Anthony Authié : Faire de l’architecture un jeu d’enfant.
- Victoire Boutron
- 14 mars
- 27 min de lecture
Dernière mise à jour : 14 mai

© Pauline Mugnier
Audacieuse, immersive et transgressive, l’architecture d’Anthony Authié bouscule les codes et transforme chaque espace en terrain d’expérimentation. Nourri par l’enfance et les influences pop des années 90 et 2000, il conçoit ses projets comme des pièces de théâtre : chaque intérieur raconte une histoire, avec un début et une fin, où chaque détail joue un rôle. Mais il ne se contente pas de créer des décors : il en devient lui-même un élément, un acteur de ses propres espaces, allant jusqu’à se déguiser pour incarner pleinement l’univers qu’il façonne. Profondément sensible, il fait du jeu et de l’humour les piliers essentiels de son architecture. Une manière pour lui d’affronter la rigueur du réel et d’en extraire une vision plus ludique, plus instinctive, plus accessible. Son style naît de la collision entre rigueur architecturale et spontanéité enfantine, entre références classiques et culture populaire. Une approche portée par un besoin intime : il crée Zyva Studio pour faire comprendre à son père ce qu’il fait réellement. Un geste de transmission qui s’inscrit aussi dans l’héritage de son grand-père bricoleur, dont l’influence imprègne encore ses créations.
Dans cette interview, Anthony Authié revient sur son enfance, mais aussi sur la construction de sa carrière, entre culot et persévérance. Architecte en perpétuelle remise en question, il ne cesse d’affiner sa pratique en interrogeant les fondements de son métier : comment sortir du formatage pour imposer sa vision ? Quelle place pour l’architecte aujourd’hui ? Quel rôle joue la couleur sur nos émotions et notre rapport aux espaces ? L’urbanisme doit-il se réinventer pour répondre aux évolutions de la société ?
Explorateur insatiable de son propre domaine, Anthony Authié nous invite à voir l’architecture autrement : non plus comme une discipline figée, mais comme un espace vivant, sensoriel et narratif, où chaque projet devient une fiction à habiter et un terrain de jeu à explorer.

© Pauline Mugnier
Culture is the New Black : Avant d’évoquer ton parcours, j’aimerais savoir comment tu te définis. Te considères-tu comme un architecte, un designer, ou plutôt un « space designer » ? Car au-delà de l’architecture pure, tu conçois des espaces entièrement pensés, incluant le mobilier et la décoration que tu réalises toi-même. Comment définirais-tu précisément ton approche ?
Anthony Authié : En réalité, je me définis comme architecte. C’est ma formation, mon statut aux yeux de la société, et j’aime ce statut. Pourtant, j’ai l’impression qu’on réduit souvent le rôle de l’architecte à une seule tâche, alors qu’au contraire, il est fondamentalement pluridisciplinaire. Ce que je fais, c’est de l’architecture, mais à travers plusieurs médiums. Ce n’est pas parce que je travaille parfois à une échelle plus réduite, comme celle du design, que je ne conçois pas ce design avec la même approche que mon architecture. De la même manière, j’ai écrit un livre, et ce n’est pas parce que je passe par l’écriture que je ne mobilise pas des processus directement liés à l’architecture, en tout cas dans mon cas. Tout ce que j’ai appris dans ma pratique architecturale, je le retranscris à travers une multitude de médiums. Ça, c’est une certitude.
CNB : Est-ce à dire que tu ne peux pas penser un espace sans penser à son mobilier ?
Anthony Authié : Complètement ! J’ai le sentiment que dans certaines écoles parisiennes privées, l’enseignement se limite à une vision spécifique de l’architecture, qu’ils appellent par exemple "architecture d’intérieur". Or, quand on suit une formation dans une école classique d’architecture, comme ce fut mon cas à l’École Nationale Supérieure d’Architecture et de Paysage de Bordeaux, on apprend à appréhender l’espace sous de multiples angles. On nous enseigne aussi bien à concevoir l’enveloppe extérieure qu’à investir les espaces intérieurs. Et une fois à l’intérieur, il me paraît inconcevable de ne pas penser le mobilier qui accompagne cet espace. Dans ma conception de l’architecture, un projet ne peut être abouti si l’on ne pousse pas la réflexion jusqu’au moindre détail, y compris le mobilier, voire la poignée de porte. Il s’agit de passer d’une échelle macro à une échelle micro pour offrir une cohérence totale. Sinon, c’est comme créer une peinture et laisser certaines parties de la toile vierges, inachevées. Pour moi, il est essentiel d’explorer toutes les échelles et toutes les dimensions d’un espace.
CNB : D’où vient cette manière de penser un espace ?
Anthony Authié : Ça a été un parcours assez empirique, construit par strates successives. Au fil du temps, j’ai accumulé des désirs et des envies qui m’ont poussé à aller toujours plus loin dans ma quête d’exhaustivité de l’espace. J’ai ce besoin d’explorer chaque dimension de l’intérieur, de comprendre et de maîtriser tout ce qui s’y joue. C’est quelque chose de fondamental pour moi. Je ne saurais pas vraiment expliquer pourquoi, mais je sais que c’est un besoin profond, ancré en moi.
CNB : Tu es souvent qualifié d’architecte iconoclaste. Est-ce un positionnement qui te convient, que tu as assumé dès le départ, ou s’est-il imposé avec le temps ?
