Gael Faure, semeur de joie.
- Victoire Boutron
- 30 mai
- 16 min de lecture
Dernière mise à jour : 30 mai

© Pauline Mugnier
À contre-courant des standards de l’industrie musicale, Gael Faure trace depuis plusieurs années une route singulière, entre engagement, lenteur et sincérité. Ancien finaliste de la Nouvelle Star (2006), il a choisi de s’éloigner des projecteurs pour renouer avec ses racines rurales et donner du sens à son art. Dans Le Bruit du blé, spectacle permaculturel mêlant chansons, textes de Jean Giono et danse contemporaine, il célèbre la poésie paysanne, la force des gestes simples et l’urgence de revenir au vivant. Rencontre avec un artisan du sensible, pour qui la création n’est pas une démonstration, mais une forme d’écoute du monde.
Culture is the New Black : Gael, tu te définis volontiers comme un artisan plutôt qu’un artiste. Pourquoi cette distinction est-elle si importante pour toi ? Qu’est-ce que cela change dans ta manière de créer, de composer, de transmettre ?
Gael Faure : Le terme d’« artiste », il a un poids. Je viens du monde paysan, et je n’ai jamais eu cette volonté farouche de devenir un artiste. Depuis que j’ai commencé la musique — d’ailleurs, un peu par accident — je fonctionne toujours de la même manière : une guitare, un papier, un crayon. J’ai envie de quelque chose de brut, de simple, de prendre le temps de travailler. De regarder ce que j’écris, de le mettre de côté, d’y revenir, encore et encore. Certains diraient que c’est justement ça, le travail d’un artiste. Et bien sûr, artiste et artisan sont liés. Mais pour moi, il y avait surtout cette envie de revenir à quelque chose de plus humble, de plus terre à terre, de plus tranquille. J’aime me voir comme on regarderait un menuisier travailler, un tailleur de pierre, un agriculteur. Comme le disait Jean Giono : un agriculteur, on ne sait jamais vraiment ce qu’il sème… C’est aussi dans cet espace-là que je me sens le plus à ma place, le plus juste.
Dans le mot artisan, il y a aussi l’idée du temps, de la durée. De ne pas faire un one shot, mais d’être là, présent, dans la constance. J’aime cette idée de pérennité, que ce ne soit pas le résultat qui compte, mais le chemin. Ça me correspond davantage. Je sens moins de pression, et ça trahit moins d’où je viens. Et surtout, ça sert mon art. Sans faire la morale — même si notre époque va vite et qu’il y aurait beaucoup à dire —, je trouve qu’on tourne souvent en rond. Bien sûr, des voix nouvelles s’élèvent, et heureusement car il faut bien écrire son époque. Mais moi, j’aime être lent. J’aime me dire que mes chansons sont de petites chansons qui viennent toucher le cœur des gens là où il faut, et qu’elles restent. Je veux me donner corps et âme à ce que je fais, que ce ne soit pas juste le fruit du hasard. J’aime pouvoir imaginer que, quand ma fille aura 10 ou 15 ans, elle écoutera mes chansons. Peut-être qu’elle dira qu’elle ne comprend rien, que c’est ennuyeux. Mais peut-être aussi qu’elle comprendra ce que je vivais à ce moment-là, et pourquoi je l’ai exprimé de cette manière. Je voulais simplement revenir à la chance qu’on a de faire ce qu’on fait, et s’en rendre compte. Ne pas être en permanence pressés par les algorithmes, qui nous font oublier la valeur de ces choses-là, et même notre propre valeur. Revenir au temps long.
CNB : Cet attachement à l'artisanat vient de ton enfance passée en Ardèche, entouré d’un père agriculteur et d’une mère infirmière… Quels souvenirs est-ce que tu gardes de cette enfance ?
