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Entretien avec Chloé Réjon : “Un artiste, c’est comme un sismographe : il sent les tremblements du monde.” 

  • Photo du rédacteur: Victoire Boutron
    Victoire Boutron
  • 6 déc. 2024
  • 9 min de lecture

Dernière mise à jour : 14 juil.

Dans le paysage théâtral, certains rôles résonnent comme des défis d'exception, et celui d'Arkadina dans La Mouette d'Anton Tchekhov en fait incontestablement partie. Dans la nouvelle mise en scène de Stéphane Braunschweig, Chloé Réjon s'empare de ce personnage complexe avec une finesse qui captive et trouble. Entre fragilité et autorité, amour maternel et quête d'éclat, elle donne corps à une femme tiraillée par ses contradictions et ses passions. Actrice d'une rare intensité, nous avons rencontré Chloé Réjon, quelques heures avant son entrée en scène. 


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© Bulle Batalla


CNB : La Mouette est l’une des pièces les plus adaptées au monde. C’est d’ailleurs la deuxième fois que vous jouez dans une de ses mises en scène. Pourquoi, selon vous, La Mouette reste-t-elle une œuvre aussi intemporelle et actuelle ?


Chloé Réjon : Parce qu’à toutes les époques, on peut la lire et la redécouvrir de façon différente. C’est ça les œuvres d’art. Quand tu regardes un tableau de Léonard de Vinci, admettons une Vierge à l’Enfant, tu vas avoir une émotion de ton temps et de ton expérience d’être humain qui est intacte car l’art traverse les époques. Une pièce de théâtre est une œuvre d’art. Celle-ci résiste au temps et est toujours d’actualité parce qu’il s’agit de relations humaines. 


En 2002, vous aviez interprété le rôle de Macha dans une mise en scène de Philippe Calvario. Cette fois-ci, c’est avec le rôle d’Arkadina, la mère de Treplev, qu’on vous retrouve, dans la mise en scène de Stéphane Braunschweig. Comment avez-vous abordé ce nouveau personnage et cette nouvelle adaptation ? 


C’est une mise en abîme ! Comment tu joues une actrice quand toi-même tu es une actrice ? Qu’est-ce que tu apportes de ton expérience par rapport à ce personnage d’actrice ? Qu’est-ce qui est différent ? Qu’est-ce qui est commun ? Et puis, qu’est-ce que ça fait de jouer Macha quand tu as à peine 30 ans et Arkadina quand tu en as 50 et que tu as 30 ans de théâtre derrière toi ? C’est une proposition. Il y a autant d’Arkadina que d'actrices qui s’emparent de ce rôle. Quand j’ai joué dans la mise en scène de Philippe Calvario, il y a plus de 20 ans, on était allés à New-York et c’était Meryl Streep qui jouait Arkadina. Elle avait un humour, une folie… Elle faisait la roue sur le plateau ! Ce qui change avec la mise en scène de Stéphane Braunschweig, c’est qu’on ne va pas aller chercher trop de théâtralité mais plutôt quelque chose de plus intérieur et plus proche de nous. La mise en scène est très ancrée dans notre actualité, dans notre présent. 


En quoi ce personnage résonne-t-il en vous ? 


Parce que c’est une mère, une actrice et une amoureuse. Je m’interroge sur plusieurs choses : comment trouver les points de contacts mais aussi les différences avec le personnage, que lui apporter de ma propre expérience d’actrice, de mère, comment je vais pouvoir nourrir le personnage, comment je vais essayer de rejoindre ce qu’elle est dans la pièce… Parce que ce n’est vraiment pas moi Arkadina. Vraiment pas. 


Dans cette production du Théâtre de l'Odéon, l’adaptation de La Mouette est résolument contemporaine, puisqu’elle met en lumière la pièce de Treplev qui raconte l’effondrement et l’extinction de toutes les espèces vivantes. En quoi les thématiques explorées par Treplev entrent-elles en résonance avec les défis et problématiques de notre époque ?


Ce sont les nouvelles générations qui vont être le plus impactées par la crise climatique interplanétaire, l’effondrement d’une perspective d’une planète en bonne santé… mais nous sommes tous concernés. Si Stéphane Braunschweig a décidé de situer sa pièce dans le décor de la pièce de Treplev - une pièce futuriste qui annonce la fin du monde- c’est parce qu’on y est confronté tous les jours.  A moins de ne pas s'intéresser au monde, on est tous les jours concernés par cette perspective assez sombre d’une dégradation des espèces et de la vie sur la terre. 


Stéphane Braunschweig est un metteur en scène qui accorde beaucoup d’importance aux relations entre les personnages. Dans la pièce, la relation entre Arkadina et son fils, Konstantin, est très importante. Comment avez-vous travaillé cette alchimie ? 


