top of page

Eric Troncy : l’art et la manière de concevoir une exposition. 

  • Photo du rédacteur: Victoire Boutron
    Victoire Boutron
  • 13 déc. 2024
  • 20 min de lecture

Dernière mise à jour : 20 avr.

C’est à Dijon, au cœur du Consortium, qu'Éric Troncy nous offre un regard privilégié sur l’exposition en cours dédiée à Carroll Dunham et Laurie Simmons. L’occasion d’un échange rare avec cet éminent commissaire d’exposition dont le parcours et l’influence ont marqué l’essor de l’art contemporain en France depuis les années 80. Entre souvenirs d’une époque où cet art était encore marginalisé, réflexions sur la conception d’une exposition, et analyse des mutations de la création artistique, Éric Troncy nous raconte ce monde en constante évolution. Conversation fascinante avec une figure incontournable du monde de l'art. 

© Pauline Mugnier


Éric Troncy, vous avez grandi à Nevers, dans les années 70. Quelle était votre relation à l’art à cette époque ? 


Il faut se remettre dans l’ambiance des années 70… Curieusement, pour l’époque, j’en ai vu beaucoup ! A Nevers, la Maison de la Culture proposait de nombreuses expositions. De plus, en ville il y avait une association engagée dans l’art contemporain. Mon oncle était à l’époque le secrétaire du Consortium à Dijon. Enfant, j’ai donc vu beaucoup d’art contemporain, ce qui était exceptionnel pour ceux de ma génération.


Est-ce qu’il y a une exposition, un artiste à l’époque qui vous a marqué ? 


A la Maison de la Culture de Nevers s’est tenue une très grande exposition de l’artiste performeur, Michel Journiac. Dans sa performance, il plaçait un grand morceau de mou sur un plateau d’argent, le tout au pied d’une très très grande guillotine qui ne faisait pas moins de dix mètres de haut. Je me disais que ce type devait être vraiment à part mais je constatais que les gens qui s'intéressaient à lui s’y intéressaient vraiment. Il y avait une certaine marginalité et je me suis dit, ça c’est chouette ! 


Vous avez commencé par étudier l’histoire de l’art à la Sorbonne mais vous avez finalement décidé d’aller à l'École du Louvre. Pourquoi ce changement ? 


Parce qu’à la Sorbonne, les professeurs étaient très mauvais. Quand je dis très mauvais, c’est très très mauvais. Il y avait cependant une professeure fantastique qui s’appelait José Vovelle, qui abordait le surréalisme en Europe du Nord. Sinon, sur l’art contemporain, il n’y avait vraiment rien. Je suis donc parti au Louvre car les gens qui faisaient l’art à Paris enseignaient là-bas. Je pense à Bernard Blistène, Catherine David et Serge Lemoine… Là c’était mieux ! 


Le paysage culturel de l’époque se tourne très peu vers l’art contemporain. Au début des années 80, les musées laissent peu de place à ce type d’art et ce genre d’école se focalise surtout sur l’histoire de l’art…


Vous faites vraiment bien de rappeler ça parce qu’à cette période, il n’y avait rien sur l’art contemporain ! Vous ouvrez Paris Match : rien sur l’art contemporain. Vous ouvrez votre magazine féminin : rien non plus. On n’en parlait pas non plus à la télévision - on n’en parle toujours pas d’ailleurs même si à l’étranger ça s’améliore -. C’est vraiment quelque chose qui n’existe pas dans le quotidien ‘’normal’’ des gens. 


Dans ce contexte, qu'est-ce qui vous a conduit à vous intéresser à l'art contemporain ?


J’ai eu la chance d’en voir assez tôt et une certaine transgression et liberté qui s’en dégageait m’a intéressé. On se situe juste après le courant punk, l’idée était de prolonger cet esprit-là dans tous les arts. C’est d’autant plus important de remettre ça en perspective quand on a vécu dans la France de Giscard. Visuellement, avant 1981, c’était très atroce ce qu’on vivait ! Après 1981, il y a eu un enthousiasme pour les formes nouvelles et plus expérimentales. 


Votre métier, vous allez finalement l’apprendre sur le terrain. Je pense notamment à un épisode de votre parcours d’étude : on est en 1987 et vous allez devenir assistant pendant un an d’un des commissaires d’exposition les plus connus, Bernard Blistène, à l’occasion d’une exposition majeure à Beaubourg. Qu’avez-vous appris pendant cette année ? 