Gael Faure : Les meilleurs souvenirs ! Une enfance proche du vivant, dans le vivant. Dans mon enfance, il y avait assez peu de mots. Chez moi, on ne s’encombrait pas trop de communication. En Ardèche, ce sont des taiseux. Mais les mots existaient dans les gestes, dans les actes. Je les retrouvais dans tout ce qu’ils faisaient : dans leur travail, dans ce qu’ils construisaient, dans leur manière de faire — et parfois de défaire. À une époque où les produits chimiques étaient partout, sans que cela ne se sache vraiment… J’ai cessé de reprocher cela à mon père. J’ai fini par accepter les choses. Mon enfance, c’était être immergé dans le vivant, mais aussi être témoin de sa destruction, à une époque où presque personne n’en avait conscience. J’ai été très en colère contre mon père à ce sujet. Je commence d’ailleurs mon spectacle par un texte de Jean Giono, écrit en 1938, dans lequel il définit ce qu’est un paysan. Parce que lorsqu'on travaille la terre, il est essentiel de savoir pourquoi on vit grâce à elle. Tous ces enjeux écologiques et mortifères… J’aurais aimé que mon père les perçoive mieux, surtout à une époque où, en Ardèche, les hippies étaient déjà nombreux. Je pense notamment à un voisin, aussi maire du village, que mon père considérait comme un "moins bon" agriculteur, simplement parce qu’il produisait moins. Alors qu’en réalité, c’était souvent tout l’inverse. Dans mon métier, j’essaye de faire pareil : faire moins, mais mieux. Retrouver l’essentiel. Me désencombrer des pressions, des quotas, de l’angoisse de remplir des salles… Je veux jouer le vivant dans le vivant et être pétri de ça au moment où je le vis. Quand on joue dans une salle, on est dans le mimétisme, dans la reproduction : un soleil naît d’un projecteur, par exemple. Mais quand on joue au cœur du vivant, entre chiens et loups, avec des nuées d’oiseaux qui arrivent… là, la poésie se révèle sous les yeux du public.
CNB : La musique, elle, semble presque absente de ce décor. Comment est-elle venue s’inviter dans ta vie, dans ce paysage plutôt marqué par les sons de la terre que par ceux des instruments ?
Gael Faure : Chez mes parents, on faisait entre dix et quinze tonnes de framboises par an, et chaque été, des ramasseurs venaient nous aider. Avec ma sœur, c’étaient nos vacances. Quand on a un père avec 80 vaches laitières à la ferme, on ne part pas en vacances : il faut être là, toujours, pour s’en occuper. Un été, une fille est venue ramasser les framboises avec nous, et je suis tombé amoureux. À la rupture, elle m’a proposé de participer à une émission de télé… pour aller chanter. Ma vie a basculé à ce moment-là. À l’époque, j’étudiais l’architecture paysagère dans la Drôme, et rien ne me prédestinait à ce qui allait suivre. J’aimais chanter, mais personne ne le savait. Et là, je suis entré dans cette espèce de tourbillon, de grande roue, dans tout ce que, justement, je ne voulais pas. Cette façon de briller à la télévision, ce n’est pas moi. Ce n’est pas ce que j’aime. Pourtant, c’est à ce moment-là que ça marchait le mieux : je suis arrivé en demi-finale. Je suis né médiatiquement très haut… mais j’ai tout refusé ensuite. J’ai décliné les contrats, je suis parti vivre à Bruxelles pour créer mon propre répertoire. À l’époque, la maison de disques Sony voulait que je chante leurs chansons, pas les miennes. Alors je suis parti. Des années plus tard, j’ai donné un concert au Café de la Cigale. Toutes les maisons de disques étaient là. L’un de mes albums les intéressait. J’ai été convoqué par la même personne de chez Sony qui m’avait mal reçu à l’époque — entre-temps, il était passé chez Universal. Il ne m’a pas reconnu. Moi, si. J’ai refusé sa proposition — elle ne m’intéressait pas. J’ai signé en maison de disques un temps, puis j’ai travaillé pendant dix ans avec un producteur. Aujourd’hui, je suis en circuit court. Je suis mon propre directeur. Je connais tous les rouages… et c’est beaucoup de travail.
CNB : Dans ce choix, on sent déjà une conviction : pour toi, la musique n’est pas une démonstration, mais un art du ressenti, de l’écoute, presque méditatif. Qu’est-ce que chanter signifie pour toi aujourd’hui ?
