Jordan Moilim : le chef qui fait danser les papilles.
- Victoire Boutron
- 9 déc. 2024
- 11 min de lecture
Dernière mise à jour : 13 déc. 2024

Depuis quelques semaines, le restaurant Bonhomie (Paris 10) vibre au rythme des créations culinaires de Jordan Moilim, 29 ans, journaliste et chef cuisinier. Cet autodidacte nous a accueilli avec une énergie contagieuse, boosté par le succès de son projet culinaire. Quand j’arrive au resto, je dis aux gars “Je suis de bonne humeur, j’espère que vous aussi…! ” et on commence tous les jours comme ça ! Ces derniers jours, sur le chemin du restaurant, il avoue écouter très fort le titre Après minuit de Wizkid et Tiakola, une ambiance qui colle parfaitement à ses créations généreuses et pleines de caractère. Entre cuisine, musique et confidences, rencontre avec un talent à la croisée des inspirations.
Tu as commencé le journalisme il y a 10 ans à l’Express pour ensuite rejoindre l’équipe de l’émission Très très bon sur Paris Première… Qu’est-ce qui t’as mené vers la critique culinaire ?
J’avais envie de continuer mes études mais j’avais aussi une petite musique au fond de moi qui me disait de basculer côté cuisine. L’école hôtelière me tentait mais j’osais pas trop me l’avouer… J’ai donc poursuivi mes études jusqu’à la prépa lettres, à Angoulême. A ce moment-là, je vais dans les restaurants, je commence à écrire deux trois trucs sur la nourriture, essentiellement pour mes potes. Ça me faisait marrer. Et puis, j’ai demandé à entrer en stage à l’Express auprès de François Régis Gaudry et j’ai été pris. J’ai fait ce stage pendant ma prépa, ce qui n’est pas commun. Après mes études, je suis resté à l’Express puis dans la boîte de production qui produit l’émission Très très bon (ndlr Kiosco TV).
Et puis, post-confinement, tu décides d’enfiler la veste de cuisine… Que s’est-il passé ?
Avant le confinement, j’avais commencé à faire deux trois services avec des potes parce que je sentais que ça me titillait beaucoup. Ils m’ont laissé en cuisine, à la création des menus… Ils voulaient que je me frotte au truc pour voir si ça me plaisait. Évidemment, j'ai adoré. Et puis, pendant le confinement, j’ai monté une asso qui s’appelle Les Frères Laumière. Le principe était de récupérer les invendus. J’ai pû le faire grâce à mon réseau dans la restauration qui était déjà important. Pendant le confinement, j’ai donc cuisiné tous les jours avec des gens qui connaissaient la cuisine, ça m’a donné une formation accélérée. J’ai appris les différents process : labo, hygiène, ménage etc… A la sortie du confinement, j’ai ouvert un premier restaurant éphémère et c’était parti. Depuis, ça ne s’est jamais arrêté !
Tu partageais cette expérience sur tes réseaux ?
Oui, je racontais tout ça. Je racontais l’histoire de l’association, je faisais des recettes… J’étais à fond dans la cuisine à ce moment-là. L’association était géniale. Par manque de temps, je ne peux plus m’en occuper mais j’aimerais beaucoup la remonter !
D’où vient cet amour pour la cuisine ?
J’ai un papa réunionnais et une maman algérienne donc forcément, ça cuisinait un peu à la maison ! Mon côté réunionnais et ma curiosité m’ont ouvert sur un prisme et des produits que mes potes de métropole ne connaissaient pas forcément. Les produits indiens, chinois, même maghrébins… J’ai connu ça très vite et très jeune. Forcément, quand j’ai voulu commencer à cuisiner, j’avais déjà plein de cases qui étaient déjà cochées dans ma bibliothèque culinaire. C’était plutôt facile.
Comment définirais-tu ta cuisine ?
