Rencontre avec Cocoon : ce qu'on laisse derrière soi
- Hugo Lafont
- 10 mai
- 16 min de lecture
Dernière mise à jour : il y a 6 jours
On a longtemps cru que Cocoon faisait de la musique douce. Des chansons pour apaiser, pour respirer. Une folk lumineuse, presque "doudou". Mais ce serait oublier que la lumière, ici, ne vient jamais seule. Elle se fraye un chemin au milieu des failles, elle filtre à travers la perte, les deuils, les ruptures. Elle existe parce que la douleur existe. Et c’est précisément ce que raconte What We Leave Behind, album vertigineux et frontal, sorti le 25 avril dernier, qui marque à la fois un retour, une réconciliation, et peut-être un aboutissement.
Car ce disque est tout sauf un retour tranquille. C’est un album de bordure, né d’un burn-out, de l’effondrement d’un système, d’une séparation intime, d’un deuil artistique et personnel. Un disque écrit au bord du vide, mais qui préfère l’horizon au précipice. Il y a là un homme de quarante ans qui prend la mesure du passé et de ce qu’il reste à transmettre. Un père, un fils, un artisan, un survivant — et surtout un créateur. L’album aurait pu s’appeler Creation, mais c’est What We Leave Behind qui l’a emporté. Parce que tout est là : que reste-t-il de ce qu’on a traversé ? Que fait-on de nos cicatrices, de nos chansons, de nos silences ? Que laisse-t-on, quand tout se calme ?
Dans cette entretien fleuve, Mark Daumail aka Cocoon parle à cœur ouvert. Il évoque son fils, à qui il dédie cet album comme un polaroïd sonore de ses quarante ans. Il parle de la maladie mentale, qu’il a connue de l’intérieur. Il parle des majors, de ce système qu’il a voulu fuir, de ce moment où il a décidé de reprendre la main, de redevenir maître de son art. Il parle de la musique comme d’un refuge, mais aussi comme d’une lutte. D’une nécessité physique, mentale, presque spirituelle.
Et puis il parle des autres, de Dylan, de Nick Cave, de The Cure — ces artistes qui ont su, à l’âge charnière, écrire leurs disques les plus essentiels. Et s’il fallait résumer celui-ci, on dirait que What We Leave Behind est son Ghosteen, son Nebraska, son disque-somme. Celui qu’il a rêvé de faire. Celui qu’il ne refera peut-être jamais. Parce qu’il n’y aura pas deux fois cette intensité, ce lâcher-prise, cette sincérité nue. Celle des artistes qui, en se connaissant mieux, comprennent mieux le noeud du monde et des hommes.

© Julien Mignot
CNB : Ce cinquième album s’ouvre avec une question implicite : que reste-t-il de nous quand tout vacille ? What We Leave Behind sonne comme un testament, mais aussi comme une réinvention. Qu’est-ce qui a fait naître ce besoin de retour à l’os, à l’essentiel, à toi-même ?
Cocoon : C’est avant tout une réaction, presque viscérale, à mon album précédent. Wood Fire est né dans une période de flou, un moment de grands doutes artistiques. J’étais en fin de contrat avec une major, dans une structure où je ne me reconnaissais plus. Eux étaient satisfaits — les chiffres étaient bons, ça cochait les cases — mais moi, j’étouffais. On ne me parlait que de ventes, de performance. Et moi, je n’en pouvais plus. J’avais cette sensation amère d’avoir fait l’album de trop. D’avoir sorti quelque chose sous pression, sans envie, presque à contresens de ce que je suis.
Même si je ne saurais dire s’il est moins réussi, Wood Fire est sans doute mon disque le plus inégal. Il y a eu des compromis imposés, des choses que je n’aurais jamais acceptées dans un autre contexte — chanter en français, par exemple, c’était une demande venue d’en haut, qui ne me parlait pas du tout. C’est un détail en apparence, mais c’était un signe clair que ma voix ne m’appartenait plus. Et même si j’ai conscience de ma chance — vivre de ma musique, ce n’est pas rien — c’était douloureux de voir ce que devenait mon travail. Ce qu’on voulait faire de Cocoon, ce que ça symbolisait. Quand l’album est sorti, j’ai su que c’était la fin d’un cycle. Les majors, c’était terminé. J’étais l’un des derniers à y croire encore. Autour de moi, tout le monde s’était déjà réorganisé autrement.
