"6 avenue Georges V" de Thomas B. Reverdy : “Le retour chez soi est aussi un retour sur soi”
- Victoire Boutron
- 27 janv.
- 19 min de lecture
Dernière mise à jour : 8 avr.

©Pauline Mugnier
Avec sa nouvelle collection, les éditions Flammarion invitent des écrivains à revisiter un lieu qui a marqué leur enfance ou leur adolescence. Retour chez soi offre ainsi à Thomas B. Reverdy l’opportunité de passer 24 heures dans le studio où sa mère dansait, situé au 6 avenue Georges V. Entre souvenirs, coïncidences et justaucorps, l’auteur replonge dans un Paris des années 50, vibrant d'une culture foisonnante. À travers cette expérience sensorielle, Thomas B. Reverdy dialogue avec la mémoire de sa mère disparue, se confrontant à ses propres questions sur la beauté et l’amour, et s'autorisant un nouveau souffle de vie et de sentiment. Un retour qui le traverse de tout son corps et de tout son coeur et qu’il nous raconte avec une profonde sensibilité.
Culture is the New Black : De quelle humeur êtes-vous et si vous deviez choisir une chanson qui caractérise cette humeur, laquelle choisiriez-vous ?
Thomas B. Reverdy : En ce moment, je suis plutôt d’humeur joyeuse ! Il y a une chanson française qui me tient beaucoup à cœur et qui est très joyeuse. Elle date d’il y a longtemps : Je veux du soleil d’Au P’tit Bonheur. C’est une chanson un peu tzigane dont l’idée est de retrouver l’enfance et la joie qui s’attache à l’enfance.
CNB : Le 23 février 2024, vous retournez sur le lieu de votre enfance, qui n’est ni une maison, ni un appartement, mais un studio de danse situé dans le 8e arrondissement… Pourquoi ce lieu ?
Thomas B. Reverdy : Nous avons mis un certain temps à le trouver. Initialement, il s'agissait d'une commande, car il fait partie d'une collection récemment lancée chez Flammarion, dont le premier volume est celui de Mazarine Pingeot, paru à l'automne dernier. Dans ce livre, elle revient sur le Quai Branly, où elle a été cachée avec sa mère pendant les années où son père était président de la République. L'idée de cette collection est de revenir dans un lieu où l'on a vécu, mais où l'on n'a pas eu l'occasion d'y retourner depuis longtemps, ce qui provoque un choc au moment du retour.
Amélie Cordonnier, qui s'occupe de cette collection (ndlr : avec Stéphanie Kalfon), contacte les nouveaux propriétaires ou locataires, les convainc de la pertinence du projet et obtient les clés pour 24 heures. Le jour J, on y retourne seul, avec son corps d’aujourd’hui, son passé et son histoire. C’est un choc sensoriel, car on ne reconnaît rien tout en reconnaissant tout. On reconnaît avec son corps : grâce aux odeurs, aux objets que l'on touche… On s’assoit à l’endroit où l’on s’asseyait enfant et, brutalement, on a de nouveau 6 ans. C’est une expérience intime et frappante, qui lie l'écriture à quelque chose d’existentiel.
Moi qui écris des romans depuis 20 ans, je peux décider de faire mourir un personnage à la page 72. Ici, l'investissement émotionnel est différent. C’était la première fois que je renouais avec la première personne. C’était une vraie aventure.
Le studio de danse a été choisi pour son originalité. Il ne s’agissait pas de "retourner chez maman", sinon tout le monde aurait écrit le même livre. Il fallait trouver un lieu à la fois personnel et porteur d’une histoire. Ce studio existe toujours. À l'époque, il appartenait à Solange Golivine, une figure notable de la danse classique des années 60-70. Ma mère, passionnée de danse classique, y a toujours dansé.
Par la force des choses, j’y suis allé souvent car elle m’emmenait avec elle. Je m'asseyais sur les marches et j'observais. Je ne comprenais pas ce qu’il se passait avec ces femmes en justaucorps, mais j’étais avec ma mère et j’étais bien.
