Jeff Buckley chez Benjamin Millepied : l'ange réincarné
- Hugo Lafont
- 21 nov. 2024
- 5 min de lecture
« La grâce est ce qui compte dans tout, surtout dans la vie, la croissance, la tragédie, la douleur, l’amour, la mort. C’est une qualité que j’admire énormément. Elle vous empêche de saisir l’arme trop rapidement. Elle vous empêche de détruire les choses trop bêtement. Elle vous maintient en vie en quelque sorte. »
Jeff Buckley, Muchmusic interview, Toronto, 28 Octobre 1994
Dimanche dernier flotta dans l’air l’écho subtil d’une résurrection. Non pas celle d’un oubli ou d’un retour définitif, mais d’une voix tant intégrée dans le paysage qu’on ne saurait plus l’en défaire, celle de Jeff Buckley. Né un 17 novembre, l’artiste aurait soufflé 58 bougies, s’il n’avait pas été emporté tragiquement par les eaux du Mississippi en 1997. Son œuvre unique, Grace, continue de dériver entre nos oreilles avides de transcendance. Ce chant qui refusait la pesanteur inspire aujourd’hui plus que jamais, et ce bien au-delà du silence de sa disparition et des hommages dédiés à son génie. Aujourd’hui, ce sont des corps qui l’incarnent à nouveau, dans le splendide ballet que lui a consacré Benjamin Millepied en cet automne 2024 à La Seine Musicale, Jeff Buckley Dances, partition chorégraphique d’un poète aux représentations impossibles.
Pour accompagner votre lecture, nous vous proposons d'écouter l'album "Grace" de Jeff Buckley :

Peut-on offrir un prolongement à une vie qui semblait déjà taillée dans le fugitif ?
On ne sait pas vraiment comment se définissait Buckley. Chanteur, musicien, poète, il semble qu’aucun statut ne lui convenait. Qu’aucun rôle n’aurait fiévreusement soutenu avec perfection sa gueule d’ange. Dans la continuité des grands tels que Leonard Cohen, Jim Morrisson ou Patti Smith, seule la Création pure devait compter. Qu’elle seule devait être nécessaire par-delà toute autre considération matérielle pour pouvoir exister pleinement au sein des racines vibrantes de l’univers. Il était de ce genre de météore qui ne s’annonce pas, et pas même son propre père Tim Buckley, qui traverse sans prévenir une vie trop étrange pour être comprise et une époque trop lourde pour ses épaules, où les idoles nouvelles sont à construire sur les vestiges restantes des anciennes. Sans doute cherchait-il l’immortalité de l’Art en ignorant celle de ses démiurges. On l’écoutait comme on observe une lumière diffractée sur une ronde d’eau : en sachant qu’on garderait de son mouvement la pure sensation de sa beauté toute de suite disparue.
Lorsqu’on parle de Jeff Buckley, ce n’est jamais seulement de musique qu’il s’agit. C’est d’un mélange indéfini, entre la voix comme une poudrée de ciel et l’homme qui, en loges, haïssait ce que le libéralisme consumériste faisait à son amour la Musique. Que cherchait-il vraiment dans ce timbre qui oscillait entre le sacré et l’intime, entre la plus colérique intensité et la plus touchante fragilité ?
À se dérober ou à se trouver ?
Voilà que le danseur et chorégraphe Benjamin Millepied tente d’y répondre à sa façon.
Fan du musicien depuis les années 90 et dont il redécouvre les disques en 2016-2017, ce dernier sait que toute tentative de fixer un mythe est vouée à l’échec. Il ne cherche pas à enfermer Jeff Buckley dans une chorégraphie explicative ou biographique, et grand bien nous en fasse. Au contraire, il ouvre des espaces : des corps en mouvement comme autant de portes laissées entre ouvertes pour une libre interprétation. Il laisse les gestes respirer, hésiter parfois, semblables à la voix de Buckley qui glissait sur des accords sans jamais s’y poser tout à fait, maître absurde du contre-temps et des silences délicieusement impromptus.