Bernard Blistène était mon prof et il m'a proposé d’être son assistant à Pompidou pendant un an, oui. Il se trouve que c’était l’année où le centre Pompidou organisait l’exposition "1777/1987. État de la création actuelle", exposition extrêmement ambitieuse sur l’art contemporain. J’ai eu la chance d’être là-bas. J’ai tout appris pendant cette année ! J’étais le seul, c’était très privé, et j’avais le droit d’assister aux discussions. J’étais là aussi pour toutes les réunions de commissariat. Il y avait trois commissaires d’expositions : Alfred Pacquement, Catherine David et Bernard Blistène. Quand ils se réunissaient, c’était dans des cubes en verre insonorisés des espaces du centre Pompidou. J’avais le droit d’être dans le cube donc j’ai compris pas mal de choses, à savoir que ces personnes, qui devaient avoir une cinquantaine d’années, étaient quand même des gamins ! C’était à coup de “si tu fais ça, je fais ci. Si tu fais truc, je fais machin”, c’était rigolo, et en même temps j’étais en prise directe avec leur fonctionnement. C’était comme ça que ça se passait et je peux vous dire que maintenant c’est aussi comme ça que ça se passe ! 


Vous saviez, à ce moment-là, que vous vouliez devenir commissaire d’exposition ? 


Oui, j’avais une petite intuition, finalement ça a toujours été mon projet ! 


Après vos études, vous allez fonder votre propre centre d’art : l’APAC, à Nevers. Avec ce projet, vous êtes parti de rien jusqu’à inviter des artistes du monde entier. Comment s’est construit ce projet ? 


Il ne fallait pas grand-chose pour démarrer à l’époque ! L’APAC était déjà créée. Je l’ai récupérée à un moment où ça s'étiolait. Un musée c’est une personne. Un restaurant, c’est un chef, un musée, c’est un commissaire. C’est peut-être atroce à dire mais c’est comme ça. La personne qui s’occupait de l’APAC partait vers de nouvelles aventures. L’association allait également claquer la porte, alors j’ai trouvé des complices pour reprendre le truc. Je ne rends pas souvent hommage, mais là je pense par exemple à Bernard Delaume et à sa femme, Anne-Marie Faucon, qui était ma professeure de dessin quand j’étais gamin. C’est une personne qui a été décisive dans ma vie. Elle m’a permis de comprendre que j’étais capable de faire ça. Ensemble, on ne parlait pas de ce que je voulais faire, mais le regard qu’elle portait sur mon travail était très intelligent et m’a poussé dans cette direction. Pour revenir à l’APAC, ramener des artistes à cette époque était facile. Si vous vouliez Wharol, vous l’appeliez, vous lui disiez “Tu dormiras sur le canap’ ! ” et il répondait “Fine !”. Personne ne s’intéressait à l’art contemporain dans les années 80, il faut se rappeler de ça ! Un Warhol ne valait rien du tout à l’époque. C’était donc très facile. 


Ce qui n’est plus le cas aujourd’hui… 


C’est complètement l’inverse ! Aujourd’hui, les artistes demandent des suites dans des palaces !


Et puis, en 1996, vous êtes appelé pour reprendre le Consortium à Dijon, un lieu devenu emblématique. Qu’est-ce qui vous a amené à ce projet ? 


J’ai été appelé par les personnes qui ont fondé le Consortium, notamment par Xavier Douroux. Ce qui m’a amené à dire oui, c’est l’endroit. En France, pour moi, il y avait le Consortium et le reste. C’était l’endroit le plus avant-garde, le plus réfléchi, le plus instruit, le plus intelligent, dans un paysage où il n’y avait pas non plus beaucoup de compétition. On est dans les années 80/90. Ça commençait un peu, mi-1990 -  période qui m'intéresse le plus, en particulier à New-York -,  mais dans le paysage de l’époque, pour moi le Consortium c’était ‘’the place to be’’. Pour autant, je pensais y venir à 60 ans, une fois que les vieux qui étaient là seraient morts ! Mais non, ils m’ont tout de suite proposé d’être le troisième directeur. Car leur troisième directeur était mort. Il s’appelait aussi Eric (ndrl Éric Colliard), c’était pratique ! [rires]. Quand je leur ai demandé quand je commençais, ils m’ont dit  “Demain”, j’ai répondu “ok, je serai là à 9 heures” et voilà comment a commencé mon histoire avec le Consortium. Pas d’entretien d’embauche, pas de fiche de poste, c’était vraiment très simple ! 