Gael Faure : Ça me sauve, parce que je comprends mieux qui je suis. Je peux transcender certaines choses, parfois même les transfigurer. Ça me canalise, ça me met en joie et en mouvement. Je crois que ça soigne aussi certaines personnes. Bien sûr, ce sont des personnes un peu choisies car je ne pourrais pas faire ça dans un stade. Je ne suis pas un gourou. J’ai plutôt l’impression d’être un passeur, un messager, en lien avec notre époque et ce qu’elle traverse. Je n’ai pas envie de me faire avoir par tous ces algorithmes, ces discours qui prétendent nous apprendre comment devenir une star… Le mot "star" m’effraie. On ne naît pas pour être une star. Moi, j’ai envie d’être à la fois utile et tranquille. J’ai envie de désaxer ma musique, de la faire entendre dans des lieux où l’écoute est plus attentive, plus active, plus précieuse… et plus utile. C’est là que je me sens à ma place. C’est épuisant d’utiliser sa voix pour rien, pour tout et pour tout le monde. La voix, c’est l’âme. Je me suis suffisamment épuisé à répondre à toutes les attentes qu’on projetait sur moi parce que j’étais la caricature du “beau gosse” avec lequel il y avait tout à construire. Dans cette industrie de merde, tu es toujours un “artiste en développement”. C’est n’importe quoi ! C’est un environnement nocif, toxique, injuste. Alors plutôt que de cracher dessus en permanence, il faut inventer autre chose. Jean Giono disait : “Je n’ai pas trouvé la joie, j’ai trouvé ma joie.” Et c’est terriblement autre chose. C’est ça qui m’a appelé. Je suis très heureux d’avoir creusé ce sillon-là et c’est Giono qui m’a aidé à le faire.

© Pauline Mugnier
CNB : Tu as employé le mot "passeur" et j’aimerais qu’on revienne dessus car en 2018, ton album Regain marque un tournant. C’est un disque profondément enraciné, à la fois dans la terre et dans le cœur. Tu y parles de ruralité, de transmission, d’écologie… Qu’est-ce que tu cherchais à semer avec ce disque-là ?
Gael Faure : Encore une fois, ça vient d’une histoire avec mon père… J’étais en Ardèche avec lui, on regardait les champs, et il m’a dit : « Ah, il y aura encore du regain cette année. » Il m’a expliqué que ce mot désigne la deuxième coupe de l’herbe — plus verte, plus tendre, plus riche pour les bêtes. J’ai trouvé ça magnifique. C’est un retour à quelque chose qu’on croyait perdu. Et je trouvais ça très beau. Regain, c’est aussi l’anagramme de graine. J’étais fou de cette coïncidence, d’autant plus qu’à ce moment-là, je lisais Vers la sobriété heureuse de Pierre Rabhi, et que j’étais en train de composer l’album. Appeler un deuxième album Regain, c’était une évidence. C’était pour mon père, pour ces gens qui travaillent la terre à la force des bras. Un hommage à l’artisanat, à celles et ceux qui œuvrent chaque jour pour que l’on puisse se nourrir. À 18 ans, quand je suis arrivé à Paris, j’avais honte de mes origines. On me demandait par exemple où était l’Ardèche… J’avais l’impression de ne rien connaître, d’être ignorant. Avec le recul, savoir comment se nourrir, comprendre comment pousse une plante… n’est-ce pas ça, la vraie richesse ? J’ai appelé cet album Regain pour toutes ces raisons. Deux ans plus tard, je suis tombé sur le roman de Giono, qui porte le même nom. Et entre-temps, il y a eu Le Chant des Colibris…
CNB : Ce titre entre en résonance avec ton engagement au sein du mouvement Colibris, pour lequel tu as organisé des tournées et des festivals éco-citoyens. Mais rassembler des artistes autour de ces causes n’a pas toujours été facile. Quel regard portes-tu aujourd’hui sur l’engagement artistique ?
Gael Faure : Pour moi, être engagé, c’est être vivant. Être vivant, être humain, c’est avoir des valeurs universelles, ancrées dans des nappes phréatiques communes de besoins essentiels : l’amour, la compassion, le respect, l’humilité. À un moment, j’ai rêvé — naïvement peut-être — que de grands artistes répondraient présents. Mais très souvent, on me demandait d’abord : “Qui est programmé ?”, “Combien c’est payé ?” Ils ne venaient pas pour s’engager, mais pour leur ego. Je dis ça, mais je sais aussi que nous ne sommes pas tous engagés pour les mêmes choses, ni pour les mêmes causes. Mon engagement repose aussi sur les violences faites aux femmes. Je crois que tout ça est profondément lié à notre rapport dévoyé à la Terre nourricière. Les machines ont mis le désordre là-dedans. Claude et Lydia Bourguignon en parlent très bien : on a masculinisé la Terre en la violant. On l’a labourée, forcée. On a pris des objets métalliques, on les a enfoncés, on a imposé la germination. On n’a pas laissé faire le vivant. On a voulu le dominer. Je crois que beaucoup de dérives viennent de là. Peu de gens savent que les engrais chimiques viennent de la Seconde Guerre mondiale. On avait un surplus d’intrants, on ne savait pas quoi en faire. Alors on les a transformés en engrais. C’est comme ça qu’on a rendu les paysans dépendants, qu’on leur a fait croire que leurs terres seraient plus fertiles, plus productives. Tout part de notre rapport à l’agriculture, à l’autonomie, à la façon dont on fait pousser nos légumes, notre propre jardin. Il faut savoir jardiner, se jardiner, se cultiver. Connaître les saisons, comprendre le temps long et travailler avec lui. Aujourd’hui, on recrée le soleil, la pluie... Tout est détraqué. Le monde est détraqué. Les gens sont détraqués. Et l’artiste aussi. Il ne sait plus pourquoi il fait ce qu’il fait. Et je pense que tout est lié.