Anthony Authié : On me qualifie ainsi, et pourquoi pas ! Dès le départ, j’ai ressenti le besoin de définir certains concepts, comme si je traversais des courants artistiques ou architecturaux. À un moment donné, il y a eu le trans-design, qui a constitué une sorte de colonne vertébrale et une notion autour de laquelle j’ai construit une grande partie de mon travail. Aujourd’hui, je parle beaucoup de cartoon-core. Ces manières de définir mes moments de vie ou mes périodes de création donnent naissance à des formes d’espaces et d’esthétiques que l’on qualifie souvent d’iconoclastes. Pourtant, pour moi, cela semble tout à fait naturel, car c’est ainsi que je perçois le monde. Je ne pourrais pas exprimer ce que j’ai en tête autrement qu’en créant ces esthétiques, qui ne sont finalement que le filtre à travers lequel je vois la réalité.
CNB : : A ton nom sont effectivement souvent accolés les termes de « trans-design » et de « cartoon-core »… Que signifient-ils exactement ?
Anthony Authié : Le trans-design est né d’un constat : celui que nous avons potentiellement épuisé toutes les formes d’art et tous les styles. Plutôt que de chercher à faire table rase du passé et à créer une nouvelle esthétique à partir de rien, l’idée était d’admettre l’existence d’un corpus infini de formes, d’esthétiques, de courants et de styles, et d’y puiser librement. Même si certains éléments semblent antinomiques, leur juxtaposition et leur combinaison permettent d’explorer de nouvelles voies. Dans le design, par exemple, ça revient à associer une table Louis XVI avec un élément issu du design industriel contemporain, comme un piètement doté de ressorts hydrauliques empruntés à un garage automobile. Comme si l’on collectait des formes considérées comme des rebuts du design et de l’art pour les recombiner et observer ce que cela produit. Il y avait aussi une dimension d’upcycling, basée sur l’idée que tout existait déjà, et que l’intérêt résidait dans la manière de recréer avec ces éléments. Le contraste joue ici un rôle clé. C’est un sujet qui me fascine. En pratiquant le trans-design, on provoque des collisions esthétiques qui génèrent une véritable curiosité visuelle. En architecture, cela pourrait consister à juxtaposer des espaces avec des marqueurs forts de l’architecture haussmannienne à des éléments résolument contemporains, en assumant la confrontation sans chercher à créer de transition artificielle. Le lien ne se fait pas par une intégration forcée, mais par l’expérience même de l’espace : en vivant à l’intérieur, on passe naturellement d’un moment haussmannien à un moment contemporain. Cette esthétique de la confrontation et du choc m’a toujours beaucoup intéressé. C’est cela, le trans-design.
CNB : : Après avoir fait l'École Nationale Supérieure d’Architecture et de Paysage de Bordeaux, tu as intégré une grande agence parisienne à 24 ans, et là, c’est la désillusion. Pour quelles raisons ?
Anthony Authié : C’est intéressant, car en repensant à ce que je viens d’expliquer – à savoir que l’idée de collision et de confrontation me fascine en architecture et en design – je réalise que cela vient peut-être aussi de ma propre expérience de choc entre l’après-école et le monde du travail. Ça a été une véritable désillusion. À l’école, on m’a surtout appris à rêver plutôt qu’à faire de l’architecture. On m’a enseigné à concevoir, à imaginer, mais la conception reste un monde d’idées, presque utopique. Avant l’école, on ne crée jamais vraiment d’architecture, c’est extrêmement rare. Alors, lorsque j’ai intégré une grande agence et découvert la réalité du métier, j’ai été confronté à ce que signifie réellement faire de l’architecture. La part de rêve dans la conception s’est soudainement réduite à presque rien, laissant place à un monde dominé par des contraintes qui te frappent de plein fouet. Et quand tu n’y es pas préparé, c’est un choc violent.
CNB : C’est pourtant nécessaire de se confronter à la contrainte quand on apprend…
Anthony Authié : C’est indispensable, mais j’ai regretté l’absence d’une véritable phase de transition ou d’apprentissage de ce qui nous attend réellement. Dans d’autres écoles et disciplines, la transition vers le monde professionnel est beaucoup plus marquée, notamment grâce aux stages ou à l’alternance. Malheureusement, dans les écoles d’architecture, on reste ancrés dans un modèle très école d’art, alors que la réalité du métier est tout autre. On ne crée pas des sculptures, et pourtant, on nous pousse parfois à concevoir des formes architecturales comme si nous étions des artistes isolés dans leur bulle, nourris par le fantasme de l’artiste français torturé. C’est en tout cas le sentiment que j’ai eu. Or, l’architecture est un véritable business, concret, avec des responsabilités majeures, et je trouve que cette dimension n’est pas assez appuyée durant la formation. Résultat : lorsqu’on intègre une grande agence et qu’on est confronté à cette réalité sans y être préparé, c’est un véritable vertige.
CNB : Tu as tiré un livre de cette expérience, intitulé « Baston de Regards » (2018). Pourquoi avais-tu besoin de l’écrire ?
Anthony Authié : C’était une sorte de chant du cygne. J’exagère peut-être, mais c’était ça ou la dépression. Cette expérience m’avait rendu tellement malheureux que j’avais besoin de sortir ça de ma tête. Ça a commencé comme un exutoire. Je parlais de toutes ces personnes dans l’agence qui abordaient l’architecture d’une manière totalement différente de la mienne. Pour eux, c’était un simple job alimentaire ; pour moi, c’était ce qui allait définir ma vie. Ce contraste était tellement frappant… C’était intéressant de côtoyer des approches architecturales variées, mais j’avais besoin d’écrire pour comprendre ce qui m’arrivait. Au fil de l’écriture du livre, cet exercice m’a également permis de définir ce que j’avais envie de faire et d’apporter à la profession. J’ai pu exprimer ce que je souhaitais devenir dans ce vaste univers de l’architecture et les positionnements que je voulais adopter. Dans ce livre, j’ai défini bien des choses qui se sont finalement concrétisées par la suite, car j’ai tenté de poursuivre la grande ligne directrice que j’avais tracée pendant un an. Ça m’a offert un cadre pour avancer.