Comment se passent les premières années et qu’avez-vous apporté au lieu ? 


Je sais exactement ce que j’ai amené. Je montrais des choses qui s’opposaient. En 1996, j’avais déjà fait un certain nombre d’expositions ailleurs, dont l’exposition No Man's Time à Nice. Les personnes du Consortium se sont donc dit qu’il fallait plutôt m’intégrer à leur cause plutôt que de se faire bouffer par moi. Ce qui était très malin ! Je suis donc venu pour faire ce que je faisais et c’est devenu ce que le Consortium faisait. J’ai apporté des complicités et des connivences avec des artistes de ma génération, qui sont des gens avec lesquels j’ai grandi : Philippe Parreno, Dominique Gonzalez-Foerster, Pierre Huyghe, Rirkrit Tiravanija, Angela Bulloch… Tous les gens avec qui j'ai fait des expositions en arrivant à Dijon en 1996. 


Vous aviez une idée de ce que vous vouliez faire au Consortium ? 


Je n’avais pas d’idées puisque je suis tombé sur le cul lorsque Xavier m’a proposé ça ! Enfin, trois minutes après, ça m’a paru très normal. Je n’avais pas d’idées mais je savais ce que je voulais faire. C’était pas mis en forme dans mon esprit, il n’y avait pas d’intention particulière à long terme… En revanche, je savais ce qui était bien. Ce qu’il fallait montrer, c’est ce que je montrais donc je suis venu le faire au Consortium et je dois dire que mes camarades ont été géniaux car ils m’ont laissé une totale liberté tout en s’y intéressant. Ils voulaient savoir, comprendre… Ça s’est tout de suite bien passé ! 


Vous évoquez leur regard mais j’aimerais qu’on parle de votre regard… Qu’est-ce que vous pensez avoir de plus à ce moment-là ? 


Je n’ai vraiment rien de plus et ils ont tout ! Ils ont l’expérience, ils ont fabriqué l’endroit… En revanche, j’ai une différence. Je suis différent car j’arrive avec d’autres artistes, une autre génération, d’autres façons de penser, une certaine expérience de l’exposition qui n’est pas celle d’ici… Pour résumer les choses, au Consortium il y avait deux salles où on mettait un cube dans l’un et un cube dans l’autre. Sauf que, moi, quand j’ai deux salles, j’en ferme une et je mets tout dans la même. C’était ça la différence. 


Vous vous définissez comme  “commissaire-auteur”... Qu’est-ce que ça implique ? 


En 1995, aux États-Unis, c’est la popularisation des commissaires d’expositions indépendants et l’apparition d’une nouvelle catégorie, d’une nouvelle équipe dans l’organigramme des arts visuels. A l’époque, j’observais beaucoup un commissaire, Bob Nickas. Il a fait, par exemple, une exposition dont tous les artistes ont un nom de famille qui commence par la lettre C. Après, il a fait une exposition où toutes les œuvres sont rouges. Tout ça, c’est faux. Enfin, c’est vrai mais une fois qu’on a dit que toutes les œuvres étaient rouges, ça n’aide pas. Elles sont rouges mais elles ont surtout été choisies. Ça m’a beaucoup intéressé. Je pensais - et j’en suis toujours persuadé - qu’une exposition c’est toujours une création. Même si vous faites une exposition de monochrome noir, à un certain moment il va bien falloir décider si vous les espacez de 20 centimètres ou d’1 mètre 50. Cette différence-là, c’est le commissaire qui l’assume. Cette décision a une répercussion immédiate sur la manière dont vous allez appréhender l'œuvre. C’est donc une création. C’est pour ça que j’ai parlé d’”auteur”. Comme je prenais pas mal de liberté avec les œuvres, on me disait que j’étais un artiste. Je ne suis pas un artiste, je suis un auteur d’exposition ! 


Comment sélectionnez-vous les artistes avec lesquels vous travaillez, et qu’est-ce qui vous attire dans leur démarche ?


