Dans les coulisses de La Lucha Libre : Immersion à l’Arena México
- Chiara Groux
- 25 mars
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : 14 mai
Impossible de parler de culture populaire au Mexique sans évoquer la Lucha Libre. À la fois sport, performance et mythe national, ce catch local a su se transformer en phénomène culturel à part entière.
Ce soir-là, à l’extérieur de l’Arena México, les odeurs de tacos grillés se mélangent aux cris des vendeurs ambulants. Sur les étals, des masques colorés et brillants, suspendus comme des trophées, mais aussi des petites figurines représentant les luchadores les plus réputés. Dedans, l’ambiance monte au fur et à mesure que l’arène se remplit. Enfants, parents, grands-parents, bandes d’amis, couples… même quelques touristes fascinés : près de 15 000 personnes s’apprêtent à vivre, ensemble, un moment hors du commun, un moment qui n’appartient qu’à la Lucha Libre.
La Lucha Libre est un pilier de la culture mexicaine : à la fois discipline physique, mise en scène, et fête populaire. Si elle touche autant, c’est parce qu’elle dépasse largement l’arène. C’est le théâtre du peuple — brut, drôle, cruel, parfois jusqu’à la caricature. Une fierté nationale, classée depuis 2018 au patrimoine culturel de la ville de Mexico.
Pour comprendre ce monde aussi codé que fascinant, nous avons rencontré Gran Satán, un collectionneur incollable sur la Lucha Libre et tous ses codes. Masque noir et argent vissé sur le visage, tout en préservant son identité tel un réel luchador, il nous a raconté les secrets qui se cachent derrière ce phénomène.

© Chiara Groux
Une pratique ancestrale
À mi-chemin entre le sport et le spectacle, la Lucha Libre fait partie intégrante de l’identité mexicaine. Elle aurait été introduite par les Français lors de l’occupation du Mexique en 1863, en s’inspirant de la lutte gréco-romaine. Mais c’est au début du XXe siècle qu’elle s’impose réellement, puis se popularise massivement dans les années 1930. Rapidement, elle s’éloigne de ses modèles étrangers, comme le catch américain ou le puroresu japonais, pour devenir une discipline proprement mexicaine, avec ses codes, ses règles, et surtout, son univers esthétique. La Lucha Libre se distingue par ses prises spectaculaires, souvent aériennes, et par un sens assumé de la mise en scène, qui lui donne cet esthétisme unique.
Derrière les costumes flamboyants et les masques emblématiques, les combats racontent des récits simples mais puissants : histoires de trahison, de revanche, de loyauté, de résistance. Toujours le même rituel : un affrontement entre le bien et le mal.
“Nous, les Mexicains, on aime profondément la Lucha Libre, parce qu’on a toujours grandi avec des idoles. On a cette croyance, ancrée depuis l’enfance, qu’il y aura toujours quelqu’un pour nous défendre, pour nous aider quand ça ne va pas. C’est une culture de l’entraide.” Gran Satán
Les rôles sur le ring sont clairement définis. D’un côté, les Rudos, provocateurs, brutaux, tricheurs, parfois arrogants, et souvent très aimés. De l’autre, les Técnicos, plus respectueux des règles, plus techniques, censés incarner la justice et l’élégance du geste.
“Quand j’étais petit, je rêvais d’être Blue Demon, l’un des plus grands luchador du clan des Rudos. Je les adore ! Ils ne respectent pas les règles : ils piquent les yeux, ils mordent, font couler le sang. Ils mettent une super ambiance !” Gran Satán
Une fois son camp choisi, il ne reste plus qu’à s’installer dans l’arène, et hurler pour soutenir son luchador, ou sa luchadora. La tension monte… que le show commence !
“Lorsque les lutteurs montent sur le ring, personne ne sait s’ils reviendront, s’ils perdront leur masque… Cette magie, cette incertitude, fascine les Mexicains.” Gran Satán

