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"Clean" : Johann Zarca, d’addictif à abstinent.

  • Photo du rédacteur: Victoire Boutron
    Victoire Boutron
  • 13 janv.
  • 20 min de lecture

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© Pauline Mugnier


« Je suis dépendant. » Ces mots, Johann Zarca les prononce chaque jour depuis cinq ans. Écrivain au style gonzo, il a longtemps mêlé sa vie à ses récits, vivant sans limite et consommant diverses substances. Mais le 28 août 2019 marque un tournant : il décide d’arrêter pour de bon. De ce combat personnel est né Clean, son onzième roman, une immersion brute et poignante dans les tourments de personnages marqués par l’addiction. Entre résilience et rechutes, l’écrivain brosse des portraits intenses d’âmes cabossées qui tentent de se reconstruire dans un Paris sombre et viscéral. Un récit au plus près de la réalité qui parle aussi de sa guérison entre survie, doutes et entraide. Comment se reconstruire sans les habitudes d’addict ? Retrouver une créativité affranchie des substances ? Et, surtout, qu’est-ce qui permet vraiment de briser les chaînes de l’addiction ? Rencontre avec un auteur en pleine renaissance. 


Culture is the new black (CNB) : De quelle humeur êtes-vous en ce moment ? Si vous deviez associer cette humeur à une chanson, laquelle ce serait ?


Johann Zarca : En ce moment, je suis un peu stressé par la promo de ce livre. Ce n’est jamais une période tranquille pour moi. La chanson qui reflète cet état d’esprit ? Forcément, ça serait ça : 



CNB : Revenons d’abord sur votre parcours... Pouvez-vous nous raconter les premiers moments où la drogue est entrée dans votre vie ? 


Johann Zarca : J’étais un adolescent perturbé, qui traînait avec d’autres gamins paumés comme moi. J’ai récemment recroisé deux d’entre eux : l’un est devenu SDF, l’autre a fait de la prison. À l’époque, on se cherchait. Et puis, j’ai eu très vite la transgression de la cigarette. J’avais 13 ans, je faisais ma crise d’ado. Autour de moi, ces mecs ont commencé à fumer du shit et j’ai fumé avec eux. J’ai tout de suite adoré. Je m’en souviens encore : j’avais 14 ans et j’ai tout de suite aimé le goût. Mais ce plaisir s’est rapidement transformé en obsession. Comme avec la cigarette. D’ailleurs, j’en parle dans le livre, mais l’un des symptômes de l’addiction, c’est l’obsession. J’ai toujours été très obsessionnel sur les consommations, comme si c’était des histoires d’amours. J’y pensais tout le temps, ça prenait beaucoup de place dans ma tête. 


CNB : C’est à partir de ce moment-là que l’obsession tourne à l’addiction ? 


Johann Zarca : Oui et c’est pour ça que ça m’a fait énormément de bien de me retrouver dans les groupes d’entraide dont je parle dans le livre. On parle beaucoup de maladie et ça casse le truc de “manque de volonté”. Non, je ne manque pas de volonté. Le fait est que je me dépasse assez souvent et dans plusieurs domaines mais, là, je me sentais vraiment impuissant face à ça. C’est un peu comme ces histoires de tueurs en série qui entendent une voix qui leur dise de tuer pour se soulager. Moi, j’avais en permanence le produit en tête et la seule manière de me soulager, c’était d’aller me défoncer. C’était de l’ordre de la compulsion, j’y pensais tout le temps. Le combat était perdu d’avance. 


CNB : Le 28 août 2019, vous décidez de tout arrêter… Que s’est-il passé ? 