Ça dépend d’abord du lieu. On ne choisit pas de la même manière qui on expose au Musée National d’Art Moderne et qui on expose dans un centre d’art de province. C’est la première chose. Ensuite, ce sont les opportunités. Après, c’est ce qu’on veut mettre en avant à un certain moment, à un certain endroit et pour un certain type de public. Ça implique de connaître l’endroit où on expose, son public, ce qu’il s’y passe etc… On peut alors commencer à réfléchir à ce qu’on peut montrer. Parfois, il y a des choses qu’on veut montrer mais qu’on ne peut pas car l’espace ne nous convient pas. Il n’y a pas de règles. En ce moment, par exemple, je travaille sur une exposition du Consortium qui va ouvrir en avril, avec un artiste que j’ai eu envie d’exposer dès 1986. C’est un peintre allemand qui s’appelle Andreas Schulze. Je me suis toujours dit que je l’exposerai. Son œuvre n’est pas forcément sous le feu des projecteurs aujourd’hui mais je pense que c’est très malin, en toute immodestie, de regarder actuellement son travail. Il y a cinq ans, je ne l’aurais peut-être pas fait. Il n’y a donc pas vraiment de règles ! 


Si je comprends bien, tout part d’une sensibilité aux bruits du monde… 


Absolument ! Aux bruits du monde et aux bruits de l’art. Ce qui m’intéresse aujourd’hui chez Schulze, c’est qu’il ne peint pas très bien et qu’il fait des très grandes toiles. Ça s’oppose à toutes ces très grandes toiles d’aujourd’hui très bien peintes, faites par des très jeunes artistes qu’on a montrés ici aussi, d’ailleurs. C’est mettre un grain de poussière dans les rouages ! 


Vous avez une devise : “Je n’expose pas des artistes, j’expose des œuvres”... Que faut-il comprendre ? 


Qu’un artiste peut faire des mauvaises pièces ! Même les artistes que je préfère ont fait de très mauvaises pièces. Un artiste, c’est une façade. C’est important parce que c’est lui ou elle qui donne le truc mais on est là pour juger les œuvres. Même si aujourd’hui, ça a changé. Je pense à cette phrase que Judith Benhamou-Huet avait écrite et qui disait qu’aujourd’hui on ne jugeait plus les œuvres uniquement en fonction des hommes mais en fonction aussi de ce qu’on savait de l’artiste. C’est très vrai ! Ça ne veut pas dire que c’est comme ça que je fais mais c’est très vrai. Aujourd’hui, de nombreux critères alimentent la réflexion qu’on peut faire sur tel ou tel artiste mais pas nécessairement sur son travail, me semble-t-il. J’ai déjà montré des œuvres de très mauvais artistes parce que l'œuvre était nécessaire à tel moment de l’exposition… 


Finalement, l'œuvre dépasse son créateur…


Oui, c’est exactement ça. En tout cas, elle peut avoir une vie propre et ouvrir des voies différentes en fonction des autres œuvres avec lesquelles elle est présentée. C’est pour ça que je dis qu’une exposition est une création. 


Quels défis rencontrez-vous dans la conception d'expositions ?


Tous ceux que vous avez à l’esprit sont justes ! (rires). Déjà, il faut trouver des sous. Il faut aussi qu’on accepte de vous prêter les œuvres, qu’elles soient emballées… Tout est compliqué. Il y a des problèmes à tous les niveaux. Quand ils se règlent, c’est bien, mais il faut les régler soi-même ! 


Je pense par exemple à ce que vous évoquiez sur l’espace choisi entre une œuvre et une autre. Ça aussi, c’est un défi… 


Oui ! J’ai fait par exemple une exposition à la Galerie Almine Resh en 2015 (ndlr The Shell) où les œuvres étaient séparées par des espaces de 7 cm parce que j’avais à l’esprit les pages de photos sur internet appelées “Tumblr”. Ce qui est amusant, c’est que je découvre que l’artiste que je vais exposer, Andreas Schulze, a fait à peu près la même chose à l'époque : un accrochage avec des toiles espacées de 10cm. Chaque toile était une voiture et l’ensemble représentait un embouteillage. Ça s’appelait Traffic Jam (1998). Vous voyez, il peut y avoir au moins deux raisons différentes, Tumblr et l’embouteillage, pour accrocher des peintures de la même manière. 


Carroll Dunham & Laurie Simmons : un mariage dans les règles de l’Art. 