À 17 ans, quand j'ai commencé mes études, j'ai vécu dans une chambre de bonne située au-dessus du studio. Ce lieu servait à loger des danseurs préparant des concours internationaux, venus ici pour recevoir les conseils de Solange. À un moment donné, le studio était vide. Solange a donc proposé à ma mère de me le louer. J’allais me doucher au studio, ce qui fait que je l’ai fréquenté pendant deux ans, lorsque j'étais jeune étudiant en classe préparatoire. À la fin de ces deux années, ma mère est décédée. J'ai quitté le studio et je n'y suis jamais retourné. Ce retour était rempli d'appréhensions, car je n'avais pas spécialement envie de me replonger dans ces deux années-là. Mais en même temps, le temps avait passé, la douleur n'était plus la même, et il devenait possible d’envisager ce retour différemment, à la recherche d’un pan de ma mère que je ne connaissais pas, quand elle était plus jeune et qu’elle dansait.
CNB : Dès les premières pages de votre livre, vous écrivez que ce retour est “une histoire de chiffre”, “un problème comme en mathématiques”… Pouvez-vous nous expliquer ?
Thomas B. Reverdy : Beaucoup de choses troublantes se sont passées l’an dernier au moment de ce retour, notamment autour des chiffres. Fin février, quand j’y suis retourné, j’allais avoir cinquante ans et je traversais moi même une espèce de moment de questionnements difficile et douloureux. Je retournais dans ce studio où j’avais vécu à 17 ans, là où ma mère dansait aussi à 17 ans. J’y suis retourné quand j’avais cinquante ans et c’est à cet âge-là qu’elle a contracté son cancer et qu’elle a disparu… Cela fait 20 ans que je publie. Mon premier roman -sur le deuil et sa disparition- a été publié 10 ans après sa mort… il y avait un télescopage de chiffres. J’avais l’impression, sans verser dans une astrologie populaire, mais que les astres étaient alignés. C’était le moment.
CNB : Vous dites avoir “tellement attendu ce retour”... Quelles étaient vos attentes ?
Thomas B. Reverdy : Une psychanalyse accélérée ? Je ne sais pas… En réalité, j’y ai trouvé bien plus que ce que je venais chercher. J’avais l’intuition que j’allais peut-être y chercher des réponses à mes questionnements du présent, ce qui a fini par se mélanger dans le livre. Je repars à la fois sur l’histoire de ma mère et sur la mienne puisqu’au moment où je fais ce retour, je suis en train de changer de vie. J’ai rencontré quelqu’un, je suis très amoureux, je ne sais pas ce que ça va donner… C’est un moment de bifurcation, de choix. En revenant sur les traces de ma mère, je me suis surtout posé les bonnes questions sur ma propre vie. Le retour chez soi est aussi un retour sur soi.
CNB : Vous qualifiez ce moment de “vertigineux” et écrivez : “Les lieux sont faits pour ça. Ils sont hantés de nos souvenirs en miettes, et ils s’en moquent”... Que voulez-vous dire par là ?
Thomas B. Reverdy : Les lieux demeurent intacts. Une partie du livre provient de notes prises sur le vif, car j’y ai passé 24 heures et je voulais tout répertorier, ne rien oublier. J’ai beaucoup écrit durant la nuit. Après le choc de cette immersion brutale dans le passé, avec mon corps d’aujourd’hui, je me suis rendu compte que la permanence des choses était l’une des premières impressions qui m’est apparue. Les lieux ignorent les fantômes, ils se laissent habiter sans résistance. Le lieu est hanté, mais il n’a pas changé. Il traverse le temps, alors que nous vieillissons, que nous perdons des êtres chers, et que ces pertes nous causent des blessures. Nous arrivons, à la fois construit et blessé, mais le lieu, lui, est toujours là et nous accueille, sans que cela ne le perturbe. C’est quelque chose qui m’a frappé.