Johann Zarca : Avant cette date-là, je commençais à complètement dérailler. J’entendais des voix, je me sentais observé… Je tombais dans la paranoïa. J’ai fait une deuxième overdose, je me suis retrouvé à l’hôpital, et tout ça en l’espace d’un mois. Je ne voulais plus voir personne, je voulais juste rester chez moi à me défoncer. Puis, il y a eu un pote que j’ai suivi dans un groupe d’entraide. Ce mec, c’est un ancien toxicomane qui a arrêté depuis plus de 20 ans. Pendant tout le mois d’août, je me suis défoncé avec l’idée d’aller dans un de ces groupes avec lui, à la fin du mois. Le 28 août 2019, j’ai arrêté et je l’ai suivi. Il m’a emmené dans une salle où plusieurs anciens toxicomanes se retrouvent en cercle pour dialoguer. Ils parlaient d’une histoire qui ressemblait à la mienne. À ce moment-là, j’ai compris que c’était possible d’arrêter, même pour des gens qui s’étaient défoncés à fond et qui ne pensaient qu’à ça. J’ai vécu ma première journée abstinente le 29 août, “juste pour aujourd’hui” – comme on dit dans les groupes, “juste pour aujourd’hui et on verra demain”. J’ai continué à me dire ça : “juste pour aujourd’hui, je ne consomme pas”, en fréquentant ces groupes jusqu’à ce que l’obsession disparaisse, assez rapidement. Depuis, cela fait 5 ans et 6 mois que je n’ai pas consommé. Pas même une goutte d’alcool. Rien.


CNB : Dans Clean, vous expliquez que le plus dur n’est pas d’arrêter de consommer mais “de vivre abstinent”... Que voulez-vous dire ? 


Johann Zarca : Quand tu te défonces, tu étouffes plein de choses. Je vais faire un parallèle : notre génération est à fond sur les smartphones. Imagine, un jour, qu’on se retrouve sans smartphone. Tu imagines tout l’ennui qui pourrait en ressortir ? C’est pareil avec la came. Je ne m’ennuyais jamais parce que j’étais constamment défoncé. Et puis, d’un coup, j’ai commencé à m’ennuyer. Il y a aussi toutes les émotions que j’avais refoulées. Par exemple, je parle souvent de la tristesse. J’ai assisté à des enterrements, mais toujours défoncé, donc je n’ai jamais vraiment vécu de deuil. Une fois que je me suis retrouvé “clean”, tout ça est remonté à la surface. J’ai aussi dû affronter des anxiétés sociales, professionnelles et artistiques. En fait, on se défonce pour étouffer des émotions. Par exemple, je consommais pas mal d’amphétamines. Quand tu écris sous amphétamines et cocaïne, tu te sens comme un dieu. Je me sentais invincible en écrivant. Mais une fois que j’ai arrêté, je me suis retrouvé à écrire des bouquins avec des doutes, comme tous les romanciers. Ces doutes sont normaux, mais je les avais toujours étouffés. Ce qui est difficile, c’est de vivre avec toutes ces émotions refoulées qui remontent aujourd’hui. Je suis passé de l’adolescence à l’âge adulte sans vraiment ressentir grand-chose. Et d’un coup, je me mets à ressentir tout ce que j’aurais dû vivre avant. C’est dur.


CNB : Ces émotions, elles sont aussi à l’origine de votre dépendance que vous décrivez ainsi : “Je ne comprends pas bien mes émotions, j’ai du mal à savoir qui je suis alors je m’invente un personnage et je m’enferme dedans, je me cache derrière des masques pour me protéger de l’intimité et pour éviter de me montrer tel que je suis”... Qu’est-ce que vous cachiez derrière ces masques ? `


Johann Zarca : De la honte, et quelque chose qui relevait d’un manque d’estime de soi. Je ne me sentais pas vraiment à ma place. Depuis que je suis clean, je lis beaucoup de philosophie, car je me suis retrouvé clean, mais sans réel sens à ma vie. On m’a posé là, et je me suis senti perdu dans ce monde. Je cachais qui j’étais, sans trop savoir pourquoi, mais en grande partie à cause de la honte. J’ai aussi remarqué, dans les groupes de parole, que cette honte revient constamment. Elle est souvent accompagnée de culpabilité. Tout cela vient du fait qu’on ne se connaît pas vraiment. On ne comprend pas ses émotions, on se défonce, et on finit par ne plus être aligné avec soi-même.


CNB : A l’inverse, vous expliquez que : “Quand on arrête de consommer, on perd un temps son identité.” Qu’est-ce que vous voulez dire ? 


