Rencontre avec Jeanne Benameur : Saisir l'incarnation
- Hugo Lafont
- 20 janv.
- 10 min de lecture
Dernière mise à jour : 27 janv.
Rencontrer Jeanne Benameur, c’est entrer dans un univers où l’écriture n’est pas seulement une pratique, mais une manière d’être au monde. À travers une conversation profonde et lumineuse, l’écrivaine nous livre les clés d’un art qui l’accompagne depuis toujours, une nécessité vitale, une traversée de la douleur, une quête de sens.
Ses deux derniers ouvrages, Vivre tout bas et Vers l’écriture (Actes Sud), résonnent comme les deux faces d’une même recherche. Vivre tout bas est un récit vibrant et audacieux où les figures se mettent en mouvement, à l’image de Marie, libérée des cadres figés des représentations religieuses traditionnelles. Elle nage, elle marche, elle est vivante, portée par un souffle qui semble universel.

© Guillaume Bourrain
Avec Vers l’écriture, Jeanne Benameur nous partage avec amitié et humilité son expérience de l’écriture comme un ancrage, un chemin intérieur, et une autre forme de transmission, loin des méthodes sclérosantes qu’imposent certains ateliers d’écriture. Une poésie de la méthode. Au fil de l’échange, Jeanne revient sur ses propres traversées, sur les ressources qu’elle a puisées en elle pour transformer la douleur en vitalité, et sur ses choix de vie, comme celui de quitter l’Éducation nationale pour suivre pleinement sa voie. Loin de regretter ce départ, elle y a trouvé une liberté nouvelle, une capacité à transmettre autrement, à sa manière, à travers les mots. Ses mots trouvent une résonance, non pour tracer une voie unique, mais pour inviter chacun à découvrir la sienne. L’écriture, pour elle, est un souffle incarné, un moyen d’habiter la vie pleinement et de partager ce qui ne peut être contenu autrement. Une plongée dans un univers où les mots ne tracent pas des vérités mais ouvrent des passages, comme des faisceaux de lumière guidant chacun vers ce qu’il porte en lui.
CNB : Il est de coutume chez Culture is the New Black de demander à ses intervenants leur humeur du moment. Comment allez-vous Jeanne Benameur ?
Jeanne Benameur : Je vais très bien. Je vais très bien dans un monde obscur où il y a le chaos, et où plus ça va, plus je me dis qu’il faut encore aller mieux. Et il faut se battre de cette manière. Donc je peux affirmer que je vais très bien, et j’espère aller encore mieux pour pouvoir me battre comme il faut, à ma façon.
Jeanne Benameur, vos deux livres, Vivre tout bas et Vers l’écriture, paraissent simultanément. Dans l’un, vous donnez la parole à Marie, mère universelle qui s’émancipe de l’iconographie religieuse, et dans l’autre, vous explorez la liberté profonde que procure l’acte d’écrire. Ces deux livres semblent dialoguer. Quel lien intime existe, selon vous, entre le processus d’émancipation que vous décrivez dans vos romans et celui que permet l’écriture ?
On a qualifié Vers l’écriture de récit de transmission, et c’est exactement cela. J’ai voulu partager une réflexion sur la manière dont l’écriture peut entrer dans une vie, devenir une sorte de pierre d’ancrage sur laquelle on s’appuie pour regarder le monde et y trouver sa place. Quand j’écris, je suis précisément sur cette pierre. Travailler l’écriture d’un roman exige, pour moi, d’être profondément bouleversée, que quelque chose en moi soit remué à tel point qu’aucune autre forme d’expression ne puisse l’accueillir, hormis l’écriture. Je le ressens, et ce ressenti finit toujours par m’entraîner, par déclencher ce processus. L’écriture, en ce sens, est la fondation même de ma vie. C’est par elle, avec elle, grâce à elle, que j’ai depuis toujours construit ma manière d’être au monde.
Transmettre cette compréhension – ce chemin vers l’écriture – était essentiel pour moi. Au départ, j’imaginais que ces deux livres devaient être publiés ensemble, pour des raisons en apparence purement pragmatiques : éviter deux sorties distinctes. Mais plus j’avançais dans le projet, plus, grâce à mon éditrice Myriam Anderson, je réalisais combien ces deux textes se répondaient, se nourrissaient l’un l’autre. Pourtant, Vers l’écriture est un texte ancien. Certaines réflexions sur cette démarche d’atelier remontent à une quinzaine d’années. Mais je n’arrivais pas, à l’époque, à trouver la voix juste pour les écrire. Et tant que cette voix ne se manifeste pas, je ne force jamais l’écriture. C’est en travaillant sur Vivre tout bas que cette voix m’est venue, même si je ne l’ai pas perçu immédiatement.