Alors j’ai tout mis en pause. J’ai laissé Cocoon derrière moi. Je n’en pouvais plus.Depuis 2012, je menais en parallèle une carrière de réalisateur artistique, mais c’est vraiment pendant le confinement que les choses ont basculé. Je me suis mis à bosser sans relâche, avec des artistes connus comme anonymes. J’ai adoré ça. Créer pour les autres m’a permis de me réconcilier avec ce que je faisais. J’ai composé pour une BD, pour un jeu PS5. J’ai compris que la musique pouvait servir des formats très différents, qu’elle pouvait exister ailleurs que dans l’album ou le single calibré.
Pendant cette période, sans trop savoir pourquoi, je me suis imposé un exercice quotidien : une chanson par jour. C’était ma gymnastique mentale, un moyen de garder la tête hors de l’eau. J’ai écrit des centaines de morceaux — certains pour d’autres, d’autres restés orphelins. Mais dans ce flot-là, il y avait des choses que j’aimais vraiment, profondément. Des chansons qui disaient quelque chose de moi. Il fallait que je leur donne une place.
En parallèle, la vie n’a pas ralenti. Il y a eu la fin d’un mariage. Les premiers deuils dans ma famille. J’ai quarante ans maintenant. Et avec l’âge, les départs deviennent plus nombreux. Tout ça a nourri l’écriture. Il y a de la lumière dans ce disque, oui, mais aussi beaucoup d’intime, de douleur transformée. Je voulais être honnête. Le plus honnête possible. Et ce mélange de trop-plein et de vérité m’a mené droit dans un mur : un burn-out sévère, une forme d’anxiété diffuse mais constante, qui m’a tenu plusieurs mois. J’ai été bien entouré, bien suivi, mais ça a été dur. Et au fond, cette cassure a été un révélateur. L’album s’est construit à partir de ça.
J’ai tout revu, tout reconstruit. J’ai monté mon propre label, Yum Yum Records. J’ai rassemblé une équipe. J’ai travaillé sans relâche, dans l’ombre, pour mieux rebondir. Et cette fois, j’ai fait l’album que je voulais, sans compromis. Pas de single radio, pas de formatage, rien de ce que je ne suis plus. Juste des chansons. Certaines joyeuses, d’autres terriblement tristes, mais toutes vraies.
Je me suis aussi remis à écouter les disques que j’aimais vraiment. Les albums plus confidentiels de mes idoles — Paul McCartney, Leonard Cohen, Bowie, Nick Cave. Ceux qu’ils ont sortis à 40 ou 50 ans, à une époque où ils ne cherchaient plus à plaire, mais à être justes. Ces albums-là ont une maturité folle. Une liberté inimitable.
Quand t’as eu du succès jeune, comme moi à 20 ans, surtout à l’international, on te colle vite une étiquette. Et tout le monde autour de toi finit par vouloir que tu refasses le même disque, les mêmes succès. À force, ça devient étouffant. Ça a beaucoup joué dans mon burn-out. Je me suis senti mal entouré. Plus aligné.
Alors on a tout repris à zéro.
Il y a dans ce disque une forme de nudité inédite. Des chansons comme « Destruction », « Parallel Lines » ou « Good Night » ne se cachent derrière rien. Est-ce que tu as eu peur, à un moment, de te montrer aussi frontal ? Ou est-ce que ce degré de sincérité était devenu nécessaire, vital même ?
C’était en 2016 ou 2017, je ne me souviens plus très bien. À l’époque, j’avais sorti un troisième album très particulier, né d’un bouleversement intime : la naissance de mon premier fils, venu au monde avec une malformation cardiaque. J’avais enregistré ce disque à l’hôpital, presque en huis clos, comme un journal de bord. C’était un album-concept dur, cru, sans détour, écrit dans l’après-coup, pendant les soins, dans l’attente, la peur, l’amour. J’y chantais des mots très concrets, presque médicaux — « chirurgie », « médecin » — parce que c’était notre réalité. Et très vite, on m’a appelé pour me dire : « Tu ne peux pas chanter ça. »
Mais aujourd’hui encore, c’est exactement ce que j’ai voulu refaire : poser les mots justes, sans les adoucir.
Quand j’ai commencé à composer cet album, je n’étais pas bien. J’étais en chute libre, au creux du burn-out. À ce moment-là, j’ai envoyé quelques maquettes à mes proches, un peu comme on jette des bouteilles à la mer, parce que je ne savais plus comment demander de l’aide. Et certains m’ont rappelé, inquiets : « Est-ce que tu es sûr de vouloir te montrer aussi vulnérable ? » Cette réaction, je l’avais déjà connue. C’était exactement la même qu’à l’époque des débuts de Cocoon. Et cette fois encore, j’ai répondu sans hésiter : oui, bien sûr. Parce que dans le genre musical que je pratique, si ce n’est pas honnête, ça se voit tout de suite. Ça s’entend.