Johann Zarca : Imagine : je suis le mec de l’underground, j’ai écrit Panam Underground, tous mes potes se défoncent, je me définis comme un toxico, et soudain, je perds tout ça. Du jour au lendemain, tu perds 95 % des gens qui t’entourent, et tout ce qui donnait un sens à ta vie – se défoncer – disparaît. Ça laisse un vide énorme, tu perds une partie de ton identité. C’est pour ça que j’ai mis un an avant de pouvoir réécrire. Écrire pour quoi ? Pour qui ? À une bien moindre échelle, prenons l’exemple des parents endeuillés. Être parent est leur identité, mais soudain, ils ne le sont plus. Au-delà de la tristesse, ils se retrouvent sans repères, sans statut. Si l’on te retire ce qui était essentiel pour toi et ce autour de quoi tournait ton identité, tu te retrouves sans sécurité, sans ancrage.


CNB : Comment avez-vous réussi à vous réinventer ? 


Johann Zarca : Grâce aux groupes, mais ça a pris du temps. Aujourd’hui, je suis abstinent, mais il m’a fallu cinq ans pour en arriver là. Ça ne fonctionne que si tu es entouré par un groupe. Tout seul, tu perds ton identité. Le groupe te redonne une identité. Je me perçois maintenant comme quelqu’un qui essaie d’avancer, de se reconstruire, et qui cherche même une croissance et une expansion. Mes problématiques, mes enjeux, mes centres d’intérêt, et mes relations sociales ne sont plus les mêmes. Je ne suis plus la même personne qu’il y a cinq ans. J’ai appuyé sur l’accélérateur. 


CNB : Le livre raconte aussi le moment où vous avez décidé de vous faire accompagner par Lucy, une ancienne héroïnomane devenue thérapeute. Pourquoi avoir choisi de se tourner vers une ancienne consommatrice ? 


Johann Zarca : Je l’aide en même temps. C’est presque du donnant-donnant. Le fait qu’elle soit thérapeute lui permet d’accéder à des choses plus profondes, mais à la base, je voulais parler à quelqu’un qui connaît ça, comme moi. C’est une question d’égalité. Je ne voulais pas voir un médecin ou quelqu’un qui allait me prescrire des cachets sans vraiment comprendre ce que je traverse. Elle, elle connaît le sujet par cœur. Quand j’ai rencontré des addictologues, j’ai vécu des situations aberrantes d’incompréhension. Je ne mets pas tous les addictologues dans le même panier, mais c’est quand même beaucoup plus simple de parler avec une personne qui vit la même chose que toi, qui est encore addict, mais sans consommer. J’ai besoin de me confier à quelqu’un qui comprend la psychologie et qui pense comme moi.


CNB : Le personnage de Lucy m'a fait penser à l'écrivaine Sarah Chiche, qui évoque sa dépression dans Saturne, paru en 2022. Elle est écrivaine mais aussi psychologue et elle décrit son métier comme une immersion dans « la couleur secrète du monde et le plus obscur de la détresse humaine », et souligne qu’« une solitude comprise devient parfois enfin supportable » (p.4, Saturne)... On pourrait se dire que d’écouter la détresse des autres, au contraire, ça alourdit la sienne… En quoi est-ce qu’au contraire, ça l’allège ? 


Johann Zarca : Quel que soit le problème – et ce n’est pas uniquement lié à la dépendance – si tu ne parles pas de tes soucis, tu finis par te convaincre que c’est le monde qui est contre toi. Ce n’est pas la même chose quand tu te rends compte que ta problématique fait partie de la condition humaine. En théorie, je sais qu’il existe d’autres personnes qui se défoncent, mais ce n’est pas pareil de le partager et d’entendre des gens dans le même cas. Ça banalise ce que je ressens et ça replace tout dans une humanité qui me permet de penser que c’est normal de souffrir comme tout le monde. Ce que tu traverses, ce n’est pas agréable, mais c’est normal. Cela évite d’ajouter à la souffrance le poids de la solitude. 