Ce que raconte Tchekhov, c’est la relation entre une mère artiste et son fils. Il écrit cette pièce en 1895. Être une femme artiste à l’époque, c’était une décision absolue. Et puis, le problème de la maternité se pose puisque l’art prend toute l’énergie créatrice et vitale. Tchekhov met en scène une mère qui est tiraillée entre son métier d’actrice et son être maternel. Avec l’acteur qui incarne Treplev (ndlr Jules Sagot), on a beaucoup cherché. Au départ, on a essayé de se dire qu’Arkadina symbolisait les mauvaises mères mais ça ne marchait pas. Pour qu’il y ait de la relation, il faut de l’amour. Elle aime son fils mais son fils lui pèse. Elle n’a pas envie de rentrer en empathie avec cet enfant qui lui pose des problèmes. Elle veut rester insouciante. On ne pouvait pas faire d’elle une simple mère abandonnique, mal-aimante… Il fallait qu’on trouve le point d’accroche qui est le suivant : elle l’aime mais avec toute l’ambivalence de cet amour. Quand on a compris ça, ça a fonctionné. Le rapport oedipien qui existe entre les mères et les fils est aussi au centre de cette pièce. D’autant que c’est un fils qui veut être artiste donc il y a aussi de la rivalité entre eux. Ce qui n’était pas simple, c’était de rendre compte de la complexité de cette relation. 


Stéphane Braunschweig dit de Tchekhov qu’il a “un humour salvateur”... Est-ce que vous partagez cette vision ? 


Oui ! Il surmonte les difficultés en ayant toujours un aspect comique. Ce serait dommage de jouer Tchekhov au premier degré. En tant que médecin, il voyait tellement la maladie, la déchéance et la souffrance, qu’il a certainement dû prendre de la hauteur et de l’humour. Transformer le tragique pour le supporter, ça sauve ! 


Dans sa pièce, Konstantin s'interroge sur la nécessité de nouvelles formes de théâtre, qu’il estime devoir constamment se réinventer et renouveler. Quel est votre avis sur cette idée ?


Il y a mille et un théâtre, mille et une formes qui existent. Simplement, il y a des conflits de générations surtout entre les jeunes gens qui proposent des formes nouvelles, -ce que dit Treplev au début de la pièce- et une génération plus mature qui vit sur des croyances anciennes. Ce qui est intéressant c’est que ça se croise. La jeunesse va toujours apporter quelque chose de nouveau, c’est vital et inévitable. On n’a pas la même expérience. Ressentir le monde quand on a 20 ans et le ressentir quand on en a 50/60, ce n’est pas la même chose. Un artiste, c’est comme un sismographe : il sent les tremblements du monde. Il ressent de façon sensible, à tout âge. A la fin de la pièce, Treplev dit que ce qui compte ce ne sont pas les formes nouvelles ou anciennes mais c’est que l’âme s'épanche librement. 


Dans l'univers de Tchekhov, il y a une exigence morale et éthique qui pousse à révéler la vérité profonde des personnages. Selon vous, quel type de jeu permet d'atteindre cette authenticité, cette expression qui jaillit de l'âme ?


C’est le même travail pour tous les personnages. Je dois aller vers eux. J’aime le travail qui n’est pas une fabrication mais une recherche d’authenticité, de contact avec les émotions, pour qu’elles résonnent avec celles du personnage. J’aime l’acteur studio, le cinéma américain et donc j’aime un travail de l’acteur qui est authentique, vrai et sincère. Ça demande un grand investissement personnel et émotionnel. 


Le rôle d'Arkadina, avec sa dimension dramatique et ses contradictions, doit être extrêmement exigeant émotionnellement. En tant qu'actrice, quelles sont vos habitudes pour entrer dans un rôle ? 


Il n’y a pas de règle. Chaque acteur fait sa cuisine. Moi, je suis obsessionnelle. Je me réveille le matin, je pense à Arkadina. Je prends le métro, je cherche une femme qui ressemble à Arkadina. Je vais au restaurant, je me demande ce qu’aurait choisi Arkadina. Je vis avec le personnage toute la journée, il est avec moi, c’est un dédoublement. Ce n’est pas moi mais, actuellement, puisque je la joue, je vis sans cesse avec elle. Dans la pièce, le personnage de l’écrivain (ndlr Trigorine) capte toutes les situations qui pourraient faire l’objet d’une petite nouvelle. Un acteur, c’est pareil. C’est un capteur de toutes les situations qui peuvent nourrir le personnage. Quand tu joues un personnage, tout ce que tu vas boire, manger, aimer et détester aide à construire le rôle. Comme un peintre qui nuance et augmente sa palette de couleur, l’acteur augmente les couleurs avec le réel, en s'abreuvant de tout ce qui peut servir à constituer une réserve émotionnelle pour aller ensuite incarner ce personnage de papier. Surtout quand tu joues Tchekhov et que les spectateurs ont sûrement déjà vu plein d’autres mises en scène. Je pense qu’un acteur, ce n’est pas seulement un interprète, c’est aussi un artiste qui peut apporter de la poésie avec ce qu’il est. Bernard Sobel (ndlr metteur en scène), avec lequel j’ai beaucoup travaillé, dit qu’un acteur “use sa blessure”... Moi, j’ai l’image d’un violon : tu travailles pour que ton archet puisse sonner et résonner au plus proche de la proposition du metteur en scène. 