CNB : On parlait du mot “regain”, qui est aussi le titre du livre de Jean Giono à qui tu rends hommage à travers ce nouveau spectacle Le Bruit du blé. Ce n’est plus seulement un concert, mais un spectacle pluridisciplinaire, un tissage entre tes chansons, les textes de Jean Giono, et la danse. Comment est né ce spectacle ?
Gael Faure : Un jour, je me suis rendu à Arles pour rendre visite à mon ancienne compagne qui travaillait là-bas. À ce moment de ma vie, j’étais dans une phase de perdition. En arrivant, mes pas m’ont conduit vers l’entrée principale des arènes. Là, une librairie de seconde main, toute jaune, attirait le regard. Devant, un petit bac en bois. À l’intérieur, un exemplaire de Regain, de Jean Giono. Ce mot faisait écho à mon album alors je l’ai acheté immédiatement. Je suis parti un peu plus loin, vers une rivière, pour le lire. Je l’ai lu à voix haute. Là, quelque chose s’est passé en moi. Jean Giono est venu me réveiller. Il a provoqué un bouleversement intérieur, comme s’il me parlait directement. C’est la marque des grands auteurs : on a l’impression qu’ils s’adressent à nous. J’ai beaucoup pleuré. À ce moment-là, j’ai ressenti que j’étais l’un des derniers témoins, dans ma famille, de cette agriculture-là. On est à la fin de quelque chose — de toutes ces pratiques essentielles, belles, liées au vivant, à la nature, à la terre. Même si, heureusement, des jeunes s’y remettent, en renouant avec des gestes ancestraux. Lire le rapport que Giono entretient avec tout cela m’a ramené une joie immense. Ensuite, je me suis plongé dans toute son œuvre, jusqu’à tomber sur Que ma joie demeure. Ce titre est sublime et le personnage de Bobi m’a profondément touché. Bobi, c’est un semeur de joie. Il la sème dans les villages provençaux reculés, chez les paysans. Il sauve un champ de bleuets, non pas pour le résultat, mais pour la beauté. Lire ça m’a fait prendre conscience de l’urgence. Je me vois comme ça, moi aussi. À la fin d’une représentation, quelqu’un est venu pleurer dans mes bras en me disant : “Tu es Bobi. Tu passes pour ramener de la joie.” Humblement, ce compliment m’a transpercé. Je me suis dit qu’avec cette création, j’avais peut-être trouvé mon utilité artistique. On me demande souvent pourquoi je ne monte pas un nouveau projet. Tout simplement parce que je n’ai pas encore tout saisi de Giono. Chaque lieu où l’on joue nous nourrit différemment, chaque soir révèle quelque chose de nouveau. Nicolas Martel, qui partage la scène avec moi, ressent exactement la même chose. Je suis persuadé que je ne m’en lasserai jamais. Il y a une telle force dans les mots de Jean Giono… c’est une source inépuisable.
CNB : Avec ce spectacle, tu invoques un “retour à la poésie paysanne”. Pourquoi l’a-t-on perdue selon toi ?
Gael Faure : Déjà, parce qu’on a perdu les paysans. Il y en a de moins en moins, tout simplement parce qu’ils n’arrivent plus à subvenir à leurs besoins. Et parce que, selon moi, les gens sont de plus en plus déconnectés de la vraie poésie : celle du vivant. Pour beaucoup, la poésie est devenue quelque chose de factice, enfermée dans les livres. Moi, j’ai eu la chance de naître en pleine nature. Ma mère ramassait encore des framboises quand elle a commencé à m’accoucher. C’est en moi, profondément ancré. J’ai grandi avec ça. Petit, j’ai passé plus de temps dans un arbre qu’ailleurs. Je me souviens, pour mes dix ans, ma mère avait voulu me faire un anniversaire surprise mais personne n’est venu : ils n’avaient pas trouvé l’endroit. Ce n'était pas grave mais ça veut dire tellement... Je pense que cette poésie paysanne a disparu parce que les gens ne connaissent plus le monde paysan. C’est pour ça que c’est important pour moi de jouer en ville. Je me demande ce que ça va réveiller chez les gens. Aussi, je crois qu’on est à l’aube de quelque chose. Le monde de la culture est en train de s’écrouler et c’est à nous, artistes, de nous adapter. De ne pas attendre qu’on nous nourrisse à coups de subventions. Allons-y ! Montre-moi comment tu es un artiste ! Si on te coupe toutes les vannes, qu’est-ce que tu fais ? Plus on a de confort, moins on produit des choses de qualité. Or, on n’a pas besoin de tout ça pour faire un beau spectacle.