CNB : Ce texte, tu l’as même présenté en mémoire de fin d’année. Quelle a été la réaction du jury ?
Anthony Authié : C’était très divisé ! Ça s’est produit lors de la HMONP (ndlr : habilitation à exercer la maîtrise d'œuvre en son nom propre), qui intervient en sixième année. C’est cette certification qui permet de créer son agence sous son propre nom. Sans elle, il est impossible de s’inscrire à l’Ordre des architectes et donc de signer des plans. Le mémoire associé à la HMONP est censé démontrer notre capacité à monter une agence dès le lendemain de l’obtention du diplôme. La plupart des mémoires suivent donc un schéma assez conventionnel : ils expliquent que l’étudiant a assimilé tous les processus de création, de dialogue avec les différents acteurs du métier – entreprises, clients, collaborateurs, etc. – et s’arrêtent là. Or, moi, j’ai choisi d’écrire un roman… dans lequel je détruisais tous les acteurs de la profession. Autant dire que c’était particulier ! Cela a divisé le jury en deux camps. Une partie reconnaissait que j’étais capable de concevoir et d’avoir un regard décalé sur la discipline, mais doutait de ma capacité à monter un business. L’autre partie, au contraire, estimait que si j’étais capable de voir les choses différemment, alors j’étais tout aussi capable de créer une agence viable, justement grâce à cette singularité. J’étais très content de ce commentaire-là. On nous enseigne la création d’une agence comme une équation mathématique : applique les règles et ça fonctionnera. Mais on oublie un élément fondamental : le contenu. Peu importe à quel point ton business model est bien construit, si ton produit est mauvais, ça ne marchera pas. C’était tout l’enjeu de mon mémoire : parler de ce que j’allais produire et proposer, plutôt que de la manière dont j’allais le vendre. Car si le produit est bon, j’étais convaincu que je saurais trouver le moyen de le vendre. Les profs ont cherché à me titiller, c’était un jeu amusant. Et finalement… j’ai eu mon diplôme !

© Pauline Mugnier
CNB : Tu as également écrit un autre livre, « Muscles » , qui explore les liens entre architecture et bodybuilding. Qu’est-ce qui t’a amené à associer ces univers ?
Anthony Authié : C’est un essai que j’avais présenté à ma maison d’édition, les Éditions Parenthèses, qui m’avait demandé de le retravailler. À ce moment-là, j’ai commencé à avoir des projets et, finalement, je ne l’ai jamais vraiment fait. Chaque année, je me dis qu’il serait intéressant qu’il voie le jour. Ce livre était un projet en soi. L’idée était d’utiliser un prétexte pour explorer comment, en développant un sujet, on peut mettre en place une mécanique permettant de révéler certaines vérités sur un domaine. Mon prétexte, c’était la musculation, que je voulais mettre en parallèle avec l’architecture. Pour moi, il existe des similitudes évidentes : l’idée de sculpter l’enveloppe, de créer des excroissances visibles, de se cacher ou de se protéger derrière cette enveloppe. J’avais de nombreux éléments comparatifs de ce type. C’était mon point de départ, et en creusant ces analogies, j’ai découvert des vérités sur l’architecture auxquelles je ne m’attendais pas forcément. C’était presque un exercice de style, mais extrêmement enrichissant, car il m’a permis d’extraire une multitude d’idées sur l’architecture, l’urbanisme et l’interface entre intérieur et extérieur.
Par exemple, chez les bodybuildeurs, il existe une interface très marquée entre ce qu’ils montrent et ce qu’ils cachent, dont on ne prend pas toujours conscience. Derrière leur besoin d’exhiber un corps exagéré, il y a aussi une forme de protection : on ne sait jamais vraiment ce qui se cache derrière cette accumulation musculaire. En architecture, on retrouve cette même idée d’interface : depuis toujours, l’humain cherche à se protéger à travers l’abri, la cabane, la pyramide, et jusqu’à nos appartements, qui sont autant de refuges face à un monde extérieur souvent perçu comme menaçant, mais dans lequel nous devons évoluer. Il m’a fallu passer par ce prétexte pour déconstruire et analyser ces notions, et c’est un exercice que je trouve passionnant.
CNB : Qu’est-ce qui fait que tu as ce besoin perpétuel de questionner ta profession ?
Anthony Authié : J’ai besoin de l’interroger et de la comprendre. Je pars d’un prétexte ou d’un mot – comme tout à l’heure avec le trans-design – pour tirer le fil d’Ariane et venir bousculer ce qui se fait à un instant donné. J’aime observer comment ce prétexte interagit avec l’état actuel du monde de l’architecture. Pour moi, c’est essentiel.
CNB : Aujourd’hui, tu définis ton approche comme une « architecture narrative ». Quelles histoires souhaites-tu raconter à travers tes projets ?