CNB : Si vous reconnaissez les lieux, une fois dans la cour, c’est vous-même que vous ne reconnaissez plus. Vous écrivez : “Je m’effraie. Je n’ai jamais pensé ce genre de choses. Je me l’étais même interdit”... Qu’est-ce que vous vous étiez interdit ?
Thomas B. Reverdy : Ça, c’est ce qui se passe quand on tombe amoureux, et c’est ce qui m’est arrivé l’année dernière. Je m’étais interdit de quitter ma vie, de la changer, de vivre ce genre de bifurcation radicale et engageante. Je m’étais convaincu que c’était quelque chose qu’il ne fallait ni expérimenter ni même imaginer, que je ne devais laisser aucune place à l’idée même que cela puisse m’arriver. Mais en réalité, quand cela se produit, on n’y peut rien. D’un côté, je ne retrouve pas complètement le fantôme, car je n’ai plus 17 ans, et de l’autre, je ne reconnais pas ce que j’étais censé devenir : un homme de cinquante ans, stable, avec quelques certitudes… Cela me ramène à un moment qui ressemble à mes 17 ans, un temps où tout semblait possible et où l’on pouvait rêver, sauf que je n’ai plus 17 ans. Tout cela s’est entrechoqué.
CNB : Vous expliquez que ce lieu a aussi été votre domicile lorsque vous aviez 17 ans, dans une chambre sous les toits du même immeuble que le studio de danse. Vous l’avez évoqué dans votre premier roman, mais à l’époque vous avez vidé cet endroit de vos parents. Aujourd’hui, vous le décrivez comme “le centre de ma vie avec ma mère”... Qu’est-ce qui a changé ?
Thomas B. Reverdy : À l’époque, j’étais plongé dans la douleur. Un premier roman naît souvent d’un besoin de dire quelque chose, de porter en soi une histoire à raconter. J’avais 19 ans quand ma mère est décédée. Je venais de finir mes études, j’avais trouvé un travail, mais cette période était terriblement difficile, marquée par cette perte. Fils unique, je voyais peu mon père, et je me suis retrouvé très seul, très jeune. C’était une époque douloureuse. J’écrivais déjà à ce moment-là, et pendant dix ans, j’ai buté sur cette douleur. Écrire sur autre chose me semblait futile, mais en même temps, je n’arrivais pas à écrire sur cette perte, car c’était trop douloureux. J’étais dans une impasse que j’ai explorée pendant dix ans. Je n’en fais pas une méthode, il n’est pas nécessaire d’être malheureux pour devenir écrivain, ce serait terrible de le dire ! Néanmoins, dans mon cas, je pense que cette douleur a fait surgir la nécessité de la littérature. La phrase "je suis triste" ne signifiait plus rien ; il fallait trouver une autre manière de dire le deuil, la perte. Cette autre manière, je l’ai trouvée en mettant en scène ces émotions, en construisant un récit et une alternance de points de vue qui me permettaient de prendre du recul et d’exprimer ce que je ressentais. Finalement, c’était faire de la littérature et écrire. Ce premier roman m’a permis de comprendre ce que Proust appelle “la présence de l’absence” : l’absence que nous laisse la mort en nous quittant, mais qui demeure en nous comme une présence, avec laquelle nous continuons de vivre. Quand je suis retourné là-bas, je pensais être un écrivain de cinquante ans, revenant dans son passé douloureux. Mais les choses se sont inversées : j’étais devenu un homme un peu fragile, qui retournait dans un endroit de son passé pour y retrouver de la force.
CNB : Vous décidez de dormir dans ce studio et écrivez : “Me voilà projeté dans le passé. Pas dans le passé, dans ma mémoire.” Qu’implique cette nuance ?
Thomas B. Reverdy : La mémoire est vivante ; on y progresse à la fois avec le souvenir du passé et avec ce que nous sommes devenus. C'est cette rencontre qui est intéressante et qui lui donne de la profondeur. La mémoire est une matière plus littéraire que le passé. Le passé, c'est du "il était une fois", tandis que la mémoire, c'est du "je me souviens" ; ce n'est pas la même chose...