Le fait d’être compris te ramène à la condition humaine, car sinon, le pire, c’est de croire qu’on est seul à vivre ça et que personne ne nous comprend. Prenons un exemple : depuis que je suis clean, je ressens beaucoup d’angoisses liées à la mort. Je prends conscience de ma finitude, et ça me donne envie de vomir. Mais quand j’y repense, je regarde les gens autour de moi, dans les transports par exemple, et je me dis qu’eux aussi sont mortels et traversent les mêmes galères que moi. Cette pensée m’aide à aller mieux. Elle me permet de me dire que ce n’est pas le monde qui est contre moi, que c’est normal, et que tout le monde traverse ce genre de choses. C’est pareil pour l’addiction. Quand on est 50 à partager les mêmes angoisses, ça banalise, ça humanise, et surtout, ça empêche de se sentir seul.


CNB : Lucy va aller plus loin et va se lancer dans une autre quête : celle de la méditation. Finalement, au fil du récit, il s’avère que cette pratique devient une obsession et un moyen de compenser la perte de son fils. La compensation fait-elle intrinsèquement partie du processus de guérison ?


Johann Zarca : Elle a manqué de vigilance, car la guérison, c’est justement de rester attentif à ces mécanismes. Elle est tombée dans une obsession complète et a refusé de ressentir des émotions qu’elle aurait sans doute dû verbaliser, malgré son statut de thérapeute. Elle s’est laissée piéger comme les autres. Des thérapeutes anciens toxicomanes, j’en connais beaucoup, il y en a plein dans les groupes d’entraide. Eux aussi se font avoir par des obsessions. Ils ne sont pas au-dessus de tout cela. Le processus de guérison implique de verbaliser constamment ses émotions, pour éviter de se perdre dans des illusions ou de se croire capable de devenir un "chamane" qui va transcender la souffrance humaine. C’est exactement ce qui est arrivé à Lucy. Pour masquer sa tristesse et ses peurs, elle s’est convaincue qu’elle allait devenir une sage.


CNB : Vous pratiquez vous-même la méditation, non pour compenser mais en raison de votre "besoin de spiritualité". Qu'apporte la spiritualité à votre vie, et qu'est-ce qu'elle nourrit en vous ? 


Johann Zarca : Le principe de l’addiction, c’est de chercher des échappatoires : la drogue, le sexe, la nourriture, l’argent, les écrans… Le processus de guérison, lui, consiste à renforcer son intériorité pour ne plus ressentir ce besoin d’aller chercher ailleurs. Je ne suis pas croyant ni pratiquant d’une religion, mais ma spiritualité est centrée sur le lien. C’est une spiritualité laïque. Ceux qui m’inspirent, ce sont les philosophes. Tous les philosophes de l’histoire de la philosophie arrivent à me convaincre. Je considère que la philosophie est une forme de spiritualité laïque, et elle contribue à renforcer mon intériorité. Grâce à cela, j’ai moins besoin de chercher des réponses dans la came.


CNB : C’est une spiritualité assez élitiste qui n’est pas donnée à tout le monde… Il faut avoir quand même une certaine connaissance… 


Johann Zarca : Bien sûr ! Je fais ça de manière quotidienne et les groupes d’entraide sont une grande école pour ça. 


CNB : Est-ce qu’il y a un philosophe en particulier qui vous a aidé ? 


Johann Zarca : En philosophie, les textes sont hyper compliqués et vaut mieux faire des études pour les comprendre. Moi, je lis plutôt des ouvrages de vulgarisation ou des commentaires de textes. Je pense aux pessimistes comme Schopenhauer, je pense aussi aux grecs comme Épicure ou encore à Spinoza… Mais celui qui me touche le plus, spontanément, c’est Montaigne. 


CNB : Chacun des personnages lutte avec une forme différente d'addiction ou de traumatisme. Et je pense à ce personnage de Redouane, ancien du grand banditisme qui lutte contre une addiction à l'argent, à la violence et au sexe. Pourquoi inclure une addiction non liée à des substances dans ce tableau de la dépendance ?


Johann Zarca : Mon livre s’appelle Clean et c’est un livre sur la dépendance. Dans la dépendance, c’est un mode de vie addict. Tous les personnages sont addicts. L’un est addict aux jeux d’argent, l’autre à la méditation, l’autre encore se retrouve à mater des films de cul en bouffant un mcdo alors que sa femme est enceinte… Donc il n’y a pas que Redouane. Ils sont tous comme ça parce que c’est la vie des dépendants abstinents. Ce sont des gens qui, de toute façon, sont addicts.