© Chiara Groux
Art, Masques et dramaturgies
La Lucha Libre est à l’image du Mexique : extrêmement colorée. Tons vifs, strass et paillettes, tout est imaginé pour créer un univers visuel magique. Le masque, emblème absolu de cette culture, n’est pas un simple accessoire. Héritier des traditions préhispaniques, il renvoie à une dimension rituelle où l’identité individuelle disparaît derrière un personnage mythique. Une fois masqué, le luchador cesse d’être un individu : il devient un personnage, parfois un héros, parfois un monstre, souvent une légende. C’est une figure à part entière de l’imaginaire populaire mexicain.
“ La culture de la Lucha Libre est impressionnante. Les couleurs, la magie, le symbolisme des masques et les histoires qu’ils racontent forment un ensemble vraiment fascinant. Chaque élément visuel a un sens, une origine. Par exemple, l’alebrije, cette créature fantastique aux couleurs vives issue de l’art populaire mexicain, a inspiré un luchador qui s’est créé un personnage du même nom, avec un masque aux motifs spectaculaires. Comme lui, beaucoup de lutteurs s’inspirent de figures mythologiques, animales ou fantastiques pour construire leur identité. Parce qu’au fond, la Lucha Libre, c’est aussi ça : une culture à part entière, où chaque masque raconte une histoire. “ Gran Satán

© Chiara Groux
Sur le ring, la dramaturgie est partout. Le public connaît les codes et attend les moments clés : les trahisons, les coups interdits, les retours surprises. Chaque match repose sur des rôles bien définis, que le public reconnaît et attend. Et puis il y a ce moment redouté : la perte du masque. Quand un luchador est contraint de l’enlever, c’est une rupture. Pour beaucoup, c’est une humiliation ; pour d’autres, une révélation. Certains parviennent à garder leur visage caché pendant toute une carrière. L’anonymat des luchadores fait entièrement partie de la dramaturgie.
Mais le masque a largement su dépasser l’Arène. Il est devenu un symbole culturel fort, récupéré par les fans, les artistes de rue, les créateurs de mode, les enfants. Il est à la fois un élément de folklore et un outil de narration. C’est par le masque que la Lucha Libre s’inscrit dans la continuité des mythes mexicains, entre tradition et pop culture. Si elle fascine autant, c’est parce qu’elle dépasse le cadre du ring : c’est un phénomène social, visuel, identitaire. Un terrain d’expression unique qui, depuis des années, attire artistes, photographes et sociologues.
Parmi eux, la photographe mexicaine Lourdes Grobet, qui a consacré une grande partie de son travail à documenter les coulisses de la Lucha Libre ou encore le photographe français Théo Saffroy, qui s’est intéressé au quotidien des luchadoras, figures puissantes et encore trop souvent invisibilisées.
Une passion populaire
Ce qui a permis à la Lucha Libre de s’imposer comme un pilier de la culture mexicaine, c’est avant tout son accessibilité. Très vite, elle devient un sport du peuple : abordable, ancrée dans la rue, portée par une culture populaire vivante. Dans les gradins, on croise toutes les générations, tous les milieux. C’est l’un des rares endroits où les barrières sociales tombent. Certains viennent en famille depuis des décennies, regardant combattre le père, puis le fils, sous le même masque.
“Le public est incroyablement varié. On y croise des familles entières, parfois la belle-mère ou des collègues venus se défouler en criant sur un double fictif de leur patron. Du jeune qui lave les pare-brises au PDG d’une entreprise. Même des pilotes de Formule 1 ont déjà franchi les portes de l’Arena México. Ici, tout le monde trouve sa place.” Gran Satán
Mais ce public ne fait pas que remplir les gradins : il participe. Il crie, insulte, soutient, hurle à chaque retournement de situation. Il connaît les personnages et leurs histoires. Dans l’arène, le spectateur est presque acteur. Ce sont ses réactions qui donnent de la tension au combat, qui alimentent les rivalités, qui forgent la réputation des luchadores. Sans lui, le show n’a pas la même force. Plus le combat avance, plus la tension monte. Et puis, il y a l’humour. Une part essentielle du spectacle, parfois sous-estimée. Certains personnages sont volontairement ridicules, grotesques ou caricaturaux. Les gestes sont exagérés, les situations absurdes, les prises trop théâtrales pour être crédibles. Mais c’est justement ce qui fait le charme de la Lucha.
Dans les rues de Mexico, la Lucha Libre est partout. On la retrouve sur les murs sous forme de graffitis ou de collages, dans les marchés sur des t-shirts, des jouets, des affiches, mais aussi dans les vitrines de magasins ou les rayons des librairies. Le luchador est devenu une figure familière, ancrée dans le quotidien. Il incarne moins un héros invincible qu’un personnage tenace : il chute, se relève, et continue.
Des icônes comme El Santo ou Blue Demon sont devenues des mythes nationaux. Leurs visages masqués ont marqué plusieurs générations, à travers le cinéma, les bandes dessinées, la télévision. Pourtant, malgré cette notoriété, la Lucha Libre est restée fidèle à ses origines populaires. Elle conserve un rapport direct au public, un ancrage local, une spontanéité qui la distingue.
Aujourd’hui encore, elle fonctionne comme un espace collectif : bruyant, vivant, parfois chaotique, mais toujours chargé d’émotion. Elle ne se consomme pas à distance. Elle se partage, s’éprouve, et s’exprime à voix haute.