CNB : Au-delà de votre mémoire, vous ressentez physiquement ce retour. Vous écrivez : “J’ai la sensation d’avoir touché du bout des doigts le passé. Ça gratte”... Qu’est-ce qui se joue dans votre corps à ce moment-là ?
Thomas B. Reverdy : L’arrivée dans le studio, c’est terrible ! Dans le livre, je décris un moment où je m'assois sur les marches sur lesquelles j'attendais étant petit, et je réalise que je dois en remonter une parce que j'ai grandi... Ce sont des instants saisissants. A un moment donné, il m'apparaît évident que ma mère était là, à ma droite, à quelques mètres, le long d'un des murs où est accrochée l'une des barres. Je la revois, le souvenir est immédiat et précis. Cela me bouleverse profondément. Je me mets à pleurer, je ne sais pas combien de temps ça a duré, j'étais incapable de m'en remettre. J'avais l'impression de voir un fantôme. Les premiers instants du retour sont d'une émotion dévorante, qui me submerge. Je ne prends même pas le temps d'analyser, je me laisse emporter. Par la suite, je me promène, je reconnais des choses, mais chaque fois que je reconnais un objet ou un détail, je m'effondre à nouveau.
CNB : Pourtant, vous écrivez également : “On voudrait des épiphanies. Qu’un biscuit trempé dans du pisse-mémé réveille en soi des galeries entières de personnages bien campés et de souvenirs vécus dans leurs moindres détails. Mais c’est un mensonge complaisant. [...] Est-on toujours déçu lorsqu’on revisite le passé ?
Thomas B. Reverdy : Non, on n'est pas déçu. Ce que j'ai vécu avec ce livre, et qui fait écho à mon premier, c'est cette quête d'un rapport existentiel à l'écriture. C'est le moment où, en écrivant, il se passe quelque chose dans votre vie. Le signe, alors, a une véritable efficacité dans le réel. Cela n'arrive pas lorsqu'on écrit des romans, où quelque chose de différent se joue. Avec ce livre, j'ai retrouvé ce lien profond avec l'écriture, ce rapport existentiel. Ce n'est pas une déception, mais plutôt une chance que j'ai eu de pouvoir le vivre. Ce rapport exige une grande honnêteté et sincérité, ce qui est, en quelque sorte, l'opposé de la littérature. C'est décevant par rapport à l'ordre du monde, car c'est désordonné et chaotique, mais ce n'est pas décevant en soi, car c'est stimulant, profond, et c'est ce qui constitue la vie. À ce moment-là, la vie et l'art se confondent.
CNB : Vous écrivez “On voudrait des espaces infinis et on ne trouve qu’un silence effrayant.”De quel silence parlez-vous ?
Thomas B. Reverdy : Il y a des moments où c’était effarant de passer toute la nuit dans ce studio de danse. Un parquet, des miroirs, un piano, des chaises… On a vite fait le tour. Et puis, on se retrouve seul avec soi-même, avec les souvenirs, avec ce qu’on a envie de faire, et parfois, tout ça nous parvient comme un silence lourd et effrayant.

©Pauline Mugnier
CNB : Retrouver ce lieu, c’est aussi, dites-vous, replonger dans la jeunesse de votre mère et dans “un monde qui était aussi une époque”. Une époque où elle côtoyait le tout-Paris et rêvait de devenir danseuse... Pouvez-vous nous en dire plus ?