Anthony Authié : J’aime raconter des fictions ! Tout a commencé avec ces livres, et ce n’est pas un hasard si j’ai choisi la forme du roman. Ce qui est étrange quand on est architecte, c’est que l’on crée des lieux dans lesquels les gens vont vivre leurs propres histoires, mais ce que l’on oublie souvent, c’est que l’architecte aussi vit une histoire au moment de la conception de ces espaces. C’est presque schizophrénique. Pendant un an, je vais m’attacher à un lieu comme s’il m’appartenait. Je finis par ne presque plus voir les clients, je suis totalement immergé dans cet espace, jour après jour. Il est donc essentiel pour moi que cette histoire ait un début et une fin, à l’image d’une fiction. Je les perçois comme des mini-pièces de théâtre qui se sont jouées à un moment donné dans ma vie, et dont j’ai été l’acteur principal. Je passe d’une pièce à l’autre. Si je ne ressens pas cette fin, l’histoire continue à me hanter. J’ai besoin de voir les choses ainsi, de structurer chaque projet comme un récit avec une conclusion claire, sinon, je suis malheureux.
CNB : La fiction est essentielle dans ta vision de l’architecture au même titre que les formes, les couleurs, et même l’humour. Quelle importance accordes-tu au jeu dans la conception de tes espaces ?
Anthony Authié : Une importance capitale ! Comme je suis très sensible et proche de mes émotions, j’ai besoin de tout ramener à une forme de jeu, à quelque chose qui me fait du bien. C’est pourquoi je passe par le jeu pour créer des formes d’architectures ludiques, dans lesquelles on s’amuse et qui donnent le sourire. Pour les imaginer, je m’appuie sur des marqueurs de l’enfance, un monde où les émotions sont plus directes et où le jeu est essentiel pour comprendre ce que l’on est en train de faire. Dans l’enfance, le jeu est la règle de l’apprentissage. En grandissant, cette dynamique se perd : chez les adultes, ce n’est plus le jeu qui nous fait avancer, mais la règle. Or, la règle est brutale, alors que le jeu est un processus organique qui permet d’apprendre de manière plus intuitive et agréable. Ce que l’on découvre par le jeu s’ancre en nous, tandis que la règle s’impose, souvent de façon rigide, ce qui nous pousse à la subir et donc à l’oublier rapidement. L’expérience que l’on retire du jeu est bien plus riche, car elle implique un engagement personnel. En jouant, on s’implique, on expérimente, et ce que l’on comprend devient une strate sur laquelle on peut se construire. C’est dans cet esprit que j’ai choisi d’aborder l’architecture.
CNB : Cette approche ludique vient aussi de ton amour pour les années 90 et 2000… Tu mélanges l’histoire des arts décoratifs avec la street culture et les jeux vidéo. Comment ces influences se traduisent-elles concrètement dans tes créations ?
Anthony Authié : Les deux notions que tu associes, la street culture et les arts décoratifs, illustrent parfaitement cette volonté de trans-design. C’est l’idée même de créer à partir d’éléments antinomiques. J’ai reçu une formation architecturale très rigoureuse, où l’on m’a enseigné à penser l’architecture selon les règles de l’art, avec comme références les grands maîtres du domaine. Mais ces bases sont entrées en collision avec ma jeunesse, avec la manière dont je me suis construit avant même de découvrir l’architecture : une adolescence passée dans les années 90 et 2000, une vie de jeune plutôt classique mais profondément amoureux de son époque. Je suis un enfant de Biarritz, j’ai grandi dehors, imprégné par le skate, le surf et toute la culture qui allait avec. À cette époque, on ne vivait pas les choses à travers un écran, on les expérimentait directement. Cette relation au monde extérieur, à cette culture vécue sans filtre, je l’ai forcément réinjectée dans mon architecture. C’est ce qui a façonné ma manière de concevoir. Aujourd’hui, même si mon travail évolue, même si mes inspirations se transforment avec le temps, la seule constante reste cette fusion entre mon enfance, son esthétique et ses micro-détails, mêlée à mes six années de formation architecturale. Je pense que ce sera toujours ma source première, parce qu’elle est inépuisable. Plus j’avance, plus des souvenirs refont surface, je les fantasme et les intègre dans mes projets.
Je suis heureux d’avoir traversé ces deux mondes, d’en être conscient, et de pouvoir les combiner pour créer quelque chose de personnel. J’ai souvent l’impression que certains architectes se sont révélés uniquement au moment de leurs études, façonnant leur esthétique à travers les référentiels qu’on leur a transmis. Je comprends cette démarche, mais j’ai toujours trouvé dommage que les dix-huit années qui précèdent l’entrée à l’école disparaissent souvent de leur travail. C’est plus difficile de sentir la vraie personnalité de l’architecte quand on ne sent pas ce qu’il a été réellement, au-delà de ce qu’il a été en tant qu'étudiant d’architecture. D’autant plus que durant ces études, on se ressemblons tous : on écoute la même chose, on partage les mêmes références, ce qui nous façonne d’une certaine manière. La vraie question, c’est : à quel moment parvient-on à sortir de ce formatage pour devenir l’architecte que l’on veut être ? Au-delà de l’architecture elle-même, ce qui me fascine, c’est l’architecte en tant qu’individu. Sa figure intime est passionnante.
CNB : Créer ta propre figure intime d’architecte, c’est ce vers quoi t’es rapidement dirigé puisqu’après ton expérience en agence, tu décides de t’émanciper. A ce moment-là, tu n’as pas de réseau établi, mais une maîtrise de la 3D, alors tu décides de jouer la carte du bluff. Peux-tu nous raconter cet épisode et les réactions qu’il a suscitées ?
Anthony Authié : En réalité, cet épisode est directement lié à l’agence dans laquelle je travaillais. J’étais dans une grande structure, mais au sein d’une petite cellule de conception, ce qui m’a permis d’être en contact direct avec le persman, celui qui réalise les perspectives pour les concours d’architecture. C’est un poste souvent externalisé, peu présent en agence, car il s’agit d’un domaine très spécifique, souvent investi par des architectes un peu geek, passionnés de 3D. Leur rôle est de créer l’image finale qui sera soumise au concours à partir des plans conçus par l’agence.