© Chiara Groux
Les Luchadoras : Les femmes qui reprennent le pouvoir
Ce soir-là, à l’Arena México, des femmes combattent sur le ring. Masquées, agiles, redoutables, elles enchaînent les prises avec la même intensité que leurs homologues masculins. Et dans les gradins, personne ne fait la différence : on crie ! La lutte féminine n’est pas un “à-côté”, ni une version édulcorée du spectacle. C’est un vrai combat, spectaculaire, technique, engagé.
Pourtant, le parcours des luchadoras n’a rien eu d’évident. Les combats féminins étaient interdits jusqu’en 1986 à Mexico. Longtemps marginalisées ou reléguées à des rôles secondaires, elles ont dû se battre, hors du ring autant que dedans, pour réussir à se faire une place dans ce sport, jusque-là réservé aux hommes. Aujourd’hui, elles incarnent une force nouvelle, une présence de plus en plus visible et respectée dans l’univers de la Lucha Libre.
“La Lucha Libre féminine au Mexique est puissante, dans tous les sens du terme. Dès les pionnières, les luchadoras ont voulu prouver qu’elles pouvaient, elles aussi, monter sur le ring et affronter le machisme ambiant. Leur engagement raconte quelque chose de plus vaste : la force des femmes mexicaines, leur courage, leur combativité. Elles ne se laissent pas faire, et surtout, elles n’ont aucun problème à le montrer. Sur le ring, elles rivalisent avec les hommes en intensité, en technique, parfois même en audace. Certaines prises sont spectaculaires, les risques bien réels, les blessures parfois graves. Mais malgré tout, elles continuent de se battre, d’exister, de se faire respecter. Elles prennent leur place dans l’arène, avec fierté — et personne ne peut les ignorer.” Gran Satán
Dans un pays où les violences faites aux femmes restent une réalité alarmante, leur simple présence sur le ring prend une dimension symbolique forte. Monter sur scène, affronter une adversaire : tout cela revient à occuper un espace historiquement masculin. Être luchadora, c’est affirmer sa place dans l’espace public, dans le sport et dans la culture.
Le ring est devenu un véritable espace de visibilité, où les femmes ne se contentent plus d’un second rôle : elles combattent, s’imposent et se font respecter. Grâce à leur force, leur technique et leur endurance, la Lucha Libre féminine est devenue incontournable.

© Chiara Groux