CNB : Redouane représente l’ancien voyou qu’on n’aurait jamais imaginé en quête de rédemption, notamment aux yeux de Zisko, un jeune de banlieue sur lequel il aura un impact profond. Quels enjeux se cachent derrière la relation entre ces deux personnages ?


Johann Zarca :  C’est un peu mon histoire et celle de beaucoup de dépendants. Qu’est-ce qui pousse quelqu’un à arrêter ? C’est souvent le fait de voir quelqu’un d’encore plus atteint que soi réussir à s’en sortir. C’est toujours comme ça. Pour moi, la personne qui m’a transmis ce message – je l’ai mentionné tout à l’heure – c’est le romancier Julien Gangnet. Cela fait vingt ans qu’il est dans l’abstinence, et il m’a raconté son passé avec l’héroïne. Ce mec avait une histoire encore plus lourde que la mienne, et pourtant, il a réussi à arrêter. La relation entre Redouane et Zisko dans Clean, c’est ça. Redouane est une figure légendaire de Stalingrad, un mec complètement fou, connu pour sa violence et son addiction au crack. Il est devenu une légende à force de descendre aussi bas. Zisko entend parler de cette légende, puis voit Redouane devenu clean. À partir de ce moment-là, il se dit que tout est possible.


CNB : À travers Clean, quels préjugés sur les personnes en lutte contre une addiction avez-vous voulu déconstruire ?


Johann Zarca : Le premier préjugé que je voulais déconstruire, c’est l’idée qu’arrêter de consommer signifie que la vie devient forcément belle. Ce n’est pas le cas. J’ai l’impression que, dans l’inconscient collectif, c’est un peu ce qu’on croit. On se dit : “C’est un ancien toxicomane, il s’en est sorti.” Mais en réalité, non, tu ne t’en sors pas complètement. Tu continues à vivre avec des addictions. Tu as consommé parce que tu étais blessé et le bordel va continuer. Je voulais aussi montrer que cela ne concerne pas uniquement des junkies de rue ou des clochards en phase terminale. Et surtout, que ce n’est pas juste un problème de drogue, mais un problème de personnalité. Ce sont des addicts. Si tu leur retires la drogue, ils trouvent autre chose et continuent de dérailler dans d’autres domaines.


CNB : Avez-vous encore des addictions aujourd’hui ? 


Johann Zarca : Oui ! En ce moment par exemple, je suis en promo et je passe des heures sur les réseaux sociaux à décortiquer tout ce qui est dit sur moi. Ça c’est un comportement addictif. Je passe beaucoup trop de temps là-dessus alors que je ne devrais pas. Dernièrement, je me suis retrouvé à obséder sur les maladies, je ne sais pas pourquoi. Je me lavais les mains 40 fois en une journée au point d’avoir les mains en lambeaux. Je peux aussi me goinfrer comme un dingue sur un pic d’émotions… Ce sont des comportements hypers compulsifs. 


CNB : Vous écrivez : “Lutter contre la dépendance est une course de fond, à l’heure où le monde moderne favorise l’immédiateté et l’intensité.” Comment parvient-on à cultiver cette patience ? 


Johann Zarca : D’abord, je pense qu’il faut accepter que c’est normal d’avoir des addictions. Tout le monde en a, à des degrés différents. L’essentiel, c’est de travailler sur soi pour renforcer son intériorité. Cela passe souvent par les liens avec les autres, mais aussi par des pratiques comme la méditation, le contact avec la nature, la philosophie… Tout ce qui s’inscrit dans une quête de sens. Je pense aussi que le bénévolat peut être très bénéfique. Tout ce qui permet de renforcer ses valeurs et de construire une identité solide aide à ne pas chercher des réponses dans la came ou l’alcool. 


CNB : Dans une société où l’alcool et les autres consommations sont souvent associés à la fête et à la convivialité, le choix d’arrêter peut rapidement être perçu comme un signe de manque de légèreté. De quoi est-ce le symbole selon vous ? 