Et puis, cette fois, les retours ont été différents. On ne me dit pas forcément qu’on aime ou qu’on n’aime pas. On me dit : « C’est sincère. » Et peut-être que c’est ça, le plus beau compliment.
Je chante en anglais, ce qui peut sembler plus facile, plus doux, pour certains. C’est une langue mélodieuse, oui, mais je ne l’utilise pas pour me cacher. Je l’ai toujours respectée, j’ai beaucoup travaillé dessus, je la parle couramment. C’est la langue de mes références. Bob Dylan, par exemple — je n’ai pas la prétention d’arriver à sa cheville, mais je me suis souvent demandé : Comment font-ils ? Comment disent-ils autant avec si peu ?
Des journalistes me demandent parfois si je ne vais pas trop loin, si je n’en dis pas trop. Mais j’ai l’impression qu’on vit dans une époque qui invite justement à cette parole-là. Pourtant, quand j’écoute la pop actuelle, même en français, je suis frappé par la retenue. Il y a des chansons sur l’anxiété, oui, des textes un peu poétiques, mais ça reste très policé. Très lisse.
C’est pour ça que j’ai écrit Destruction comme l’une de mes chansons les plus directes, les plus explicites. C’est un aveu sans filtre, un constat d’impuissance face à la maladie mentale. J’ai grandi avec la foi, avec une forme de lumière en moi, mais j’ai été élevé par quelqu’un qui souffrait d’une pathologie psychiatrique lourde. Toute mon enfance, toute mon adolescence ont été traversées par ça — les séjours à l’hôpital, l’inquiétude permanente, l’incompréhension parfois. Ça m’a construit. Je ne crois pas que je ferais cette musique si je n’avais pas connu ça.
Bien sûr, les malades eux-mêmes sont en première ligne, mais on parle rarement de ceux qui les entourent. Et pourtant, leur réalité est souvent tout aussi violente. Dans presque toutes les familles autour de moi, quelqu’un est touché. Trouble anxieux, dépression, bipolarité, schizophrénie… Ça traverse toutes les strates, tous les milieux. Et les conséquences sont souvent catastrophiques.
On commence à peine à libérer cette parole. Récemment, j’ai entendu Nicolas Demorand évoquer publiquement la bipolarité d’un proche, et j’ai trouvé ça remarquable. Un autre animateur télé a expliqué avoir disparu de l’antenne pendant trois semaines, cloué au lit par une dépression que personne n’avait comprise sur le moment. Longtemps, ces sujets ont été presque exclusivement associés aux femmes. Mais les hommes aussi souffrent. Et aujourd’hui, ils commencent, lentement, à le dire. Les mélancoliques, les poètes, ceux qui ont longtemps été silencieux. Il était temps.
Avant Destruction, j’avais déjà cette envie de parler de ce que je ressentais : l’affection, la fierté, l’angoisse, cette sensation physique que tout s’effondre, que tu vas mourir sans que personne ne puisse t’en sortir. Quand on ne l’a pas vécu, c’est presque impossible à comprendre. Mais moi, je sais ce que c’est. Et aujourd’hui, je pense que notre époque est un peu plus prête à entendre ça.
Quand j’étais enfant, j’ai vu des proches s’effondrer sans jamais mettre de mots dessus. J’ai eu la chance, moi, d’être entouré, soutenu, soigné. Mais je sais que vingt ans plus tôt, j’aurais sombré autrement. Aujourd’hui, j’ai ce luxe immense : je peux chanter. Et chanter, c’est plus qu’une catharsis. C’est une forme de résistance, de libération. C’est une manière de reprendre le pouvoir. J’y crois profondément. J’ai toujours cru à l’art-thérapie.
Mais cette chanson-là, Destruction, elle parle d’un cas particulier. D’un proche, condamné.
Et chanter ça, ce n’est pas facile. Mais c’est nécessaire.

© Li Roda Gil
On sent dans What We Leave Behind une écriture presque documentaire : tu racontes des deuils, des dépressions, des séparations, mais toujours dans les détails les plus concrets – une pizza, une flûte, un chien. C’est en passant par les petites choses qu’on touche aux grandes ?