Thomas B. Reverdy : Ma mère n’a pas été danseuse de ballet, bien qu’elle en ait eu le niveau, et la danse occupait une place très importante dans sa vie. Cependant, elle était aussi une jeune fille de bonne famille, ayant fait des études. Une intellectuelle. Elle a donc suivi un autre chemin, celui qui l’a conduite à devenir professeure d’économie au Conservatoire des Arts et Métiers. Ainsi, la danse est restée une passion pratiquée en amateur. Ce qui m’a également frappé en arrivant, c’est le quartier de l'avenue Georges V. Quand je repense à ce que ma mère en disait ou que je parle à des témoins de ces années-là, je réalise que c’était un quartier où l’activité théâtrale était intense. La Comédie des Champs-Élysées y accueillait des spectacles marquant la transition de la danse classique vers la danse moderne. Il y avait aussi le théâtre du Rond-Point, dirigé par Renaud-Barrault… C’était aussi un lieu vibrant, animé la nuit, avec le Crazy Horse… Bref, un endroit très vivant, culturel et nocturne, fréquenté par une foule de personnes fantasques et amusantes. Ce quartier a tellement changé… Il n’y a plus grand-chose à y faire aujourd’hui.
CNB : A propos de ce quartier, vous écrivez : “Au moins ici tout est neuf. Pas de fantôme. Pas de nostalgie. Pas de nostalgie ça veut dire pas la douceur du souvenir mais pas la morsure non plus”...
Thomas B. Reverdy : Le fait de pouvoir détester le quartier aujourd’hui est une chance, car cela signifie que le retour dans la mémoire n’est pas marqué par la nostalgie. C’est un aspect satisfaisant, car cela me permet de me dire que ça fait du bien d’en être parti. Qui fréquente encore l’avenue des Champs-Élysées ? En une journée, j’y ai vu passer plus de Ferrari qu’en dix ans. C’est n’importe quoi ! Les immeubles appartiennent désormais à des princes qataris… C’est un autre monde, et ce n’est pas le mien.
CNB : Pour en revenir aux souvenirs de danse, vous écrivez : “La danse, c’est la vie, et c’est elle que je suis venu retrouver. Pas la mort.” Que voulez-vous dire par là ?
Thomas B. Reverdy : J’étais dans une situation de fragilité lorsque je suis arrivé au studio. En me replongeant dans les photos de ma mère, jeune et radieuse, quand elle ressemblait à une petite Audrey Hepburn, je renouais avec des souvenirs heureux. Et puisque ces souvenirs étaient heureux, cela m’a permis de retrouver de la force.
CNB : Vous y retrouvez de la force mais aussi une certaine idée de la vie et de la beauté. Vous écrivez : “Ma mère m’a appris qu’il n’y a que l’art qui vaille la peine, parce qu’il n’y a que la beauté qui sauve”... De quoi vous a-t-elle sauvé ?
Thomas B. Reverdy : La beauté sauve de tout : de la tristesse, de la misère… Il y a des gens qui croient en Dieu, et la beauté y est liée, car elle représente l’idée que quelque chose nous dépasse. La beauté se transmet à travers la culture, et la culture est ce dans quoi on s’inscrit lorsqu’on est artiste, avec beaucoup d’humilité, car nous n’y faisons que passer. L’histoire de la beauté nous apprend à regarder la vie. Lorsqu’on est jeune et qu’on rencontre des gens, on passe des nuits entières à se raconter nos vies. Avec les livres, c’est pareil. On rencontre un personnage, et l’auteur nous raconte son histoire. Rencontrer des gens et des livres, c’est la même chose, et cela élargit nos possibilités d’être. On découvre des chemins, des identités, des caractères, des façons de voir… La beauté est une école du regard. Elle nous apprend à observer, et ensuite, on peut la voir partout, même dans un nuage. Sans la culture, on serait incapable de voir la beauté dans un nuage. Ce sont les artistes qui nous ont appris à regarder le monde. L’éducation à la beauté est une école de la vie.
CNB : Quand votre mère vous emmenait voir des ballets, vous dites que vous compreniez à peine l’histoire, mais que “cela n’avait aucune importance. Seules comptaient la sensibilité de la musique, des voix, des corps des comédiens ou des danseurs.” Vous ajoutez avoir gardé cette même habitude en littérature plus tard... De quelle habitude parlez-vous ?