Johann Zarca : Indépendamment de l’alcool et de la drogue, ça marche avec tout parce qu’on est dans une société de consommation. Ça marche aussi avec les smartphones, avec le sucre… La société favorise l’addiction. 


CNB : C’est ce qui favorise parfois des rechutes, dont est victime l’un de vos personnages, Jules. Sans rien dévoiler, vous allez lui rendre visite à l'hôpital et lui apporter Cher Connard de Virginie Despentes. Pourquoi ce choix ? 


Johann Zarca : Dans ce livre, elle parle beaucoup des Narcotiques Anonymes, et il peut offrir un véritable soutien. De la même manière, j’espère que mon livre pourra en aider certains à se sentir moins seuls. Je pense que les films et les romans peuvent avoir un impact important. Par exemple, quand j’ai découvert la série Euphoria, qui parle aussi des Narcotiques Anonymes, ça m’a fait beaucoup de bien. C’est une question d’identité : se sentir appartenir à un groupe est profondément sécurisant.


CNB : Virginie Despente parle des cercles de parole et d’entraide et elle écrit : "Se retrouver dans une salle où tout le monde vient pour avouer qu'il est au plus bas, c'est trouver une humanité qu'on avait perdue."... Qu’est-ce que ça vous évoque ? 


Johann Zarca : Si tu souffres seul, tu as en plus l’impression de ne pas appartenir à l’humanité. Mais si tu souffres à plusieurs, cela montre que ta souffrance est normale et qu’elle fait partie de la condition humaine. C’est une idée très philosophique, mais c’est exactement ça.C’est pour cette raison que j’apprécie Montaigne : pour lui, la souffrance est une composante essentielle de l’humanité. Ce n’est pas comme les stoïciens, qui prônent l’idée de ne rien ressentir et de se placer au-dessus de la souffrance. Moi, je suis un être humain, et j’ai des souffrances. Prendre conscience de ce "package" fait partie de ce qui te permet d’aimer la vie. Tu ne la subis plus, tu l’acceptes telle qu’elle est. Le psychiatre Irvin Yalom, qui animait des groupes de parole pour des personnes en fin de vie, disait que rien n’était plus puissant pour elles que ces groupes. Pourquoi ? Parce qu’ils leur montraient que ce qu’ils traversaient était normal et faisait partie de la vie. Avec la came, c’est un peu pareil. Je ne suis pas seul à être défoncé, à avoir des angoisses et des peurs. On est plusieurs à traverser ça, c’est normal, et je signe ! 


CNB : Virginie Despente parle aussi du sujet de l’addiction non pas comme un simple vice ou une faiblesse morale, mais comme une façon de fuir ou d’atténuer une douleur plus profonde. Elle écrit : "C'est se noyer pour ne pas brûler”... Qu’est-ce qu’elle vous évoque cette phrase ? 


Johann Zarca : C’est tout le paradoxe. C’est parce qu’on a des angoisses de mort qu’on se tue à petit feu. L’addiction, c’est vouloir se sentir tout puissant et diminuer sa force vitale pour y parvenir.


CNB : Vous affirmez que “Sans les autres, c’est clair et net, je suis mort.”... On sait à quel point les addictions renferment et à quel point il faut du courage pour sortir de cette solitude et réussir à verbaliser son mal-être… Comment est-ce qu’on y parvient ? A quoi ça tient ? 


Johann Zarca : Ça tient beaucoup au hasard et au bon timing. Il faut que ça soit au bon moment, c’est-à-dire quand je suis disposé à écouter et non à me rebeller. Il faut aussi qu’on fasse le travail de notre côté car on n’est pas encore très nombreux à faire ces groupes de paroles. Aux États-Unis, quelqu’un qui consomme de la came connaît généralement les Narcotiques Anonymes, et s’il rencontre un problème, il s’y rend directement. En France, on n’a pas cette culture. Une personne qui a un problème de came est souvent perdue et finit par consulter un addictologue, qui lui prescrit des médicaments. Il est essentiel d’informer et de parler des groupes de parole. Cela dépend autant de nous que de la société dans son ensemble.