© Pauline Mugnier


Parlons des deux artistes avec lesquels vous avez décidé de travailler cette fois-ci : Carroll Dunham & Laurie Simmons. Pouvez-vous nous les présenter et nous expliquer comment vous les avez découverts ? 


C’est parti du fait que je suis très fan de Carroll Dunham. Il a 73 ans, il vit aux Etats-Unis et il expose depuis une quarantaine d’années. Il a un succès au moins aussi grand que celui de Daniel Buren, pour parler de gens qu’on connaît, mais à l’échelle des Etats-Unis. Il n’a donc pas besoin de moi pour faire carrière. J’aurai pu faire une exposition normale de lui en empruntant quatre œuvres et en les mettant intelligemment en scène mais je me suis demandé ce que ça pouvait lui apporter de faire une exposition au Consortium. Et puis, il a une qualité : sa femme, Laurie Simmons. Je trouve que c’est une des artistes les plus extraordinaires ! Elle est photographe. Elle a débuté dans les années 70 et fait partie de ces artistes qui, comme Cindy Sherman, ont donné un nouveau statut à la photographie à une époque où elle commençait à être partout : dans la publicité, dans les clips de MTV etc… En 1977 à New-York a eu lieu une exposition organisée par Douglas Crimp qui s’appelait Pictures et qui mettait en scène des artistes réfléchissant à cette nouvelle fonction de l’image. Ça a donné lieu à ce qu’on a appelé ensuite la Picture génération dont Laurie Simmons fait partie. 


C’est la première fois que leurs travaux sont réunis. Ils n’ont jamais exposé ensemble, bien qu’ils soient mariés depuis 40 ans. D’où vous est venue cette idée ? 


Ils ont le même âge, ils sont mariés depuis 40 ans, ils sont célèbres depuis 40 ans grâce à leurs travaux d’arts visuels respectifs, mais ils n'avaient jamais été exposés ensemble en effet. Je leur ai proposé de faire l’exposition avec cette idée que, même s’ils ont travaillé avec leurs ateliers cote-à-cote pendant 40 ans, peut-être que ça n’a pas eu d’influence sur leur travail ou peut-être que si. En tout cas, ça faisait un angle d’attaque intéressant et ils ont adoré ça ! Laurie Simmons m’a même dit : “Merci de nous proposer ça de notre vivant”, ce que j’ai trouvé assez agréable. 


Carroll Dunham disait que la relation entre leurs “pratiques respectives a été négligée”... Pourquoi ? 


On ne leur a jamais proposé d’exposer à deux. Il y a une bonne raison à ça : il est très difficile d’exposer de la photographie et de la peinture ensemble. En général, et je ne sais pas pourquoi, ça ne marche pas. Peut-être le fait que ce soit une surface lisse avec une surface vitrée… C’est très compliqué, et surtout ce sont des grands artistes, donc, généralement, on ne se permet pas ce genre de familiarités avec eux !


Et pourquoi, ici, ça fonctionne alors ? 


Parce que moi, je me permets ce genre de familiarités ! [rires]


Comment les œuvres de Laurie Simmons et Carroll Dunham dialoguent-elles dans cette exposition ? 


C’est une question intéressante parce que, comme je l’ai dit à l’un et à l’autre, je n’étais pas sûr que quelque chose se produise en faisant cette exposition. Je ne fais pas une exposition pour montrer quelque chose que j’ai compris, je fais souvent des expositions pour mettre en scène des œuvres qui permettent ou non de comprendre quelque chose. Il était donc possible que ça ne montre rien. Je n’avais pas l’intention de montrer des œuvres de Carroll Dunham de 1993 à côté d'œuvres de Laurie Simmons de 1993 pour voir s’il y avait des rapports. Ça n’était pas ça l’idée ! L’exposition permet de faire l’expérience de ces deux œuvres en même temps et peut-être de ressentir des similitudes entre l’une et l’autre. 


En choisissant de les exposer conjointement, y’a t-il des influences communes entre eux que vous avez décelé et qu’ils n’auraient peut-être pas perçues ? 