Comme je faisais partie du pôle conception, j’étais en lien direct avec cette personne. À l’époque, j’avais déjà l’idée de monter ma propre agence, et j’ai réalisé quelque chose d’assez simple, mais fondamental. On passait des mois à tout concevoir : plans, coupes, façades, matériaux… Et à la fin, on transmettait tout cela au persman, qui, en deux semaines, réalisait les perspectives finales. Et là, subitement, les soixante-dix personnes de l’agence trouvaient le projet incroyable ! Ce qui m’a frappé, c’est que le seul moment où l’architecture était réellement perçue et valorisée, c’était à travers une image… qui n’était même pas réalisée par les architectes. Alors je me suis dit que si je voulais monter mon agence et attirer l’attention, il fallait commencer par ce que lui faisait. Parce que si j’envoyais simplement des plans, personne ne s’y intéresserait. J’ai donc mûri cette réflexion et demandé à l’agence de financer une formation en 3D. Après ça, je suis devenu le persman interne de l’agence.
Ce qui m’a fasciné, c’est à quel point une image photoréaliste peut donner l’impression que tout est déjà construit. À partir de là, je me suis demandé : qu’est-ce qui m’empêche de créer mes propres projets en générant des images réalistes et en les envoyant à la presse comme s’il s’agissait de projets réels, dans l’espoir de décrocher de vrais contrats derrière ? Je suis rentré chez moi et j’ai construit une fiction dans ma tête. J’ai imaginé des contraintes, un client fictif, un quartier, un immeuble, un numéro de rue, une superficie… J’ai conçu un projet de toutes pièces, raconté une histoire autour de lui, créé des visuels, puis monté un dossier complet. Ensuite, je l’ai envoyé à une trentaine de magazines, en cherchant leurs contacts sur Internet, en leur présentant ce projet comme le tout premier de Zyva Studio. Je n’ai jamais précisé que c’était de la 3D, je jouais volontairement sur une frontière floue. Et ça a marché. Le premier à accrocher a été Domus, qui a publié mon projet sans jamais mentionner qu’il était fictif. Peu après, un vrai client m’a approché, et je lui ai présenté ce fameux exemple. Il a été séduit et m’a confié mon premier projet réel. C’était complètement fou, parce que tout est parti d’une simple intuition… et d’un peu de culot !
CNB : En parallèle, tu t’es rapproché de la designer et illustratrice Charlotte Taylor pendant le confinement, pour créer le projet « La Villa Ortizet », qui a fait le buzz sur les réseaux sociaux. Selon toi, qu’est-ce qui a fait le succès de ce projet ?
Anthony Authié : J’espère que c’est le contenu qui a plu, et pas seulement la manière dont il a été marketé ! Je pense que l’architecture était suffisamment intéressante pour capter l’attention des gens. C’était aussi un moment particulier, en plein confinement, où beaucoup avaient besoin de s’évader et de rêver. À cette période, un véritable mouvement s’est développé autour des artistes 3D, qui créaient ce qu’ils appelaient des dreamscapes : des espaces imaginaires, proches de notre réalité, mais qui donnaient l’impression d’être ailleurs. Charlotte était très impliquée dans ce mouvement. J’avais vu qu’elle multipliait les collaborations avec des artistes 3D et je me suis dit que je devais absolument rendre mon travail visible pour attirer des projets. Je l’ai donc contactée au culot, et elle a tout de suite été partante. On a commencé à travailler sur un espace, et c’était une expérience incroyable, car elle possède une esthétique très marquée – avec des tons beiges et des textures lisses – mais elle m’a laissé énormément de liberté. La maison s’appelle La Villa Ortizet, du nom du village de mon grand-père, et regorge de références personnelles. Par exemple, dans la chambre, le lit est niché sous une immense arche rocailleuse inspirée de La Porte des Fées, une véritable formation rocheuse dans son village. Elle est composée de trois pierres, dont l’une repose en équilibre sur un point de contact, sans que l’on comprenne réellement comment elle tient. Une légende entoure cette structure, et j’adorais l’idée de l’intégrer à mon projet. J’étais ravi qu’elle me laisse raconter mon histoire. Encore une fois, c’est un souvenir d’enfance que j’ai mis en lumière à travers l’architecture.
La Villa Ortizet © Zyva Studio et Charlotte Taylor
CNB : Tu as également exploré l’univers des NFT et du digital design avec des objets conceptuels. Comment vois-tu l’évolution de l’architecture à l’ère du digital ?
Anthony Authié : On est obligés de passer par le digital pour visualiser ce qu’on aura derrière. Aujourd’hui, les clients n’arrivent pas à se projeter si on leur présente juste des plans. Cette approche a pu fonctionner à une époque où l’on acceptait un certain temps d’attente et où l’immédiateté n’était pas une exigence. Mais aujourd’hui, nous vivons dans un monde dominé par l’image et le tout, tout de suite. Si l’on ne propose pas une image concrète à un client, il ne pourra pas se l’approprier, et donc ne l’achètera pas. C’est inévitable. Or, lorsqu’un projet n’a pas encore été construit, le digital est pratiquement le seul moyen de le matérialiser visuellement. Déjà, rien que pour ça, c’est une nécessité.