On est chez Bonhomie, la cuisine est méditerranéenne ici et c’est marrant, parce que ça correspond totalement à ce que je suis. Quand j’ai commencé, j’ai beaucoup appris avec des chefs italiens. C’était un truc qui me fascinait, avant que l’Italie fasse un énorme boom. Je passe aussi pas mal de temps en Grèce donc la nourriture grecque je l’ai apprise et j’ai aussi passé du temps avec des chefs grecs. Et puis il y a la nourriture de mes origines, avec un tropisme chinois qui est important car à la Réunion, on cuisine beaucoup chinois. Globalement, ma cuisine, je la veux gourmande et pas trop intellectuelle. Je veux qu’elle soit complexe mais sans qu’on le sache et au profit d'un truc très simple. Même si j’ai mis 8h à faire la sauce, que j’ai utilisé des techniques et des fermentations différentes, à la base, c’est juste une sauce avec des crevettes et du piment donc si les gens kiffent, on ne va pas toujours tout raconter !
Aujourd’hui, tu t’es installé dans les cuisines de chez Bonhomie pendant 5 semaines. Racontes-nous, quelle est l’origine de ce projet ?
Apóstolos (ndlr directeur de salle), est un voisin de quartier qui est devenu un ami. J’ai vu naître Bonhomie parce que ça fait près de 12 ans que j’habite dans le 10ème arrondissement et ils l’ont créé en 2017. J’ai suivi toutes les phases de Bonhomie. Du début de la carte méditerranéenne, jusqu’au développement du bar à cocktail, de la carte des vins et de la cuisine. A un moment, le directeur de l’établissement et Apostolos se sont posés la question de revivifier la cuisine et de proposer une offre différente. On a donc parlé ensemble pendant quelques semaines et on a créé le pop-up. J’ai eu une liberté totale. Je suis donc venu avec mon équipe, on a refait la DA, on essaye de mettre des playlists différentes, tout ça marié à l’esprit de Bonhomie, qui a un esprit méditerranéen, avec une carte des vins et des cocktails très solides. On a réussi à s’épouser et à faire quelque chose de chouette, je crois, car on est au complet quasiment tous les soirs !
Comme ici avec ton pop-up, les restaurants deviennent de véritables lieux festifs et immersifs, avec une expérience qui se vit à 360 degrés. Comment tu l’expliques ?
On s’accorde des moments dans nos journées et dans nos semaines. Si on va au restaurant et qu’on mange un truc sympa mais sans plus, avec un service pas dingue, bon… Apóstolos et moi, on est un peu des obsessionnels du service. On est très à cheval là-dessus. On aime que les gens se sentent bien. Moi-même, en tant que client, si je vais dans un restaurant mais que la lumière, la musique et le service ne sont pas pensés, la cuisine aura beau être exceptionnelle, ça m'enlève 80% de plaisir. Nous, on essaye de faire quelque chose sur le temps long, de construire une histoire autour de tout ça. On a pensé la lumière, la musique, l’expérience, la salle… Il faut raconter l’histoire des plats, les présenter, pour que les gens prennent leur temps et passent un bon moment. Ça fait une expérience différente.
Sauf qu’en 2024, on a l’impression que pour intéresser une clientèle, il faut à tout prix avoir un concept. Exit la simplicité ?
Oui et non parce que mes endroits préférés, ils n’ont jamais bougé dans le temps. C’est plus une question de qualité qu’on accorde à la fois au service et à la cuisine. Les concepts, à force, ça me fatigue aussi. Ici, on n’a pas de concept, on fait juste bien à manger et du bon service, c’est tout. Les concepts fatiguent les gens qui, finalement, veulent juste un bon service et bien manger. Y’a pas plus compliqué et en même temps c’est très compliqué de trouver ce truc très simple !
En 2024, les défis du secteur de la restauration sont de plus en plus nombreux. Je pense notamment à la durabilité, à la traçabilité, à l’écologie, mais aussi à l’essor de régimes alimentaires comme le véganisme… En tant que chef, quel impact est-ce que ça a sur ton travail quotidien ?
Je n’arrive pas à voir de difficulté ou de problème dans tout ça. J’ai la faiblesse de penser qu’en tant que cuisinier, on peut s’adapter. Les gens qui ne comprennent pas les personnes sans gluten ou végé, je trouve ça très con. Ce sont des réflexions que j’ai eu au fur et à mesure du temps. Je me suis ouvert là-dessus. Pas que j’étais fermé mais je me suis dit qu’il fallait mettre des options végétariennes ou sans gluten à la carte pour faire kiffer tout le monde.
Avec les réseaux sociaux, on voit de plus en plus de contenus food. Des dégustations, des recettes… Qu’est-ce qu’il symbolise cet attrait ?