On va aller du plus simple au plus compliqué. Le plus simple, c’est qu’il y a toujours des soleils chez lui et il y en a souvent chez elle. Bon, on n’a pas réinventé l’histoire de l’art du 21e siècle quand on a dit ça ! Après, il y a des choses plus profondes. Je pense que le travail sur les poupées masturbatoires asiatiques avec lesquelles Laurie Simmons a réalisé la série des Love Dolls, va correspondre à des moments où Carroll Dunham a peint des femmes. Quand on voit leurs représentations des femmes côte-à-côté, il y a quand même quelque chose qui se passe ! Vous dire quoi de façon littérale, heureusement que non. Mais ça alimente un flux de réflexions dans l’esprit. 


A l’inverse, quelles singularités respectives souhaitez-vous mettre en avant dans cette exposition ? Je pense par exemple à ce vert chez Carroll Dunham… 


C’est l’une des choses que j’ai trouvée les plus formidables avec lui ! Il peint des personnages qui ont les bras écartés, en haut, en bas, dans un sens, dans un autre, les jambes à droite, à gauche… Tout ça permet juste de faire des compositions. A l’origine, ses personnages étaient en réserve blanche, c’est-à-dire qu’ils n’étaient pas peints. Ensuite, ils ont été peints en blanc et puis, au bout de 40 ans, il a voulu plus de couleurs. Le seul moyen qu’il a trouvé pour ne pas se faire emmerder, c’était de choisir le vert. S’il avait choisi le noir, on lui aurait collé des trucs de politiques, de sociologie, de race… Donc il a choisi le vert. Après tout, c’est assez classique. Dans Avatar, ils sont bleus. Dans la science-fiction américaine les personnages sont parfois aussi des petits hommes verts… Donc il a peint des personnages verts. Je trouve ça très intéressant de voir ce que les contraintes d’une époque arrivent à projeter sur une discipline et dans quelle mesure ça oblige la discipline à faire autrement, pour pouvoir continuer à exister librement. 


Et en ce qui concerne Laurie Simmons ? 


C’est plus mystérieux chez elle. C’est plus profond, plus nourrit. Ça vient quand même d’un combat de libération : celui de la photographie dans les années 1970. Les travaux les plus intéressants sont ceux dont on ne comprend rien au bout du compte. Elle, je n’y comprends rien du tout ! [rires] 


Quel impact espérez-vous que cette exposition aura sur la compréhension de leurs œuvres respectives ?


Le public… question intéressante ! On ne fait pas d'exposition pour le public mais s’il n’y a pas de public, on ne fait pas d’exposition. Il faut quand même être malin. Ça tombe bien puisqu’au Consortium, depuis 1997, le public a été formé. Il est de très grande qualité, demandeur de trucs ambitieux… Pour cette exposition, le public sait seulement qu’on parle ici d’un homme et d’une femme mariés depuis 40 ans qui n’ont jamais exposé ensemble. Ils n’ont pas besoin de plus que ça. Ils se posent les mêmes questions que moi, à savoir : est-ce que le fait de vivre ensemble pendant 40 ans et de travailler ensemble a eu une incidence sur la singularité respective des œuvres de chacun ? Le public regarde donc de la même manière que moi, c’était l’idée, et c’est très agréable. C’est aussi une exposition qui parle de deux artistes dont on peut apprécier le travail sans s’occuper de celui du conjoint. 


Si je comprends bien, votre manière de travailler les expositions se situe du côté de la suggestion et non de la démonstration. Je le remarque par exemple avec l'absence de cartels sur les murs de l’exposition. Rien n’est écrit… 


Il n’y a pas de cartels mais il y a des fiches à l’entrée de l’exposition. C’est juste qu’au lieu de les mettre à côté des œuvres, je les mets à l’entrée de l’exposition, sur une feuille que le spectateur prend et balade avec lui. Ça n’occupe pas l’espace visuel. Quand je regarde un tableau, je n’ai pas envie de voir le bout de papier collé sur le mur. On n’écrit pas non plus sur les murs. Je trouve ça spectaculaire ces expositions où on écrit sur les murs… On a l’impression qu’on a peur du vide ! Je me souviens d’une exposition à Pompidou où il y avait une toute petite sculpture et un énorme truc écrit sur le mur. C’est dans les livres qu’il y a les textes, je n’ai pas besoin de les voir sur les murs ! Ici, on n’encombre pas les murs de cartels. En revanche, toutes les informations sont disponibles pour tout le monde à l’entrée de chaque salle. On garde les murs propres ! 