Mais au-delà de cette contrainte, ce qui est fascinant – et que j’ai moi-même expérimenté – c’est que le digital ouvre un champ de possibilités infinies. C’est un univers affranchi de toutes les contraintes physiques de l’architecture réelle : pas de gravité, pas de limites budgétaires, pas d’obligation de respecter un matériau suivant telle ou telle forme. La roche peut adopter des courbes improbables, le bois peut se transformer en structure stridente… Tout devient plus simple, plus rapide, et donc plus propice à l’expérimentation. D’un point de vue méthodologique, si l’ambition est d’explorer de nouvelles formes, le digital est un outil extraordinaire. Je me souviens d’une discussion avec un fashion designer spécialisé dans la conception de vêtements en 3D. Il me racontait à quel point cette technologie avait révolutionné sa pratique : dans la mode, créer un prototype physique coûte extrêmement cher, et il faut parfois en produire une dizaine avant d’aboutir à la version finale d’un vêtement. C’est un processus qui peut rapidement devenir hors de prix. En travaillant avec des patrons et des prototypes en 3D, il gagne du temps et optimise ses coûts. C’est exactement la même logique dans l’architecture et le design. On évolue dans un monde où tout doit aller vite, et lorsqu’on lance une agence, la rentabilité est une donnée clé. De ce point de vue, le digital est un atout formidable.
CNB : Pour autant, ce que vous proposez par le digital doit être applicable dans la réalité…
Anthony Authié : Oui, il faut que ce soit tangible mais ce qui est intéressant c’est que lorsqu’on vit une vie schizophrénique entre digital et réel, c’est que l’expérimentation dans le monde numérique finit par influencer la création dans le monde physique. Même si l’on ne cherche pas à en faire un mime, on peut y intégrer des caractéristiques fortes qui font évoluer ce que l’on aurait conçu en se basant uniquement sur les contraintes du réel. C’est une idée un peu particulière à formuler, mais quand on travaille dans ces deux univers parallèles, un dialogue s’installe forcément entre eux. Cette passerelle permet d’explorer de nouvelles directions, d’enrichir les projets d’une dimension supplémentaire. Si l’on reste ancré uniquement dans l’un des deux mondes, on tourne en rond, on fonctionne en vase clos. C’est au moment où ces deux réalités interagissent que se crée une frontière subtile, un espace hybride qui ouvre la voie à de nouvelles choses.
CNB : Ce qui t’inspire aussi, c’est la mode. En quoi est-ce qu’elle influence ton travail ?
Anthony Authié : Je trouve que la mode reste un domaine d’avant-garde, qui évolue plus rapidement que d’autres et dans lequel on peut puiser de nombreuses idées. Elle fonctionne d’une manière très proche de l’architecture et du design : c’est un travail sur la matérialité, la forme, l’enveloppe et la couleur. C’est précisément pour cela que je considère la mode comme une source d’inspiration précieuse.

© IKEA & ZYVA STUDIO : Wake up! It's time to Sleep*, 2024.
CNB : Toi-même, tu joues avec la mode. Parfois, tu vas même jusqu’à t’habiller en harmonie avec tes projets. Tu as su construire une véritable identité, très colorée, futuriste, loin de l’image habituelle de l’architecte aux couleurs sobres et épurées. En quoi est-ce important pour toi de créer ce personnage ?
Anthony Authié : C’est essentiel pour une raison précise : dans chaque projet, mon ambition est de créer une sorte de décor de théâtre. Or, pour qu’une pièce se joue, il faut des acteurs. Ces acteurs, ce sont le mobilier, mais aussi les personnes qui habitent l’espace. Si l’on veut plonger pleinement dans l’histoire de cette pièce, les acteurs doivent correspondre à la mise en scène. C’est pour cette raison que les mobiliers vont avec l'architecture mise en place et que les personnes vont avec l’histoire qui est en train de se raconter. Dans un film, les costumes sont choisis pour s’accorder à la narration. De la même manière, j’ai besoin de revêtir un costume qui s’inscrit dans l’univers que je crée, comme si j’étais moi-même un personnage de cette histoire en construction. C’est pour cela que j’ai tendance à me déguiser, en quelque sorte. Endosser ce rôle le temps d’une séance photo me permet de clôturer symboliquement un projet. C’est un processus fondamental pour moi : je deviens à la fois un personnage évoluant dans l’espace que j’ai conçu, et un élément de cet espace lui-même. D’ailleurs, comme j’aime personnifier certains éléments du mobilier – parfois de manière littérale, en leur donnant des yeux et des bouches –, il y a une forme de réciprocité dans cette mise en scène. Moi, dans l’architecture que je crée, je finis par devenir un meuble. Mes mobiliers deviennent des personnages, et moi, un élément de mobilier. C’est un écosystème singulier, presque vivant, qui permet de faire exister l’architecture autrement, en lui insufflant une dimension narrative et ludique.
CNB : Tu as récemment travaillé sur l’appartement de Myd, le bureau de Panayotis Pascot, et l’appartement de Squeezie, qui inclut un studio de stream avec une forte image publique. Comment conçois-tu des lieux qui incarnent pleinement l’identité publique de leurs occupants ?
Anthony Authié : C’est d’abord beaucoup de discussions avec le client, mais il m’est aussi souvent laissé une certaine carte blanche. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas tant l’image que le client renvoie au public, mais plutôt ce qu’il fait en lien avec ce public. Pour Myd, par exemple, je ne voulais pas concevoir un espace qui lui ressemble, mais plutôt un espace qui reflète sa musique, car c’est ce qui le définit réellement à mes yeux. En échangeant avec lui sur son univers sonore, ce qui en est ressorti, c’est un aspect jovial, ludique et rythmé. C’est à partir de cette idée que nous avons conçu différents espaces colorés, comme si c’était des notes de musique. Chaque note est représentée par un espace monochrome, conçu de manière à être immédiatement identifiable. Ensuite, ces espaces sont juxtaposés, chacun correspondant à une note et à une couleur spécifique. Lorsqu’on perçoit l’ensemble de l’espace, il devient une musique avec un rythme défini par rapport au pourcentage de la couleur qu’on associe à un espace.