J’ai trouvé alors une ligne claire, une nécessité qui m’a conduite à me donner davantage dans le texte. Il ne s’agissait plus seulement de décrire une méthode ou une démarche, mais de m’y engager pleinement, d’exprimer mon propre rapport intime à l’écriture, sans détour ni distance. Cela a tout changé.
Vous vous êtes livrée à leur rédaction au même moment ?
Comme je l’ai déjà mentionné, le contenu de Vers l’écriture existe depuis très longtemps. Mais la forme – qui est si essentielle – est arrivée bien plus tard. Pour moi, forme et contenu sont indissociables : un contenu sans forme reste vide, et je ne publie jamais sans que cette alchimie soit aboutie. La forme, c’est tout le travail qui permet de rendre partageable quelque chose qui, autrement, ne le serait pas. C’est précisément ce qui demande tant d’efforts : transformer une expérience intime ou personnelle en une matière que l’on peut transmettre. Et cette forme, elle est née durant l’écriture de Vivre tout bas.
Cela fait maintenant trois ans que je suis plongée dans ces écritures, et c’est notamment lors de mes séjours en Crète que j’arrive à écrire dans les meilleures conditions. Là-bas, il n’y a aucune interférence : je suis en tête-à-tête avec moi-même, avec l’écriture, avec la nature. Ce sont les conditions idéales pour moi, celles où la création peut pleinement s’épanouir.
Pour remonter un peu dans vos propos, il est intriguant que vous parliez de l’écriture comme d’une pierre sur laquelle se poser pour pouvoir trouver et envisager sa place dans le monde. Comme par hasard, c’est sur une pierre que Marie trace ses écritures dans Vivre tout bas…
Tout à fait oui, c’est étrange… La grande plage où va Marie en fait, c’est un des lieux à moi, et je me suis amusée à écrire tout un extrait de Vivre tout bas sur une pierre que j’ai laissée sur la plage. J’ignore ce qu’elle deviendra, mais j’adore faire ça. C’est un peu se confronter à la pérennité, ce sont mes petits jeux à moi.
Vivre tout bas s’ouvre sur une Marie réincarnée, loin des représentations figées. Vous écrivez : « Elle n’est pas juste celle qui a tenu contre sa poitrine l’enfant annoncé […]. Elle est celle qui sent le monde à travers ce corps. » En la ramenant dans cette matérialité, était-ce un moyen de lui rendre une vie propre, qui n’appartienne qu’à elle, loin des rôles imposés ? Dans quel but ?
La question du but est toujours complexe. Je ne peux pas prétendre le connaître pleinement, mais je peux parler de la nécessité qui me pousse à entreprendre ce travail. J’ai pris conscience que cette figure de Marie, finalement, tout le monde s’en désintéresse. On la réduit à quelques images : elle donne naissance à Jésus, devient la mater dolorosa, puis, après l'avoir confiée à Jean, elle disparaît dans l’Assomption, et c’est tout. Cela s’arrête là. Cette vision a commencé à m’habiter, à me travailler profondément. J’ai pensé à son âge, à ce qu’elle devait vivre. Elle devait avoir 15 ans, c’était une toute jeune fille ! Cette incarnation-là, dans toute sa jeunesse et sa fragilité, m’importe énormément.
Peut-être que cela rejoint aussi mon propre cheminement. On sait bien que celui qui écrit se reflète dans son texte, c’est inévitable. Mais cette incarnation me paraît essentielle. Nous sommes sur Terre, incarnés, même si nous n’avons pas choisi cette condition. Alors autant s’y engager pleinement. Autant tenter de vivre cette incarnation avec toute sa richesse, même si nous n’y parvenons jamais tout à fait. Nous avons des sens, un intellect, et cet intellect fait partie du corps. Nous sommes un corps qui pense.
Le corps, pour moi, est central. Il occupe une place immense dans ma vie. Là, à Paris, je piétine. Mais habituellement, je nage, je marche, je respire pleinement. J’ancre ma vie dans mon corps : je pratique le yoga, je donne à ce corps une vraie présence, une vitalité, et l’écriture jaillit littéralement de tout cela. L’écriture naît de ce souffle, de cette incarnation vivante.