Savoir décrypter l’art. 


Au-delà d’exposer, vous écrivez beaucoup sur l’art. Pour de nombreux magazines mais aussi pour les vôtres puisque vous en avez fondé trois en tout : 49/3, Documents et Frog. Quelle est votre approche de la critique d’art ? 


49/3, ça fait longtemps que je n'en ai pas entendu parler ! C’était une revue uniquement composée d’images avec cette idée qu’on peut formuler une critique avec des images. C’est une idée que j’ai reprise dans Frog -dont ce sera le 20ème anniversaire en 2025- en décidant de n’utiliser aucune photo de presse. Dans ce magazine, on produit toutes nos photos. C’est déjà un commentaire. Et puis les gens en ont sûrement un peu marre de voir huit fois la même photo. En ce qui concerne la critique d’art, je n’en lis plus beaucoup mis à part les textes que m’envoient les personnes qui écrivent dans Frog et deux trois magazines américains comme The Brooklyn Rail, qui est un magazine fantastique, et Purple, qui n’est pas un magazine d’art mais dans lequel il y a les meilleures interviews d’artistes américains. Aujourd’hui, la critique d’art ne sert plus trop à grand-chose ! Deux photos sur un bon Instagram, c’est plus sexy pour des galeries, un musée, ou même des artistes, qu’une critique un peu rédigée. On en est là. Ça ne veut pas dire qu’on peut rien faire, mais qu’il faut sûrement faire autrement. 


Pour quelles raisons votre modèle est-il le journalisme d’art anglo-saxon ?


D’abord, ils font beaucoup de grandes interviews. Je pense aussi au journalisme américain. Un portrait de 12 pages dans Vogue, c’est toujours fantastiquement fait ! Dans ce journalisme-là, il y a une façon d’écrire, d’aborder un sujet et plus généralement un personnage qui me semble différent. 


Selon vous, à quoi cela tient-il ? 


Quand je lis ces textes, je ne vois pas le journaliste derrière. En France, je vois toujours le journaliste derrière. Il pense qu’il est important, qu’il a des choses à dire etc… Bon, on s’en fout un peu, non ? Aux Etats-Unis, dans cette forme de journalisme, on mélange des éléments biographiques avec des éléments intellectuels et c’est beaucoup plus “pro”. J’aime beaucoup ce journalisme-là. D’ailleurs, les deux magazines dont je vous ai parlé (ndlr: The Brooklyn Rail et Purple) paraissent essentiellement aux Etats-Unis, même si Purple est parisien mais Olivier Zahm qui le dirige est plus souvent à New-York qu’à Paris. 


Pour Frog, vous produisez toutes les photographies. En quoi est-ce que photographier une exposition participe à sa critique ? 


Parce que les photos qu’on fait ne sont pas forcément les photos des œuvres. On va plutôt photographier un texte trop gros sur un mur ou un cartel qui est trop proche d’une œuvre ou encore la beauté d’un rayon de soleil sur le sommet d’une sculpture en métal qui va produire un flash sur un mur… Si vous appelez un photographe professionnel pour prendre une photo d’une sculpture et que ce jour-là, il pleut, il va quand même prendre sa photo. Il ne va pas attendre le soleil : business is business. Nous, on ne fait pas comme ça. On va attendre qu’il fasse beau en allant boire un verre et en découvrant les restaurants du coin. Et quand il fait beau, on prend la photo. 


La réception et la consommation d’une exposition ont changé, notamment avec l’avènement des réseaux sociaux, en particulier Instagram. De plus en plus de personnes vont à une exposition uniquement dans le but de poster une photo et dire “j’y étais”. Finalement, elles ne voient les œuvres qu’à travers leur écran. Comment le ressentez-vous en tant que commissaire d’exposition ? 


Ça a tout changé ! Il y a encore trente ans, on attendait les photos des expositions. Il fallait  qu’un magazine soit publié et distribué en France pour avoir accès à deux photos. Aujourd’hui, vous en voyez 400 instantanément. Ça a tout bousculé, et en même temps pas tant que ça : les artistes font toujours des œuvres, il y a toujours des gens qui les exposent, qui les achètent… Moi, je n’attends pas beaucoup de choses d’Instagram. En revanche, j’ai défini une politique particulière pour l’Instagram du Consortium. Par exemple, quand un artiste qu’on a exposé meurt, on ne met rien. Ça me parait toujours indécent. On met des films sur les expositions et on re-poste l’exposition qui le concerne mais on n’intervient pas sur la vie générale des artistes. Encore une fois, chacun fait comme il veut ! C’est comme un journal, si vous pensez qu’il est mal mis en page et qu’il raconte des conneries, vous ne l’achetez pas. 