Oui, complètement. Goodnight parle de l’enterrement d’un proche que j’aimais profondément. C’est Surf que j’ai écrite en premier — une chanson sur le jour où il nous a annoncé qu’il était condamné. Il lui restait six mois. C’était son dernier été. Alors je l’ai observé tout l’été, dans ses gestes, dans sa manière de continuer à être là malgré tout. C’était bouleversant. Et puis, Goodnight, c’est l’après. C’est ce qu’il reste quand la lumière s’est éteinte, quand on range les choses, qu’on ferme la porte. J’avais besoin de poser ça. De le faire sortir.
Au début de Cocoon, je me cachais derrière des images, des métaphores. C’était plus confortable. Mais depuis trois ou quatre albums, j’essaie de dire les choses telles qu’elles sont. J’adore chercher le mot le plus dur à chanter, celui qui gratte, qui coince un peu. Parce que c’est là que ça vibre. J’aime m’ancrer dans le concret, dans des objets de tous les jours, dans ce que tout le monde connaît. Ça nous rassemble.Avec ce disque, je voulais revenir à l’essentiel. M’approcher de ce que des artistes comme Nick Cave ou Dylan ont su faire à leur manière. Cave, surtout, depuis Skeleton Tree et Ghosteen. Il a perdu deux enfants. Ce qu’il a traversé, il l’a transformé en une œuvre sublime. Il a trouvé de la beauté dans l’irréparable. Ça m’a profondément touché.
Tout ce que j’écoute, tout ce que je lis, ce sont souvent des choses sombres, déviantes, brisées. J’aime cette part trouble. Cette âme cabossée. C’est ce supplément d’humanité qui m’intéresse. Depuis petit, je suis fasciné par le noir et blanc, par l’inquiétude sourde, par des artistes comme Lovecraft, qui n’ont jamais eu peur d’emmener leurs récits dans des zones inquiétantes. J’ai toujours marché dans cette tension-là.
Tu as toujours été habité par un clair-obscur, entre folk lumineuse et mélancolie viscérale. Mais ici, quelque chose a basculé : la lumière ne vient plus comme un effet, mais comme une nécessité. Qu’est-ce qui t’a aidé à faire émerger cette lumière sans trahir la douleur ?
Oui, je crois que ça vient directement de ma voix, de ce que je dégage malgré moi. On me dit souvent que j’ai une voix "doudou", une voix couverture de survie. Et au fond, il y a un malentendu autour de Cocoon. Ça a toujours été très sombre dans les textes, très mélancolique. Mais la musique, elle, est lumineuse. Et ce contraste a parfois brouillé les pistes.J’ai même essayé, à certains moments, d’effacer cette lumière. De la gommer un peu. Mais je n’y arrive pas vraiment. C’est enfoui trop profondément. Même dans mes états les plus noirs, même en pleine dépression, j’arrive encore à rire, à trouver un angle drôle sur le monde. Et ça transparaît. Toujours.
J’ai aussi été beaucoup influencé par Miyazaki. Lui, il sait mêler les deux comme personne. Totoro, par exemple, est un film pour enfants, mais en arrière-plan, il y a la maladie, l’inquiétude, la peur. Il y a toujours une gravité en filigrane. Ce traitement des mères, cette douceur qui n’efface pas la douleur, ça me bouleverse.
Miyazaki, avec Dylan et Cave, c’est mon panthéon personnel. Et après avoir absorbé tout ça — tous ces films, tous ces disques — je me suis retrouvé face à ma guitare. À essayer de faire quelque chose qui m’appartienne. Pendant l’enregistrement de What We Leave Behind, je crois que je n’ai jamais autant consommé d’art. Je me suis pris des claques en série. J’ai redécouvert mon rapport à la production. J’ai ouvert de nouvelles portes dans mon studio, tenté des choses que je n’avais jamais osé. C’était libérateur.

© Li Roda Gil
Certains titres comme Nevermore ou Creation évoquent presque une forme de paix. Tu dis ne plus avoir peur de la mort. Est-ce que tu dirais que cet album t’a réconcilié avec le temps qui passe, avec ce qui se termine ?
Oui. Ça a longtemps été une terreur chez moi. Mais aujourd’hui, je suis apaisé. J’ai même développé une forme d’humour là-dessus.
Je crois que c’est une réaction naturelle quand on a connu plusieurs enterrements. À force, le cerveau désamorce. Il y a aussi une forme de soulagement, parfois, dans la fin de la maladie. C’est un sentiment que je ne connaissais pas avant.