CNB : Dans Clean, le mot “vide” est partout présent.... Quel vide s’agissait-il de combler ? 


Johann Zarca : Le vide, c’est ce qui te manque pour te sentir bien, et c’est pour ça qu’on cherche à le combler par toutes sortes de choses. Quand je parlais à Julien Gangnet de mon incapacité à m’en sortir, je lui disais que c’était comme un puits sans fond. Il m’a répondu : “C’est le tonneau des Danaïdes.” Et il avait raison. Je ne me sentais jamais rassasié, j’en voulais toujours plus. Dans tous les domaines. L’ennui, en particulier, m’attaque de plein fouet. Un jour, j’ai entendu une dépendante dire : “Je préfère le chaos au vide.” Et c’est tellement vrai. J’ai remarqué que dès qu’il y a de l’ennui ou un ralentissement, je cherche la merde : je vais me goinfrer ou faire chier les autres. Le vide, c’est quelque chose que tu veux apaiser en permanence alors que tu ne le seras jamais. 


CNB : Comment avez-vous appris à composer avec ces pensées et avec ce vide, sans pour autant compenser ? 


Johann Zarca : Avec le groupe et en prenant soin de moi. Il n’y a pas de solution miracle, c’est vraiment une course de fond. Il n’y a pas de recette si ce n’est de s’occuper de soi et de ce qui est essentiel : ses proches, ses potes… Tout ce qui va pouvoir faire en sorte que je prenne de l’assurance. 


CNB : Vous écrivez “La parole est mon médicament”... p.107… Et l’écriture, quel médicament est-ce que ça a été pendant toutes ces années et encore aujourd’hui ? 


Johann Zarca : Tiens, c’est marrant que je ne l’ai pas cité mais évidemment, une des manières de muscler son intériorité, c’est l’art. C’est essentiel ! 


CNB : La littérature a souvent sublimé l'addiction, de Bukowski à Baudelaire. Comment expliquez-vous cette fascination des écrivains (et des lecteurs) pour ce sujet ? 


Johann Zarca : Les artistes ont souvent du mal à vivre la vie telle qu’elle est, ce qui les pousse naturellement vers l’illusion. La fiction, comme la drogue, leur offre cette échappatoire. Pour les lecteurs, je pense que c’est davantage une forme de voyeurisme : c’est l’occasion d’accéder à un monde caché.


CNB : En tant que romancier devenu “clean”, vous dites que votre rapport au travail  “a complètement changé.” p. 35... Qu’est-ce qui a changé ?


Johann Zarca : J’étouffais beaucoup mes doutes et je me moquais des mecs qui parlaient d’angoisse de la page blanche, parce que, pour moi, c’était un cliché. Je n’avais jamais connu ce problème. Quant aux doutes, je n’en avais pas non plus, parce que j’écrivais en étant défoncé. Mais aujourd’hui, je dois vivre avec ces doutes, et ça influence ma manière de travailler. Je dois être plus patient, m’arrêter quand je n’ai pas envie d’écrire, me poser, réfléchir, et prendre plus de temps. Je suis aussi devenu beaucoup plus ritualisé : j’écris tous les matins, 365 jours par an. Avant, je me défonçais et j’écrivais un livre en deux ou trois semaines. C’était rapide, mais souvent brouillon. Maintenant, je prends davantage mon temps, et j’écris avec plus de réflexion et d’attention portée à mes doutes.


CNB : Est-ce que vous ressentez un changement concret dans votre écriture ? 


Johann Zarca : Avant, c’était très brouillon ! Je réalise aussi qu’il y avait des émotions auxquelles je n’avais pas accès, et donc que tu ne retrouveras pas dans mes précédents romans, mais qui seront présentes dans mes prochains. Je pense, par exemple, à la tristesse… Pour Clean, on m’a souvent dit que mes personnages étaient touchants, ce qu’on ne m’avait presque jamais dit pour mes livres précédents.


CNB : Vous vous demandez même ce que vous allez pouvoir écrire, vous qui avez toujours écrit sur les marges et la drogue. Comment on se réinvente en tant qu’écrivain alors même qu’on a connu le succès grâce à ces sujets d’écriture ? 