Pour autant, les réseaux sociaux permettent à l’art de se démocratiser, de toucher un autre public. Je pense notamment au jeune public… 


Absolument. Ça a inventé un mode de relation entre des jeunes et une discipline qui est devenue leur discipline. Aujourd'hui, au même titre que d’aller au cinéma, c’est normal pour un ado d’aller voir une expo, encore plus que d’aller à l’opéra. Ça a évolué ! 


Quelle est votre vision de l’art contemporain aujourd’hui ? 


Aujourd’hui, je ne sais pas si c’est intéressant que 10 000 personnes fassent la même chose que ce que faisaient 1 000 personnes il y a 20 ans. Vous voyez l’image du continent de détritus qui volent dans la mer ? Et bien je pense maintenant qu’il y a un continent supplémentaire d'œuvres produites ! Vous vous rendez compte du nombre d’artistes qui produisent des trucs ? On encombre beaucoup la surface ! Toute cette production m'effraie. C’est une discipline qui a beaucoup évolué, un peu comme la musique. Il y a quand même encore des artistes qui font des trucs supers, qui sont là pour rester et qui font des inventions formelles, mais aujourd’hui la reprise gagne plus de points que l’invention. Pourquoi pas ! Mais je viens d’une époque où l’invention était primordiale. Il faut toutefois remettre en perspective ces instruments d’évaluation car ils deviennent parfois caduques. Enfin, heureusement, il reste encore des artistes qui veulent faire autrement.


Et l’art contemporain de demain ? Vers quelle direction pensez-vous qu’il se dirige ? 


Je ne sais pas… Je ne sais même pas si j’ai des envies particulières et c’est ça qui est intéressant. L'intérêt avec une discipline, c’est d’observer comment elle évolue, comment elle se fractionne ou se recompose… Et puis, il y a quelque chose dont on n’a pas parlé et qui est le plus important dans l’art : c’est le fric. Si il n’y a pas d’argent, personne n’achète et donc personne ne produit. Aujourd’hui, les gens achètent moins donc c’est la panique. Enfin, des micros-paniques parce qu’ils achètent moins mais ils achètent quand même. Ils achètent ailleurs et autre chose… Le jour où il n’y aura plus d’argent dans l’art, -qui est une discipline où beaucoup d’acteurs ont pris l’habitude qu’il y ait de l’argent qui traîne : les artistes pour produire leurs pièces, les collectionneurs pour acheter, les galeries pour ouvrir des salles de partout…- est-ce qu’on pourra faire autrement ou pas ? Je ne sais pas. Ça rend les choses intéressantes ! Si on est vraiment liés d'intérêt pour cette discipline, voir la manière dont elle évolue est fascinant. Même si ça va dans le mur. Or, ça va quand même un peu dans le mur… 


C’est-à-dire ? 


Aujourd’hui, on voit des choses qu’on n’aurait pas vues dans les musées il y a quelques décennies. On ne disqualifie plus des choses qu’on aurait pu disqualifier à l’époque. L’argent ouvre beaucoup de portes à des choses qui sont d’une qualité différente de ce qu’on voyait dans les institutions. Les institutions n’ont tellement pas d’argent par rapport aux fondations qui les ont quand même imitées… Je dis “imiter” car ils ont repris les mêmes bâtiments, avec d’autres moyens et d’autres obligations surtout. Tout ça a un peu changé, et pas forcément en mieux… Il y a un côté David Cronenberg : le truc est un peu pourri, et en même temps ça produit des choses intéressantes et nouvelles. 


Quel conseil donneriez-vous aux futurs commissaires d’expositions ? 


DON’T ! [rires] 


© Pauline Mugnier


A voir absolument : l’exposition “CARROLL DUNHAM, LAURIE SIMMONS” jusqu’au 23 mars 2025 au Consortium, à Dijon. Plus d’informations : https://www.leconsortium.fr/fr/carroll-dunham-laurie-simmons 







Comments


bottom of page