Nevermore est une chanson dure, oui. Mais elle dit exactement ça : j’arrête d’avoir peur. Elle m’a pris dix ans. Dix ans à traîner cette angoisse, à tenter de la formuler. Destruction, elle, a au moins 25 ans. Elle était dans un vieux disque dur. Champion of the World, pareil — j’ai fait quarante versions. Certaines chansons doivent mûrir longtemps. Elles ont leur propre rythme.
Comment tu t’y es pris pour choisir ces chansons-là pour composer cet album ?
À la base, je voulais faire un double album. Un disque lumineux et un autre, plus sombre. Et finalement, j’ai gardé d’abord le côté dark. J’avais besoin de l’évacuer. De poser ça en premier. Le disque lumineux, je suis encore en train de le finir.
Mais celui-ci, je voulais qu’il marque mon retour. C’est un album que je porte très fort. Je n’avais pas reçu d’aussi bons retours depuis longtemps. Et ce que les gens sentent, je crois, c’est l’authenticité. C’est ce qui me rend le plus fier. C’est, sans doute, le disque le plus sincère que j’ai jamais fait.
Tu évoques des disques comme Nebraska, Blood on the Tracks ou Ghosteen, des œuvres d’artistes déjà reconnus qui trouvent une vérité plus nue, plus aiguisée. Te sens-tu aujourd’hui à ce carrefour-là, entre la maîtrise technique et la sincérité maximale ?
Complètement. Je suis en plein dedans. Ces disques-là, ce sont des albums de mi-temps, ceux que les artistes écrivent entre 30 et 40 ans, quand la technique est là, que l’inspiration continue, et que la sincérité ne peut plus être maquillée.
J’ai fait des albums très inspirés, mais mal maîtrisés. D’autres, très bien produits, mais moins habités. Celui-ci, pour la première fois, réunit tout. Ce n’est pas le "meilleur" au sens marketing du terme — c’est celui qui m’approche le plus de ce que je cherche depuis toujours.
Et au fond, j’ai toujours rêvé de faire ce disque-là : un disque sombre, sans compromis, qui traverse tout. Je l’ai fait. Je l’ai dans ma discographie. Peut-être que je n’en referai jamais un autre comme ça. Mais au moins, celui-là existe. Et j’en suis plus qu’heureux.
Est-ce que justement ce travail avec label ca t’a permis de revenir a Cocoon avec une lucidité nouvelle, avec un peu moins d’attente et plus de libertés ?
Oui, complètement.
Aujourd’hui, si quelqu’un s’avisait de me dire quoi faire, il serait dehors dans la minute. J’ai connu la fin des majors, les dérives absurdes, les décisions prises à l’aveugle par des gens déconnectés du réel. Honnêtement, c’est un soulagement que cette époque soit révolue.
Il y a eu, bien sûr, des directeurs artistiques brillants — des personnes qui ont su magnifier un album, le faire éclore. Mais la fin du système a été brutale, désordonnée. Désormais, les labels fonctionnent autrement : on prend des gens en extra, en mission. Et ça change tout. Parce qu’à présent, tu es libre. Vraiment libre. Mais cette liberté vient avec un prix : tout repose sur toi. Si tu échoues, c’est sur tes épaules. Mais si tu réussis, tu sais exactement d’où ça vient. C’est ta victoire.

© Li Roda Gil
Pour revenir un peu à l’album, dans Human Race, tu vas à l’essentiel, très peu de mots, beaucoup de poids. Est-ce que la simplicité est ce que tu recherches de plus en plus ? Est-ce qu’aujourd’hui, le défi, ce n’est plus d’en dire beaucoup, mais de dire juste ?
Oui. C’est quelque chose que j’ai compris grâce à Dylan.
Chez lui, une seule phrase peut concentrer ce que je mets parfois trois chansons à exprimer. C’est une écriture d’une densité folle. Et dans Human Race, je n’avais que très peu de syllabes à disposition. Chaque mot devait porter un poids, un sens, une émotion. Je voulais que tout résonne, sans rien en trop. Et j’en suis fier. C’est l’un de mes morceaux préférés de Cocoon — peut-être dans mon top 3.
Elle parle de cette sensation de chute libre, ce moment où tout semble s’écrouler. C’est pour ça qu’elle ouvre l’album. Parce que, pour moi, à ce moment-là, tout était fini. J’avais décidé d’arrêter. Et c’est la naissance de mon enfant qui a tout réactivé.