© Le studio de Squeezie et de Myd par Anthony Authié, fondateur de Zyva Studio © Yohann Fontaine
CNB : Pour autant, est-ce que tu choisis tes clients par rapport à l’histoire qu’ils ont à raconter ?
Anthony Authié : C’est toujours mieux d’avoir une vraie vision artistique derrière un projet, mais il y a aussi une réalité économique que je ne peux pas nier. Je ne suis pas encore à un stade où je peux choisir mes clients librement. Le seul cas où je refuserais un projet, c’est si un client vient me voir avec une idée très précise qui n’a absolument rien à voir avec ce que je fais. C’est assez simple à expliquer : c’est comme si quelqu’un qui s’habille exclusivement en Ralph Lauren demandait au directeur artistique de Moschino de lui créer une pièce ressemblant à du Ralph Lauren. Ça ne fonctionnerait pas ! Il lui ferait une robe Bob l’Éponge à la place ! [rires] Je crois profondément en la valeur du directeur artistique, et il est essentiel de respecter ça. C’est un dialogue entre deux personnes et pas qu’une relation de client à exécutant. C’est une relation de vision artistique à client et c’est important de remettre la valeur des choses, surtout dans le milieu de l’architecture où cette notion a été largement affaiblie.
Aujourd’hui, la façon dont nous présentons notre travail et dont nous nous positionnons en tant qu’architectes s’est appauvrie. Trop souvent, on accepte d’être de simples exécutants. Pourtant, si l’on regarde l’époque du Mouvement Moderne – même si je peux être très critique sur son esthétique –, sur le plan théorique, il y avait une véritable volonté et un engagement de l’architecte à imposer une vision et à tenter de changer les choses. À cette époque, l’équilibre entre la personne qui commandait un projet et celle qui le concevait était bien plus respecté qu’aujourd’hui. Je ne sais pas exactement ce qui a provoqué cet appauvrissement. Peut-être est-ce le système économique qui pousse les architectes à accepter tout par nécessité financière ? Mais si cette dynamique perdure, c’est la mort du métier. C’est pourquoi il est crucial de remettre la valeur de la création au centre du discours et que les clients le comprennent.
CNB : Tu parlais de ta prédilection pour les espaces immersifs et l’utilisation de couleurs, notamment des monochromes neutres. Peux-tu nous en dire plus sur cette approche chromatique et son impact sensoriel ?
Anthony Authié : Aujourd’hui, dans la vision contemporaine de l’architecture, on a tendance à faire une distinction très forte entre les horizontales et les verticales : le sol est traité d’une manière, les murs d’une autre, et le plafond encore différemment. Pourtant, lorsque l’on adopte un traitement uniforme pour l’ensemble de l’espace, cette distinction disparaît. On ne perçoit plus vraiment ce qui relève du sol, du mur ou du plafond. Tout pourrait être inversé que l’espace resterait sensiblement le même. Cette perte de repères crée une forme d’espace cocoon et perturbe la perception du déambulateur. Ce qui m’intéresse ici, c’est la remise en question de nos définitions spatiales : pourquoi considère-t-on le plafond uniquement comme un plafond, alors qu’on pourrait le voir comme un sol inversé ? Pourquoi traite-t-on ces deux surfaces de manière si différente alors qu’elles sont, en fin de compte, deux grandes plaques horizontales qui se font face ? C’est un peu comme un sablier : si on le retourne, la structure reste la même. Pourtant, on a figé ces éléments dans des fonctions bien définies, presque rigides. Le plafond doit être un plafond. Mais est-ce vraiment une évidence ? En utilisant des traitements monochromatiques dans mes espaces, j’essaie précisément de questionner ces conventions et d’explorer de nouvelles manières d’habiter et de percevoir l’architecture.
CNB : Penses-tu que la couleur et les textures jouent un rôle psychologique sur les usagers de tes espaces ?
Anthony Authié : Bien sûr ! J’accorde une attention particulière aux couleurs que j’utilise. D’une manière générale, je pense que cela se reflète aussi dans la vie quotidienne. Prenons un exemple naïf : en hiver tout le monde est déprimé, alors qu’en été, tout le monde est heureux. À mes yeux, il y a une raison évidente à cela : la couleur du ciel. En hiver, le ciel est gris, et lorsqu’on y ajoute un urbanisme majoritairement gris lui aussi, on se retrouve plongé dans une ambiance monotone, c’est triste. Dès que le soleil revient, la clarté et le bleu du ciel apportent immédiatement une sensation de bien-être. C’est une observation universelle. À partir de là, le constat est simple : la couleur fait du bien. Un autre élément m’a particulièrement marqué lorsque je travaillais en agence et que je me rendais sur les chantiers. En architecture, chaque corps de métier utilise un langage propre pour se repérer et identifier ses éléments, et ce langage passe par la couleur. Par exemple, un électricien va marquer ses gaines en rose fluo pour signaler que cela lui appartient et que le plombier n’y touche pas. J’ai trouvé fascinant que, même dans un univers aussi codifié et cloisonné que le chantier, où les métiers sont souvent très distincts, on parvienne tout de même à structurer les choses à travers une codification colorimétrique.