Thomas B. Reverdy : Cette habitude consiste à considérer que ce qui prime, c’est l’émotion. C’est quelque chose de mystérieux, qui passe à travers l’intelligence et les sens de chacun. On arrive dans un livre avec notre propre bibliothèque et notre vécu, et tout à coup, des phrases écrites par quelqu’un d’autre résonnent en nous. C’est un peu miraculeux. Je ne saurais expliquer comment cela se produit, mais je sais que c’est dans l’émotion qui traverse nos sens. Les mots sont des images. On lit un vers, une phrase ou une page, et des images surgissent… À chaque phrase, des images naissent, ce qui rend décevantes les phrases banales ou toutes faites… Finalement, elles ne servent à rien. Sauf que si dans l’écriture de roman on n’écrit pas “elle se leva et parti” et bien elle restera toujours assise. Cependant, dans des arts plus condensés comme la poésie, chaque vers se transforme en une image, esquissant peu à peu un paysage mental qui nous émeut, car il touche nos émotions. Ces dernières naissent de l’harmonie entre nos sensations et notre intellect. Ce subtil mélange, sans doute, constitue l’essence même de l’être humain !
CNB : Vous dites même que l’art est “une dignité”... Que voulez-vous dire ?
Thomas B. Reverdy : Je le vois tout le temps ! Par exemple, dans les ateliers d’écriture que j’anime. Chaque année, je vais à la Maison de la Poésie avec une amie plasticienne, Florence Cosnefroy, pour animer un atelier destiné aux détenus. Lorsqu’on obtient toutes les autorisations de l’administration pénitentiaire, on finit par proposer aux détenus de lire leurs productions sur scène. La soirée est gratuite, ce qui permet aux prisonniers d’inviter leurs familles et amis. Ces familles se retrouvent alors mêlées au public habituel de la Maison de la Poésie. Les détenus ont le trac. Dans leur vie quotidienne, ils font des choses qui sont bien plus effrayantes, mais pour eux, rien n’est comparable à cette expérience. On dirait des enfants. Jusqu’au dernier moment, on doit les encourager pour les empêcher de se dégonfler. Quand ils sont sur scène, ils récitent leur texte d’une manière qu’on n’a jamais entendue en répétition, car ils sont fiers de lire quelque chose qu’ils ont créé. À la fin du spectacle, quand les lumières se rallument et qu’ils découvrent qu’il n’y avait pas que leurs proches dans le public, mais aussi d’autres personnes qui les applaudissent, ils reçoivent un véritable bain de dignité.
CNB : Votre maman vous a transmis “le goût de la beauté, mais aussi le goût de la joie”, et vous évoquez la “joie des corps”... En quoi la danse a-t-elle contribué à votre découverte de la joie ?
Thomas B. Reverdy : On parle souvent de la danse classique comme d'une forme de torture. C’est peut-être vrai pour une adolescente de 14 ans qui devient anorexique dans l’espoir d’intégrer l’École des Petits Rats de l’Opéra, mais de manière générale, ceux qui pratiquent la danse amateur sont des personnes épanouies. C’est un art extraordinaire, car il allie à la fois sport et expression artistique. Grâce à l’entraînement, les danseurs développent une posture et une allure dues à la nécessité de se tenir droit et de sourire en permanence, ce qui les rend beaux. Pour accomplir un simple geste ou déplier un bras, ils y mettent une intention artistique, étant conscients de la perfection de la forme du mouvement. Cette attention portée au corps est une manière de s’aimer soi-même ; si l’on ne s’aime pas, il très difficile de faire l’amour à la vie.. En dehors de cela, ces lieux sont aussi très agréables. Quand tout le monde est en collants, il n’y a plus de distinction entre avocat et secrétaire, il y a une véritable communion.
CNB : Cela vous a-t-il appris à vous aimer vous-même ?
Thomas B. Reverdy : Oui, je pense ! Parmi les souvenirs heureux que j’ai de ma mère, je me rappelle des moments où elle s’épilait les jambes à la cire ou se faisait les ongles… Des instants où elle prenait soin de son corps, et cela me semblait naturel. J’étais fier d’elle et je la trouvais belle.