Déjà, il y a eu un effet confinement qui a boosté tout le monde, moi le premier. En plus de ça, pendant le confinement, il y a eu un attrait pour les émissions de cuisine, notamment Top Chef. La presse a bougé et a commencé à s’y intéresser aussi. Tout le monde a capté que c’était quelque chose de viral. Il y a eu plein de blogs et d’influenceurs qui se sont développés. Je trouve ça très bien, plus on en parle, mieux c’est ! Et je pense qu’il y en a pour tout le monde. Il y a des gens qui parlent de cuisine aux étudiants, d’autres qui s’adressent aux très jeunes avec des recettes quand même très qualitatives, il y a aussi des blogs de recettes adressés aux chefs… Il y en a pour tout le monde, de différentes manières et c’est le public qui fait son propre tri.
Aujourd’hui, tu allies les deux métiers puisque tu es à la fois chef cuisinier et journaliste gastronomique. Comment ces deux métiers se complètent-ils dans ton quotidien ?
Assez facilement parce que toutes les influences qu’on retrouve dans ma cuisine viennent du journalisme. C’est plus facile en tant que journaliste d’avoir eu cette palette culinaire, d’avoir appris plein de choses et d’avoir une culture gastronomique importante, pour derrière devenir chef. J’ai beaucoup goûté, beaucoup voyagé aussi et j’ai envie de mettre tout ça dans ma cuisine. En ce moment par exemple, on a à la carte un toum libanais, qui est une purée d’ail libanais, très légère. En tant que journaliste, je suis curieux, je goûte à tout, dès que je goûte et que ça me plait, je pose la question, j’apprends et derrière ça se retrouve en cuisine. C’est presque de l'anthropologie et c’est un super avantage pour moi d’avoir cette grille de lecture !
Selon toi, c’est quoi une bonne critique culinaire ?
Le plus dur, c’est de réussir à s’effacer soi-même et de réussir à partager ce que tu ressens en termes de goût, de sorte à ce que tout le monde comprenne. Il ne faut pas que tu t’adresses à toi-même. Ça implique de prendre du recul. Il faut se dire : Ok, j’ai eu cette émotion, qu’elle soit positive ou négative mais il faut que j’arrive à la retranscrire de manière intelligible et objective pour que tout le monde puisse la capter et se l’approprier. Il ne faut jamais dire, “c’est mon goût donc c’est comme ça”. Chacun a sa bibliothèque différente. Selon le palet, ce qu’on a mangé et vécu, tout diffère. En tant que journaliste, le but c’est de s’effacer et de pouvoir parler au plus grand nombre !
Tu as une autre passion, c’est la musique… Aujourd’hui tu publies ton premier livre, Bouche à oreille qui associe tes deux passions. Raconte-nous… Comment est né ce projet ?
J’ai toujours voulu faire un bouquin mais je ne savais pas trop sous quelle forme. Il s’avère que les équipes d’Universal et d’A&R Studio sont venues me voir pour faire un livre de recettes et de musiques et ça me paraissait pas mal comme premier ouvrage. Je ne voulais pas d’un truc trop dogmatique ou solennel avec moi en couverture qui porte un tablier, les bras croisés, ce qu’on a déjà vu 10 000 fois. Je voulais quelque chose de plus marrant, que les gens puissent s’approprier. Je vois pas mal de jeunes qui le prennent et qui en parlent, ça me fait marrer. C’est donc un projet marrant où on s’est juste dit, y’a des chansons et on va associer des recettes à elles et cuisiner la musique !
Comment la musique et la cuisine se mêlent dans ta vie ?
A chaque moment de ma vie, il y a de la musique. Tout le temps. Il n’y a pas une seconde sans musique ! Sur les services par exemple, on peut speeder les gens avec de la musique ou bien calmer la salle avec une certaine chanson. On peut toujours ajuster les choses avec de la musique. C’est quelque chose d’inhérent. Une fois qu’on a capté à quel point ça peut influer sur le mood de la salle et des personnes qui sont là, c’est assez marrant. Je vois très vite l’ambiance changer. Les vendredi et samedi soir, on augmente un peu le son et on sent tout de suite que ça prend et que ça réagit. C’est fou l’effet que procure la musique !