CNB : Aller chanter dans des fermes, c’est au plus près des gens, sans artifices justement. En quoi cette proximité t’aide-t-elle à rester aligné avec toi-même ?
Gael Faure : Au départ, j’ai eu envie de descendre la scène pour faire redescendre l’artiste de son piédestal. Donc soit il n’y a pas de scène, soit c’est juste un plateau en bois, avec très peu d’éléments. J’ai besoin que les gens comprennent que l’artiste est un être humain, qu’il peut se tromper, et que ce n’est pas grave. Je ne veux rien sacraliser. Je ne veux pas que ce soit intouchable, inaccessible. J’aimerais qu’on arrête de faire croire qu’être artiste, c’est quelque chose d’extraordinaire. Oui, ça l’est parfois… mais c’est aussi épuisant, et on est comme tout le monde. Je me sens beaucoup plus aligné quand je joue devant une jauge de 150 à 200 personnes. L’écoute y est attentive, précieuse, belle. C’est de l’ordre de la veillée, de la réunification. Jean Giono faisait déjà ça à son époque, et c’est exactement ce dont on a besoin aujourd’hui. Il faut faire des petites choses, ici et là, qui viendront colorer la France. Il y a encore quelques années, je me serais senti incapable d’aller jouer dans les fermes. D’autant plus que je viens de là. Mais justement, c’est là qu’il faut aller nourrir ! Attention, je ne me nourris pas du filon qui dit que tout s’effondre et qu’il faut fuir en campagne. Je me sens aligné parce que je ne triche pas. Je sais d’où je viens. Je connais l’histoire de la terre, j’en ai fait mes études. Au-delà de ça, j’ai le langage paysan. C’est un langage qui n’existe presque plus, mais qui est d’une puissance incroyable. C’est pour ça que Jean Giono me parle autant. Son langage est très musical, très rythmique, très percussif. Il fait vivre le vivant et les joies simples. Sa manière de réconcilier le végétal, l’animal et l’humain me fascine. Qu’on me propose quelqu’un d’autre, mais là, j’hallucine : Giono m’a fait pleurer bien plus que n’importe quelle personne !
Ce spectacle, c’est une proposition immersive et expérimentale, pensée pour que le public comprenne qu’il ne ressemble à aucun autre. Au-delà de ça, on organise des rencontres avec les artisans et les paysans du coin. On les met en avant, on les fait monter sur scène, on leur donne la parole. Ils racontent leurs joies, leurs peines, leurs difficultés. Non seulement on les rend visibles, mais on les soutient concrètement : le spectacle est payant, et tout l’argent leur revient. Ce spectacle, c’est la nourriture de l’esprit au service de la nourriture du corps. Le but, c’est d’ouvrir l’appétit. C’est aussi pour ça qu’après, il y a un banquet. Parfois, ça finit même en feu de joie !

Nicolas Martel et Gael Faure © Pauline Mugnier
CNB : Pourquoi ce choix de mêler lecture, danse contemporaine et chanson ? Qu’apporte chaque discipline à ce que tu veux transmettre ?
Gael Faure : Je voulais qu’il y ait du corps, parce qu’on ne peut pas parler du monde paysan sans y mettre de la chair, de la présence. Les textes ne devaient pas être simplement lus, pour éviter qu’ils deviennent ennuyeux, et ils ne devaient pas non plus être étouffés par une musique trop présente. Si quelqu’un n’accroche pas aux textes, parce qu’il les trouve trop denses, il peut se laisser porter par la musique, ou par l’espace, l’ambiance. C’est une manière d’aller chercher le public autrement, de lui offrir de la poésie de manière subtile, avec plusieurs axes possibles.