Elle donne cette impression de porte d’entrée, comme Spinning Song sur Ghosteen ou Plainsong sur Disintegration des Cure : une image synthétique, un seuil vers ce que l’album va déployer.
Carrément. J’ai beaucoup écouté The Cure ces derniers temps.
Je redécouvre à quel point ce groupe est essentiel pour moi — pas seulement Seventeen Seconds, mais Disintegration, Pornography… J’ai même racheté Wish récemment, que je trouve magnifique. Je crois que j’ai presque toute leur discographie maintenant, jusqu’à leur dernier album que je trouve exceptionnel.
Et il y a ce remix incroyable de Four Tet aussi. The Cure est un groupe immense, peut-être encore sous-estimé, en tout cas pas reconnu à la hauteur de leur noirceur, de leur poésie.
Je pense que, dans le fond, c’est le groupe qui ressemble le plus à Cocoon.
Tu parles beaucoup de ton fils, en filigrane. Est-ce que ce disque est aussi une façon de lui transmettre une part de toi ? Une mémoire émotionnelle ?
Oui. On est très liés, tous les deux. Il y a quelque chose de très fusionnel.
J’avais déjà fait un album entier sur lui, Welcome Home. Cette fois, je parle à la fois de lui, et de moi, en tant que fils. L’idée d’héritage, ce qu’on laisse, ce qu’on transmet… c’est sans doute la valeur la plus haute à mes yeux.
Aujourd’hui, tout ce que je fais, je le fais pour lui. Et ce disque, c’est un peu comme un polaroïd de moi à quarante ans. Un jour, il se demandera peut-être : « Qu’est-ce qu’il faisait, mon père, à cet âge-là ? » Et il aura ces chansons comme réponse.
Je n’ai jamais su faire de belles photos — c’est même un des trucs que j’ai complètement ratés dans ma vie. Mais je pense que je sais très bien capturer un moment de vie en musique. C’est mon langage.
Tu avais failli appeler l’album Creation. À la fin, tu as choisi What We Leave Behind. Est-ce que tu penses que la création elle-même est ce qu’on laisse derrière ? Une empreinte plus forte que les mots, que les gestes ?
Oui, sans aucun doute.
Dans la chanson Creation, je dis que j’ai fait le tour de beaucoup de choses — l’amour, les échecs, les chutes, les grands élans humains. J’ai exploré pas mal de terrains. Et j’espère que j’ai encore des tas de choses à vivre. Mais ce qui me nourrit profondément, ce qui me dépasse même, c’est l’acte de créer.
J’admire les créatifs plus que tout. Ceux qui font surgir quelque chose du vide. C’est presque de l’ordre du sacré. C’est ce qui nous distingue, quelque part.
Creation aurait pu être un très beau titre, oui. C’est d’ailleurs ma chanson préférée du disque. Mais What We Leave Behind, ça avait plus de sens. C’est un album tourné vers la transmission, vers ce qu’on dépose derrière soi — des chansons, des sensations, des images. Il m’a demandé beaucoup. Mais je crois que ça en valait la peine.
À ton avis, pourquoi penses-tu que tu fais de la musique ?
Pour me sauver la vie. Et parce que j’adore ça, tout simplement.
Mais c’est dur à expliquer. Composer, c’est une expérience totale, presque physique. C’est une forme d’élévation. Une lévitation douce. Un mélange de yoga, de méditation, d’adrénaline… Peut-être même une forme d’orgasme — mais pas corporel. Un plaisir plus diffus, plus spirituel.
La musique, pour moi, c’est une façon de digérer le monde. D’évacuer. Sans elle, je serais tombé malade. Ou devenu fou. Comme beaucoup d’artistes.
Et puis, il y a ce besoin de laisser une trace. Ça peut paraître un peu naïf, mais je trouve ça magnifique de savoir qu’un bout de moi restera quelque part. Que ceux qui m’ont connu, ou ceux qui viendront, pourront m’écouter. Me retrouver.
J’ai toujours été fasciné par cette idée : entendre la voix de quelqu’un qui n’est plus là. C’est de la magie. Une vraie magie. Et la musique, comme la radio d’ailleurs, a cette beauté-là : elle est impalpable. Tu ne peux pas la tenir, tu ne peux pas la figer. Elle te traverse. Elle vit entre toi et le silence. Elle est, par nature, insaisissable.
Et pourtant, elle reste. C’est pour ça que je continue.

© Li Roda Gil
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