C’est cette approche que j’ai voulu transposer dans mes espaces. Les cloisons traditionnelles entre les espaces me dérangent, alors j’essaie de concevoir des espaces les plus ouverts possibles. Pour autant, il est essentiel d’identifier leurs fonctions, comme la distinction entre une chambre et une cuisine, par exemple. Plutôt que de cloisonner, j’utilise des couleurs différentes pour signaler ces espaces tout en préservant une ouverture complète. Je trouve que ça fonctionne bien, tant d’un point de vue esthétique que pratique au quotidien. C’est ainsi que j’ai développé ma manière d’utiliser la couleur en architecture.
CNB : Tu parlais d’urbanisme. Selon toi, est-ce qu’il faudrait repenser nos espaces urbains ?
Anthony Authié : Les espaces doivent constamment être repensés, car les usages qu’on en fait évoluent. Si la société change, alors les lieux dans lesquels elle évolue doivent s’adapter en conséquence. Je crois aussi que les espaces ont un impact sur la manière dont la société elle-même progresse, ce qui rend leur conception d’autant plus cruciale. Si l’on estime que la société ne va pas dans la bonne direction, il peut être pertinent de repenser les espaces qu’elle occupe pour l’orienter différemment. C’est une échelle d’intervention que je n’explore pas forcément aujourd’hui, mais qui pourrait m’intéresser. Ça soulève d’autres questions, demande du temps, mais pourquoi pas ! Jusqu’ici, je me suis principalement orienté vers la petite échelle, et j’adore ça. Mais je suis convaincu qu’à un moment donné, j’aurai envie de dézoomer, d’élargir ma perspective pour comprendre comment ces différentes échelles s’imbriquent entre elles.
CNB : Comment vois-tu l’évolution de ton style à l’avenir ? As-tu envie d’explorer d’autres esthétiques ou techniques ?
Anthony Authié : Toujours ! En ce moment, je suis complètement plongé dans l’exploration de l’enfance. Je régresse même progressivement à travers ses différentes étapes, que j’ai envie d’explorer une à une. J’ai longtemps été focalisé sur l’adolescence, et aujourd’hui, je remonte encore plus loin, vers des états de jeunesse dont je n’ai plus de souvenirs précis, mais que j’essaie de faire émerger sous forme de flashs et d’images. Plus concrètement, je m’intéresse actuellement aux objets du quotidien utilisés par les adultes, mais que l’on perçoit comme durs, dangereux ou chargés d’une histoire sombre. Ces objets qui suscitent la peur et jouent sur une certaine noirceur. Mon idée est de les réinterpréter avec le regard d’un enfant de cinq ans, pour leur redonner une forme de clarté et de douceur. Par exemple, je suis en train de concevoir un piège à loup… qui ne fait pas mal. C’est la même démarche que lorsque j’ai travaillé sur l’idée de la ronce. J’étais parti de cette sensation enfantine : l’envie de cueillir une ronce sans savoir qu’elle pique. J’ai cherché à la retranscrire telle qu’un enfant aimerait la voir, et telle que je la perçois moi-même aujourd’hui : plus ronde, plus douce, presque inoffensive.
CNB : Quelle est ta vision de l’architecture d’aujourd’hui et de demain ?
Anthony Authié : C’est une vision à la fois chaotique et sublime. Je dis cela en pensant au livre de l’architecte italien Massimiliano Fuksas, Chaos sublime, que j’aime beaucoup. Ce livre explore la beauté, l’accumulation des strates, des expériences, et l’idée d’accepter que les choses ne se ressemblent pas nécessairement d’une année à l’autre, mais qu’elles cohabitent malgré tout. C’est une approche qui me parle énormément. En architecture, on nous enseigne souvent la tabula rasa, l’idée de repartir de zéro pour créer une utopie parfaite, un monde homogène et uniforme. L’architecture haussmannienne en est l’un des résultats, et Le Corbusier, lui, voulait la raser pour y ériger des tours. Mais je ne crois pas en cette théorie. J’aime l’idée que tout soit différent, que l’on puisse être surpris et émerveillé en se promenant dans la rue. Cet étonnement est, selon moi, essentiel et doit être encouragé, car c’est lui qui crée la véritable poésie urbaine aujourd’hui. Ce n’est pas en concevant des espaces uniformes, pensés selon des règles strictes, que l’on nourrit cette poésie. Pour moi, l'architecture de demain est poétique et pour qu'elle le soit, il faut qu’elle soit plus chaotique.
CNB : Si tu avais carte blanche pour réaliser un projet totalement libre et expérimental, à quoi ressemblerait-il ?
Anthony Authié : À Disneyland ! Ce serait comme un immense parc d’attractions, un lieu où l’on entre pour être transporté ailleurs. Un espace de fantasmes, de désirs et de luxure…
Une chose est sûre, Anthony Authié n’a pas fini de jouer avec l’espace et de réinventer les codes. Parmi ses nombreux projets à venir, deux se démarquent particulièrement : un comedy club imaginé pour Artus et l’aménagement du nouveau QG parisien de Gentle Mates, le collectif esport fondé par Squeezie, Gotaga et Brawks. Deux terrains de jeu grandeur nature où il continuera d’insuffler son sens du récit, du détail et de l’immersion, repoussant encore les frontières entre architecture et expérience sensorielle.
Car plus qu’un simple décor, son architecture agit comme une madeleine de Proust, ravivant l’émerveillement de l’enfance et laissant derrière elle bien plus que des lieux : des souvenirs à habiter.
🎥 Rendez-vous dimanche pour une immersion exclusive dans son studio avec une vidéo inédite sur notre chaine Youtube !

© Pauline Mugnier