CNB : La figure du père traverse ton œuvre comme une ligne souterraine. Tu as dit avoir, à certaines périodes, voulu recréer le dialogue. Ce lien que tu tisses avec le public aujourd’hui, est-ce aussi une manière, en creux, de t’adresser à lui ?
Gael Faure : C’est très juste, parce qu’il y a effectivement quelque chose de psychologique pour moi dans ce spectacle. Je pense que ça joue. Mon père a un complexe d’infériorité avec les mots ; il a peur de dire des bêtises, de mal s’exprimer, alors il parle peu. Ce spectacle, c’est aussi une manière de le rendre visible, lui, et à travers lui, le monde paysan dans son ensemble. Je voulais, humblement, leur donner de la force. Je pense qu’ils n’ont pas besoin de moi, mais qu’ils ont besoin de l’art, de la culture au sens large. L’agriculture et la culture, pour moi, ne font qu’un. Ce spectacle, c’est de la pluriculture — pas de la monoculture. La monoculture, ça tue. La pluriculture, ça sauve, ça nourrit. C’est à la fois une déclaration d’amour et un geste de reconnaissance, de visibilité, pour mon père, mon grand-père, ma mère, et toute la lignée paysanne dont je suis issu.
CNB : En quoi est-ce important pour toi de jouer aussi dans les grandes villes ?
Gael Faure : Je trouve que c’est moins agréable d’enfermer l’art et de le jouer en ville, mais c’est pourtant essentiel. Ce soir*, je suis accompagné d’un ami avec qui je réalise un documentaire sur cette tournée. Après le spectacle, on interroge les spectateurs pour écouter les mots qu’ils emploient, et comparer ceux utilisés en ville à ceux de la campagne. Voir aussi si les émotions réveillées sont les mêmes. Jouer en ville demande plus d’effort, c’est souvent moins immersif. J’aimerais que les gens fassent le chemin inverse et viennent vivre le spectacle dans une ferme, pour vivre autre chose, autrement. Personnellement, je ne me sentais pas bien nourri en ville. Il y avait trop de stress, trop d’attentes. Alors j’ai choisi de m’en détacher, même si je sais combien il est essentiel de porter ce message ici aussi.
CNB : S’adresser à un public urbain, c’est aussi parler à un monde saturé de vitesse, d’images et de bruit. Est-ce que, selon toi, la simplicité est devenue un luxe aujourd’hui ?
Gael Faure : Oui, mais c’est un luxe qu’on peut — et qu’on doit — s’offrir. C’est ça, la vraie richesse ! Ce n’est pas une question d’argent, mais de choix. C’est à chacun de faire en sorte que son temps devienne quelque chose de précieux. J’avais écrit une chanson sur ce sujet, qui s’appelle Renoncer, et qui parle justement de la préciosité du temps qu’on s’accorde à soi-même et à l’autre. C’est vrai que cela peut sembler plus facile à la campagne, mais ce n’est pas sorcier non plus de se l’offrir en ville.
CNB : Et s’il ne devait te rester qu’un seul vers de Giono à se répéter souvent, lequel choisirais-tu ?
Gael Faure : « La graine est une machine bien plus perfectionnée que toutes celles inventées par les hommes. » Et j’en ai une autre que j’aime profondément : « La vie, c’est de l’eau. Si vous mollissez le creux de la main, vous la gardez. Si vous serrez les poings, vous la perdez. » Pour moi, ces phrases disent beaucoup de choses... Si on a compris ça, on a tout gagné.
A méditer !
Le Bruit du blé avec :
Gael Faure - Chant, guitares, danse, lecture.
Nicolas Martel - Danse, lecture.
François Gillard - Mise en espace.
🎟 Retrouvez Le Bruit du blé en tournée, premières dates de 2025 :
6 juin : Ferme en ville, Semaine de l’alimentation durable, Lyon (69)
7 juin : Ferme en campagne, Semaine de l’alimentation durable, Lyon (69)
14 juin : Vignoble L’Austral, Doué-en-Anjou (49)
20 juin : Ferme Nuage, Beaurieux (59)
28 juin : Ferme de la Faisanderie, Villepreux (78)
24 juillet : Ferme La Béthanie, Picauville (50)
26 juillet : Ferme Camicase, région de Bordeaux (33)
12 septembre : Festival Climax, Bordeaux (33)
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📸 Suivre Gael sur Instagram : @gaelfaureofficial
*Rencontre réalisée le 24 mai 2025, lors de sa reprise du spectacle, avec une première date parisienne au Consulat Voltaire.
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