CNB : Ce qu’on comprend au fil du récit, c’est que la mort a laissé place à l’amour. Vous écrivez : “J’ai besoin de renouer avec des souvenirs heureux. Voilà le sens de ce retour.” En quoi le souvenir de votre mère vous a-t-il permis de vous libérer ?
Thomas B. Reverdy : On pense partir à la recherche de quelque chose que l’on connaît, plus ou moins, surtout quand on est écrivain, car on a une idée précise de la direction à prendre. Mais là, c’était un grand saut dans l’inconnu. Je m’étais fait une idée de ce retour, et pourtant, j’ai été totalement frappé par ce que j’y ai découvert. C’était complètement inattendu. Un jour, en fouillant dans une vieille armoire de la maison familiale, j’ai redécouvert un album photo datant de ses 17-18 ans. C’est elle qui l’avait créé. Sur plusieurs photos, il y avait un jeune homme, et petit à petit, j’ai compris qu’il s’agissait probablement de son petit ami de l’époque. Au milieu de l’album, elle avait glissé des feuilles sur lesquelles elle avait noté des citations. Au départ, je pensais que ce n’étaient que des citations d’auteurs, parlant d’amour, de passion, de don de soi… À force de m’y plonger, j’ai découvert que ces citations racontaient une histoire, celle d’une passion amoureuse qui s’éteint dans le délaissement et le désespoir. Cet album est en quelque sorte le tombeau d’une histoire d’amour qui a duré 4 ou 5 ans. Parmi ces citations, certaines étaient signées des initiales de ce fiancé, “C.R”… Ce sont ses phrases. Je suppose qu’il y a une correspondance, mais peut-être qu’elle l’a brûlée. Cette histoire, je ne la connaissais pas. En réalité, je me rends compte que je ne connaissais qu’une petite partie de la vie de ma mère. Elle m’a eue à 39 ans et est morte à 55… Je l’ai connue très peu de temps. J'ignorais tout d’elle. Je savais qu’elle aimait la danse, mais je ne savais pas qu’elle avait failli entrer à l’Opéra de Paris. C’est vertigineux de découvrir que la vie des personnes les plus proches de nous reste mystérieuse. On ne raconte pas tout à ses enfants… On ne parle pas des grandes émotions qu’on a eues quand on était jeune, car on a reconstruit une autre histoire depuis. Je redécouvre une femme sensuelle, amoureuse, passionnée, à un âge qui correspondait à celui que j’avais quand j’étais au studio. C’est fascinant. Je découvre quelqu’un d’extrêmement vivant alors que je partais à la recherche d’un fantôme. L’expérience était en fait très joyeuse ! Elle permettait de la faire revivre, de lui redonner de la chair. Cela m’a aussi fait réaliser que dans une vie, il y a plusieurs vies. Ça entrait en résonance avec ce que je vivais parallèlement à l’écriture de ce livre. Parfois, on vit cela comme une crise, mais finalement, c’est une chance de savoir qu’il y a plusieurs vies dans une vie. À un moment donné, on a le droit de retomber amoureux. C’est pas comme si on redevenait jeune mais un peu… Il y a plusieurs vies possibles.
CNB : Avoir découvert que votre mère a vécu plusieurs vies vous donne-t-il, à votre tour, l’autorisation d'en vivre plusieurs ?