C’est avec ce regard que j’ai eu envie de voir Marie autrement. De lui donner une vie plus riche, plus joyeuse, plus habitée. Une vie qui ne se termine pas par l'Assomption après seulement sept ans.
Cette intention vous a-t-elle poussée à vous intéresser aux différentes représentations de Marie ?
Absolument. Dans la culture chrétienne, et plus spécifiquement catholique, Marie est associée à un mouvement vertical : elle monte. Elle s’élève au ciel. En revanche, dans la tradition orthodoxe, le mouvement est horizontal. Cela s’appelle la Dormition. Marie s’allonge, elle s’endort, et elle meurt ainsi, paisiblement. Pour moi, cette image évoque les prémices de La Belle au Bois Dormant.
Mais je ne voulais ni de cette verticalité ni de cette horizontalité. Dans ma vision, elle nage. Elle flotte, suspendue dans un autre élément : la mer. Elle marche aussi, et elle continue de marcher. Je l’imagine toujours en mouvement. Ce qui m’a toujours frappée dans les représentations traditionnelles de la Vierge, c’est à quel point elle est figée dans une immobilité absolue. Elle est statique, profondément statique.
Partant de ce constat, j’ai voulu lui donner du mouvement, l’animer, littéralement. Dès le début de mon texte, elle bascule, elle dégringole, elle entre dans l’eau, elle nage. J’avais envie de cette dynamique, de cette énergie, sans savoir où cela me mènerait. C’est précisément cette part d’inconnu qui rend l’écriture si fascinante. Sans elle, je n’écrirais pas.
Il est dans votre habitude que de commencer des livres sans savoir où s’atteindrait le point final ?
Exactement. Tout ce que je savais, au départ, c’est qu’il y avait cette Nativité étrange que j’avais vue à Valognes, un haut-relief du XVe siècle. Marie y est représentée allongée, un livre à la main, en posture de lectrice. Toute la scène de la Nativité se déroule au-dessus d’elle : l’enfant Jésus, l’âne, le bœuf… Mais elle, elle n’y est pas. Elle est là, plongée dans sa lecture. Cette vision m’avait paru si singulière, si inattendue. Je ne suis clairement pas la première à imaginer Marie autrement, mais cette représentation a été pour moi un véritable déclencheur. C’est elle qui a initié l’écriture de Vivre tout bas.
Une fois lancée, je ne savais pas où cette écriture allait me conduire. Je ne pouvais pas prévoir que Jean occuperait une place si importante, ou qu’il y aurait cette petite fille. Tout cela est venu en écrivant. Pour que je me mette à écrire, il faut qu’une nécessité profonde m’anime. Une intuition, puissante, presque irrépressible, qui me pousse à commencer. Et une fois que je sens cette nécessité, je lui fais pleinement confiance. Je sais que, tant qu’elle est là, quelque chose va émerger.
Mais cela demande un travail quotidien. Il y a forcément des moments où je patine, où l’écriture semble s’immobiliser. Ces temps morts ne sont pas faciles à vivre, mais j’ai appris à leur faire confiance, à croire en l’inconscient, qui, lui, continue de travailler en silence. Je fais confiance à tout ce que je porte en moi, même à ce que je ne connais pas encore.
Ce que je connais, en revanche, c’est mon corps. Alors je fais ce qu’il faut pour qu’il réponde présent. Et je ne cesse jamais de travailler l’écriture. Chaque jour, je la travaille. Chaque mot est pesé, choisi avec soin, parce que tant qu’un mot n’est pas juste, je ne peux pas avancer. Mais dès qu’il l’est, il me donne la force d’aller plus loin.
Marie traverse un chagrin immense, mais aussi une renaissance. Vous écrivez : « Elle se rend à cette vie-là et en ressent une émotion inconnue qui lui réchauffe le sang. » Pensez-vous que la douleur a parfois le pouvoir paradoxal de nous ouvrir à une forme de vitalité nouvelle, de réinvention de soi ?
