autour d’octobre. Ça mijote !
CNB : Tu as l'air de faire tout en “P” : Punctual Problems, Panic Peaks… Pour l’album, ce sera quoi ?
Paul Prier : Je t’avoue que ce n’est pas encore décidé, mais c’est bien possible ! Ce qui est pas mal avec ce délire autour du “P”, c’est que ça me permet de réduire les options. On passe sa vie à devoir faire des choix, et c’est épuisant. Là, je me dis que si je dois faire le truc en “PP”, au moins ça cadre un peu — et ça aide à avancer !
CNB : Et enfin, pourquoi penses-tu que tu fais de la musique ?
Paul Prier : Oh, excellente question ! Faire de la musique me permet de savoir pourquoi j’en fait… Tu vois ce que je veux dire ? Je n’ai pas forcément la réponse, mais c’est une question que je me pose vraiment. Quand je regarde tout ce qui a déjà été créé dans la musique depuis qu’elle existe, je me demande parfois ce que, moi, je pourrais apporter de plus avec mon projet. Je crois que je fais de la musique pour la beauté de la musique. Pas la mienne en particulier — la musique, en général. Si j’ai appris à en faire, si j’ai travaillé pour ça, autant aller jusqu’au bout et la partager, même si ça plaît… ou pas. C’est une très bonne question, mais en réalité, je n’ai pas vraiment de réponse claire. C’est étrange, non ? [rires]
Paul Prier – Panic Peaks, deuxième EP solo disponible depuis le 17 janvier 2025 (Label : Recherche & Développement)
Paul Prier à la Maroquinerie le 17 juin 2025. © Pauline Mugnier