Le ballet qu’il lui dédie est moins un hommage qu’une déclaration à ce qu’évoque le chanteur. On y danse moins Buckley lui-même que ce qu’il semble avoir inscrit dans nos sensations à son égard : ce vertige face à la beauté éphémère. Les 10 danseurs de la pièce se meuvent comme des murmures enfin devenus chair, avec la passion qu’on imagine d’Icare juste avant l’incandescence. Chaque saut, chaque port de bras, devient un prolongement du souffle qui s’arrête juste avant de dire quelque chose d’essentiel. Interprété par Loup Marcault-Derouard, il aura fallu plusieurs scènes et tableaux pour comprendre que c’était lui, Jeff, aux côtés de ses 9 autres comparses « qui sont à la fois l’expression de ses désirs et de ses peurs, l’apparition de ses amis et de ses amours. » (cf Benjamin Millepied).

Il y a une ironie douce-amère dans cette rencontre : Buckley, qui redoutait les prisons du succès, aurait pu y devenir une icône figée dans l’imaginaire collectif. L’opposé de son ambition. Mais c’est, contre toute attente, à peine si on l’y voit. Plutôt que de le représenter intégralement, par des faits, des visages ou des explications, Millepied a fait le choix de le représenter selon ses contours, ses angles, selon les motifs auxquels il est émotionnellement rattaché pour le chorégraphe et les spectateurs. Buckley apparaît dans les gestes interprétés de son destin, dans les traits de ce qui le caractérise en tant que poète-prophète à la Victor Hugo. Dans l’hermétisme parfois décalé des paroles de ses journaux intimes. Les 23 chansons originales ou reprises de la pièce suffisent à nous rappeler de qui il est question aujourd’hui.
Millepied refuse la tentation du monument. Son ballet ne dresse pas une statue : il invite le spectateur à errer dans un paysage en constante transformation, à marcher dans une mémoire poreuse d’où l’on ne sait vraiment quoi retenir, où chaque geste échappe autant qu’il s’imprime. Difficile d’ignorer la pertinence d’un tel choix, la Grace de Buckley s’érigeant bien au travers de ce que lui-même et sa Création tant vénérée furent soumis - ou élevés - à l’éphémère. Millepied semble bien l’avoir compris.
« Pour ce spectacle, j’ai voulu construire des tableaux qui associent musiques, chants, textes, danses et images. Ce parcours composé d’ascensions et de chutes révèle aussi je crois la fragilité émotionnelle de Jeff Buckley, une fragilité sans laquelle il n’aurait pas pu être le créateur génial qu’il a été, mais une fragilité qui a souffert de la pression du succès, de la pression des producteurs. »
La danse et la musique partagent cette capacité à rendre tangible ce qui n’a pas de forme. Il n’aurait pas fallu un autre art pour le représenter. Millepied ne fait pas danser Jeff Buckley pour le garder vivant ; il le danse pour mieux nous faire percevoir la beauté de sa vision. Et de fait, la Création doit à nouveau être extrême, radicale, intense jusqu’à l’embrasement.
Alors que reste-t-il ? Une voix, une empreinte dans la boue d’une rive ou dans la chapelle d’une cathédrale. Reste cette idée qu’il est possible de transformer une absence en acte créatif, de répondre au silence par l’état de grâce qu’invoque la création. Reste cette conviction qu’aucun artiste ne meurt vraiment, tant que d’autres continuent de danser autour de son feu.
Benjamin Millepied, en lui rendant hommage, n’a pas cherché à ancrer Buckley dans nos certitudes vis-à-vis de sa singularité. Il a simplement tendu une passerelle aux ambitions que le chanteur a laissées derrière lui pour qu’elles parviennent jusqu’à nous : la quête sans fin du sacré le plus viscéral, du vertige devant l’infime, de la tension entre l’intime et l’infini à concrétiser par l’écriture, la composition, le mouvement artistique.
C’est certainement par lui seul que se rencontre l’éternité.
« Cette musique est un don qui permet à ceux qui ont 20 ans aujourd’hui de vivre ce qui les entoure avec plus d’intensité. » Pour sûr, Benjamin, et comme notre cher Jeff que nous écoutons à chaque fois, les frissons sur la peau : après nous le déluge.
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