C’est une question essentielle. Ce n’est pas la douleur qui nous ouvre, mais la manière dont nous la traversons. Ce sont les ressources que nous allons chercher, au plus profond de nous, pour avancer à travers elle. Et ces ressources, nous les avons. Pourtant, certains restent effondrés par la douleur, incapables de la traverser, prisonniers d’elle. Mais si l’on parvient à la traverser, c’est qu’on a touché quelque chose d’infiniment profond, quelque chose qui, je crois, nous relie à bien plus grand que nous. On puise alors dans notre lien au monde – l’univers, l’altérité, tout ce qui nous entoure – pour trouver une force capable de nous faire accueillir ce qui peut nous aider. C’est là que naît, je pense, une vitalité nouvelle.
Quand j’avais cinq ans, mes parents et moi avons vécu une épreuve extrêmement difficile. Une nuit de terreur totale. Enfant, on n’a pas les mots pour comprendre, et nos parents, dans leur volonté de nous protéger, ne nous expliquent pas. On nous cache, on nous dit simplement : « Ne parle pas, ne crie pas. » Cette nuit-là, la peur de la mort s’est inscrite en moi, au plus profond. Et après cela, il a fallu faire quelque chose avec cette terreur, apprendre à la transformer. Parce que face à une telle expérience, il n’y a que deux options : soit on traverse, soit on reste figé.
Dans ma propre famille, nous étions plusieurs à vivre cette épreuve, mais chacun l’a traversée à sa manière – ou ne l’a pas traversée. Pour ma part, c’est grâce à l’écriture que j’ai pu avancer. L’écriture était déjà là, ancrée en moi, comme une force vitale. À trois ans et demi, j’étais entrée dans les lettres de l’alphabet, fascinée. J’avais demandé à ma mère de me les apprendre, et elle avait compris l’importance de cette demande. Elle m’a donné ce savoir, et je m’en suis servi. C’était mon refuge, ma ressource.
Traverser une grande douleur, c’est mettre à jour des capacités insoupçonnées pour continuer à vivre. On est obligés. Sinon, on reste immobile, et on s’égare.
On peut dire que l’écriture fut pour vous une sorte de pré-nécessité ? Comme il apparait naturel pour Marie dans Vivre tout bas d’écrire pour sentir sa pure présence au monde ?
C’est exactement cela. Je ne sais pas vivre autrement qu’en écrivant. J’ai essayé, parfois, mais cela n’a jamais fonctionné. L’écriture est le socle de ma vie, elle la fonde de l’intérieur. Mon travail psychanalytique m’a beaucoup aidée à reconnaître cela et à l’accepter pleinement. Il m’a permis d’arrêter de penser que je passais à côté de la « vraie vie », que je la gâchais en passant tant de temps à travailler mes textes. Jusqu’au jour où j’ai compris que, pour moi, la vraie vie est précisément là : dans l’écriture. Chacun a sa manière d’habiter le monde, et la mienne est d’écrire.
C’est aussi ce qui m’a poussée à quitter l’Éducation nationale. Cela fait 25 ans maintenant, depuis l’an 2000. J’écrivais bien avant cela, mais ce choix a été décisif. Dire non à un métier que je trouvais pourtant magnifique – parce que j’aime profondément la transmission – mais pas sous sa forme institutionnelle. Dans ce cadre-là, je ne pouvais pas être pleinement moi-même, même si je trouvais parfois des détours. Je n’étais pas dans ma plénitude. Alors j’ai renoncé à la sécurité du fonctionnariat, j’ai quitté cet univers, et j’ai pris le risque d’une autre vie. Et je ne l’ai jamais regretté.
Ma seule crainte, à l’époque, était de perdre ce lien avec la transmission. Mais j’ai vite compris que c’était tout l’inverse. L’écriture est une forme de transmission, et elle me correspond infiniment mieux. C’est dans cet esprit que s’inscrit Vers l’écriture. Transmettre, le plus largement et le plus humblement possible.
J’ai vu tellement de livres sur les ateliers d’écriture où les auteurs affirment détenir la seule « bonne méthode ». C’est absurde. Il n’y a pas un chemin unique. Chacun peut puiser ici ou ailleurs, mais surtout, trouver en soi ses propres routes vers l’écriture. Moi, je ne fais que témoigner de ce que j’ai vécu, avec l’espoir sincère que cela puisse être utile à d’autres.
Vers l'écriture, Jeanne Benameur, Actes Sud : https://www.actes-sud.fr/catalogue/litterature-francophone/vers-lecriture
Vivre tout bas, Jeanne Benameur, Actes Sud : https://www.actes-sud.fr/catalogue/litterature-francophone/vivre-tout-bas
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