Comment faites-vous pour trouver la justesse à chaque représentation ? Je rappelle que vous jouez tous les soirs, sauf le lundi… 


Pour tenir 40 représentations, je fais minimum une heure de danse par jour, ou du pilate, du yoga… Quelque chose de physique qui m'entraîne et me muscle parce que la scène, c’est physique. Ça demande une énergie particulière pour pouvoir tenir débout, même les jours où tu es épuisée. Ça demande aussi une véritable hygiène de vie. Et puis je me repasse tout le texte avant chaque représentation. J’ai joué des rôles où j’étais quatre heures sur scène, ce qui impliquait une discipline très stricte. 


Y a-t-il une scène ou une réplique qui vous touche particulièrement et pourquoi ?


C’est une replique de Treplev, qui pour moi est une sorte de dépassement de tout ce qu’on peut penser et dire sur les formes nouvelles et les formes plus anciennes : “Oui, j’en arrive de plus en plus à cette conviction que le problème n’est pas que les formes soient anciennes ou nouvelles, mais qu’on écrive sans se soucier d’aucune forme, qu’on écrive parce que ça s’épanche librement du fond de l’âme” (Konstantin, Acte IV)... Et bien je trouve que pour un acteur, c’est pareil. Quand on voit comment Eve Pereur aborde le personnage de Nina… C’est tellement beau cette spontanéité. Et puis, ce qui me touche dans cette phrase c’est qu’elle me fait penser au fait que chaque soir de sa vie, l’acteur est en contact avec des émotions. La représentation est un voyage : on part d’un point mais pour arriver à l’autre, il y a des sentiers, des obstacles, des murs, des vertiges, des ravins, des ciels, de la lumière, des arbres… Il y a des paysages intérieurs. Un acteur, c’est quelqu’un qui passe par mille et une émotions et donc par mille et un paysage pour transmettre avec son corps, sa voix et sa sensibilité. 


Au début de la pièce, Arkadina dit qu’elle “ne pense jamais à la vieillesse, ni à la mort” et qu’elle se pose comme règle de “ne jamais regarder dans le futur”... Dans quelle mesure ces mots résonnent-ils en vous ? 


Je les joue mais je suis absolument convaincue du contraire. On ne peut pas vivre sans regarder dans le futur. Moi, je suis dans le réel. Je pense à la vieillesse et à la mort sans arrêt parce qu’il y a des gens que j’ai perdus et d’autres qui vieillissent… et je me sens en constante relation avec les autres. Je ne suis donc pas du tout d’accord avec cette facette-là d’Arkadina. Pour moi, c’est une réplique de “boomer”, de ceux de ma génération ou celle de mes parents qui ont brûlé la vie au présent sans se soucier du futur ni des générations suivantes. 


Le thème de la sublimation de la vie à travers l’art est également exploré, notamment dans l’échange entre Trigorine, l’écrivain tourmenté, et Nina, qui aspire à devenir actrice. Selon vous, en quoi l’art parvient-il à sublimer votre vie ?


L’art n’est pas un médicament mais il permet de sublimer et de supporter des difficultés avec de la beauté et de la poésie. Que ce soient des pièces de théâtre, des tableaux, des films… Ça aide à vivre et à affronter les souffrances, les difficultés, les désarrois et les dépressions. Et puis, une des chances de nos existences à nous, acteurs, c’est de pouvoir vivre plusieurs vies en une seule. C’est une façon de s’échapper de soi-même pour mieux revenir au réel. Il y a une joie et une sublimation à jouer des personnages qui ne sont pas soi. C’est comme si tu pouvais réaliser tes fantasmes à travers le théâtre. Les grands auteurs ne mettent pas en scène des gens équilibrés, ils mettent toujours en jeu des personnages hors-normes. Ça peut être jouissif à jouer. C’est une forme de catharsis ! J’ai toujours l’impression qu’un musée, un livre, un théâtre, un cinéma, c’est un endroit où on peut trouver des outils de compréhension pour affronter la vie. 


Que souhaitez-vous que les spectateurs emportent avec eux après avoir vu cette pièce ?


Le théâtre de Tchekhov nous demande d’ouvrir les yeux sur ce qu’il se passe à côté de nous. Si nous nous regardions un peu moins le nombril, ça changerait sûrement la donne. Enfin, j’aimerais que les spectateurs repartent avec une petite bulle de beauté et de confiance en la vie. Ça serait pas mal, ça !


La Mouette d’Anton Tchekhov mise en scène et scénographie par Stéphane Braunschweig du 7 novembre au 22 décembre 2024 au théâtre de l'Odéon.



 
 
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