Johann Zarca : Je pense que c’est beaucoup plus intéressant comme ça ! Si j’avais continué à consommer, les lecteurs auraient fini par avoir quinze Panam Underground ou dix Chems. Évidemment, il y a un risque. Je ne peux pas m’empêcher de penser à mes premiers lecteurs, qui, forcément, seront déçus. Mais je ne peux pas continuer à écrire uniquement pour eux, ça n’a aucun sens. Je change, et mon écriture, si elle est honnête, doit évoluer au même rythme que moi. J’ai toujours le même goût pour l’écriture, donc de ce côté-là, il n’y a pas de problème, mais mon écriture change avec moi.


CNB : Et donc les sujets avec… 


Johann Zarca : Oui, et en même temps, pas tant que ça. En ce moment, par exemple, je travaille sur un scénario que je vais adapter en roman, et ça se déroule dans les milieux du crack. On en revient. Entre-temps, je travaille aussi sur d’autres romans, qui ne sont pas encore publiés, et qui explorent des thématiques complètement différentes. Je reviens à mes premiers amours, comme Le Boss de Boulogne ou Panam Underground, mais forcément, ce sera écrit différemment, avec de nouvelles approches et d’autres thématiques vont entrer en jeu.


CNB : Est-ce qu’écrire sur la dépendance tout en étant abstinent a une saveur particulière ? Y a-t-il une forme de distance ou, au contraire, une lucidité nouvelle ?


Johann Zarca : Quand j’ai commencé à l’écrire, ça devait faire deux ou trois ans que j’étais abstinent. A l’époque, je me demandais si j’en connaissais assez pour me permettre de parler de ça. Là, je commence à voir que c’est ok. Ce n’est pas un syndrome de l’imposteur mais c’est plus de l’ordre de la crédibilité. 


CNB : Aujourd’hui, comment est-ce que vous jugez votre rétablissement ?  


Johann Zarca : Je me dis que c’est passé super vite, qu’il s’est passé plein de choses et que c’est un parcours du combattant. Souvent, on se rend compte de nos expériences à posteriori. Quand j’étais addict, je ne me disais pas que j’étais en souffrance. Je me disais juste que j’étais à l’hopital parce que j’avais fait de la merde, tout en me disant que ça allait. Après coup, je me dis que j’ai fait n’importe quoi et que je me suis fait beaucoup de mal. Après, la guérison, c’est très dur aussi ! Tu verbalises tout le temps, tu te surpasses, tu découvre des émotions, tu es toujours en train de poser des actions pour aller mieux… C’est un truc de fou ! 


CNB : Avez-vous un message pour vos lecteurs ? 


Johann Zarca : Quand on n’est pas abstinent, dans 100% des cas, on se dit que si on le devient, on va avoir une vie de merde. Or, ce n’est jamais ce qu’il advient. C’est très différent mais c’est jamais moins bien. Tu peux t’épanouir dans l’abstinence. C’est un mode de vie dans lequel tu te sens très libre. Avant d’être abstinent, mes angoisses étaient de me dire que si je le devenais, je n’allais plus pouvoir m’amuser, écrire, baiser… J’avais même peur de ne plus pouvoir regarder des films car j’étais habitué à fumer des bédos devant pour ne pas me faire chier. Comme je consommais sur tout, j’avais peur que ma vie devienne de la merde. Or, c’est jamais ce qu’on s’imagine. Le message c’est ça : être abstinent, ça peut vraiment être la promesse d’une vie épanouissante ! 


CNB : L’addiction, c’est vouloir se sentir tout puissant et diminuer sa force vitale pour y parvenir.


Johann Zarca : Quand on n’est pas abstinent, dans 100% des cas, on se dit que si on le devient, on va avoir une vie de merde. Or, ce n’est jamais ce qu’il advient. C’est très différent mais c’est jamais moins bien. Tu peux t’épanouir dans l’abstinence. C’est un mode de vie dans lequel tu te sens très libre ! 


© Pauline Mugnier


Clean de Johann Zarca est publié aux Éditions de la Goutte d'Or.

 
 
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