Thomas B. Reverdy : Oui ! Le fait d’avoir découvert qu’elle avait eu plusieurs vies m’a sans doute permis de me dire qu’il est légitime de désirer avoir plusieurs vies aussi. Il y a aussi ce souvenir de l’amour maternel inconditionnel qu’elle me portait, puisqu’elle m’a eu tard et que j’étais son fils unique, et qui me redonne de la force. C’est bien de se dire qu’on peut vivre plusieurs vies, mais il y a aussi les conséquences : on risque de faire souffrir des gens si on quitte quelqu’un, de bouleverser des vies, notamment celles des enfants. Ce n’est pas une décision à prendre à la légère en se disant que Rimbaud a eu plusieurs vies ! Au fond, j’ai toujours été seul. Je me suis construit seul, car le fait d’avoir été coupé de l’enfance par la mort m’a aussi privé d’un dialogue qui se prolonge à l’âge adulte, ce dialogue où l’on pose des questions à ses parents et où ils nous aident à nous autoriser à être. Même des parents qui n’ont jamais divorcé et qui ont élevé leurs enfants dans la foi catholique, au moment où ils les voient malheureux, leur disent d’être heureux et les autorisent à changer de voie. Moi, je n’ai jamais pu avoir ce dialogue. Mais en retrouvant ma mère dans sa jeunesse, et aussi en la retrouvant dans ma propre jeunesse, avec cette confiance qu’elle m’avait donnée, en m’encourageant très tôt à être libre et indépendant, cela me permet d’avoir aujourd’hui, au-delà de la mort, une forme de dialogue avec elle…
CNB : Vous écrivez : “Écrire, c’est toujours sur ce qui n’est pas là, sinon on serait en train de le vivre”... Pourtant, vous parlez de cette histoire d’amour. Pourquoi fallait-il l’écrire alors que vous la vivez ?
Thomas B. Reverdy : Au moment du retour, cette histoire d’amour est à la fois présente et absente. Elle frappe par son caractère et son avenir incertains. Non seulement il faut s’autoriser à vivre cette expérience, mais cela reste un grand saut dans l’inconnu, un pari sur quelque chose d’incertain. La question de savoir si la littérature a un lien avec ce qui n’est pas là se théorise, mais au-delà de cela, elle touche aussi à la mort. Pourquoi écrit-on de la littérature ? Pour un public, pour échanger, mais aussi pour se permettre un dialogue qui ne tient pas compte de la mort. On écrit, mais si l’on publie, c’est pour que cela demeure quand nous ne serons plus là. Ainsi, on peut dialoguer avec le temps passé, citer ceux qui nous ont précédés… Et puis, au-delà de la mort, on peut continuer à chercher et à dialoguer avec eux.
CNB : Si je comprends bien, pour vous, écrire est un pied de nez à la mort ?
Thomas B. Reverdy : Toujours, oui !
CNB : Après cette expérience, vous avez eu du mal à rentrer chez vous. Vous écrivez : “Quelque chose s’est brisé alors que je préparais ce récit, cette aventure. Quelque chose a cédé cette nuit”... Qu’est-ce qui a cédé ?
Thomas B. Reverdy : Fort de ce que j’ai découvert et des questions que j’ai pu soulever grâce à ce retour, j'ai fini par m’autoriser ce saut dans l'inconnu, car je crois qu’à ce moment-là, c’était une manière de ne pas renoncer aux possibles, à ce qui pourrait advenir, et de m'y abandonner pleinement.
CNB : Vous écrivez : “Le langage est d’abord artistique. Il ne sert pas à parler aux autres, mais à devenir autre”... Êtes-vous devenu autre grâce à l'écriture de ce livre ?
Thomas B. Reverdy : Ah… [rires] Je ne sais pas… Est-ce qu’on vieillit, est-ce qu’on évolue, est-ce qu’on change ? Malgré tout, il y a toujours quelque chose en nous qui résiste et qui fait qu’on reste soi-même. Mais une part de ce saut dans l'inconnu et de cette autorisation vient du fait que j’ai l’impression d’avoir touché quelque chose de fondamental, un noyau, et que tout ce dont on a parlé — la beauté, l’amour, la vie — en fait aussi partie. Au fond de moi, il y a quelqu’un qui s’appelle Thomas, qui est permanent et sa permanence, c’est d’être très vivant, très libre et de suivre son coeur !
6 avenue Georges V de Thomas B. Reverdy est à paraître chez Flammarion, le 29 janvier.
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