A chaque début de service, tu écoutes Talisman de Air. Pourquoi ?
J’ai toujours mis cette musique dans chacun des lieux où j’ai travaillé. Cette musique apaise et crée un sentiment de concentration dans la cuisine. Elle est assez propice au calme nécessaire de début de service et permet de mettre les gens dans un mood d'accueil. C’est le moment où on vérifie les derniers détails, où les gens commencent à arriver. Chaque entrée dans un restaurant, c’est une découverte, c’est un date avec le lieu. Tu t’approches un peu, tu sens le service, tu observes ce qu’il y a en face de toi et puis tu dévoiles au fur et à mesure de la soirée jusqu’à éclore !
Retrouves-tu des similitudes entre la musique et la cuisine ?
Totalement ! Encore plus pour moi qui est autodidacte. C’est une affaire de sensibilité, d’oreille, de palais, d’écoute et de compréhension de soi pour ensuite réussir à le retranscrire. Le mec qui fait de la musique, comme le mec qui fait de la cuisine, il cherche à s’exprimer. C’est la même chose dans les deux cas.

Les questions du tac-au-tac de Jordan Moilim :
Le B.A-BA en cuisine selon toi ?
La propreté ! Je suis une plaie pour les gens qui travaillent avec moi. Je suis archi maniaque ! Et sinon, le bon goût et la générosité. Il ne faut pas trop intellectualiser la cuisine. Il faut faire quelque chose de très bon et généreux qu’on pourrait se faire à la maison, mais en mieux !
Ton combo food le plus étrange ?
Le matin, je peux kiffer avec un mélange de camembert et de confiture !
La recette que tu foires à chaque fois ?
Je ne m’attaque pas trop au sucré. J’aime le penser mais je m’entoure de gens qui savent vraiment bien le faire. J’ai des idées mais je leur demande de les réaliser mieux que moi.
Ton plaisir coupable ?
Le chocolat bas de gamme et le grec de fin de soirée.
Ton “plat de la flemme” préféré ?
Je fais toujours un riz sauté avec des cébettes et du poulet, soit des pâtes beurre parmesan et sauce soja.
Quelles tendances culinaires t'inspirent en ce moment ?
En ce moment, je vois beaucoup la tendance du mono-produit. Tu fais que du poulet frit mais tu fais le meilleur poulet frit. J’aime bien le fait de taillader un produit. Un jour, ça me ferait kiffer d'ouvrir un truc comme ça ! De travailler un seul produit et jusqu’au bout. Par exemple, ne faire que des wontons frits mais faire les meilleurs de Paris.
Si tu étais un plat, lequel ce serait ?
Un des plats qu’on fait à la carte en ce moment : un schnitzel de volaille jaune, il part tout azimut, y’a plein de choses dans l’assiette. Y’a une marinade japonaise pour la volaille qui est panée avec de la chapelure japonaise, avec une purée de céleri au raifort qui est très germano teuton, une sauce XO avec du piment de plein des crevettes séchés, qui est un condiment chinois, accompagné d’un condiment agrume très méditerranéen avec du kumquat. C’est acidulé, pimenté, réconfortant, croustillant, ça me correspond pas mal !
Quel conseil donnerais-tu à un jeune qui souhaite se lancer dans la cuisine ou le journalisme culinaire ?
En ce moment, j’en ai un qui est venu au tout début du pop-up me voir. Il m’a dit qu’il n’avait jamais mis les pieds dans une cuisine pro, qu’il voulait tout apprendre et il est encore là aujourd’hui ! C’est la preuve qu’avec beaucoup de détermination, d’application et de sensibilité, on peut arriver à tout. Quand on a un entourage pro qui encourage à s’écouter, à tenter des choses et à faire des erreurs, on voit que le secret c’est la détermination parce que, lui, il n’avait jamais tenu un couteau de sa vie et il est encore avec nous aujourd’hui. Si on en veut vraiment, qu’on s’écoute, qu’on retient les choses et qu’on apprend étapes par étapes, tout fonctionne !
Le livre de Jordan Moilim, Bouche à Oreille est à retrouver ici : https://boucheaoreille.store/?srsltid=AfmBOorrbLM_r35_KI8pvlHjYO7k0rgaGoiDpGnM9aLspGyAdfVrKSAN
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